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Lundi 9 mai 2005

Nos amis de Sjötorp se dirent qu’il était grand temps de sauter dans le car et de filer. Mais, auparavant, ils avaient un certain nombre de problèmes à régler.

Mabelle enfila un imperméable à capuche et des gants de vaisselle, et brancha le tuyau d’arrosage pour rincer le corps du type que Sonja avait écrasé avec son derrière. Elle commença par lui enlever le revolver qu’il avait dans la main droite et le posa sur la véranda, où elle l’oublia ensuite. Elle avait dirigé le canon du pistolet vers un grand pin, car on ne savait jamais quand ces trucs-là se mettaient à tirer.

Lorsque le cadavre de Hinken fut débarrassé des excréments de l’éléphante, Julius et Benny l’installèrent sous la banquette arrière de sa Ford Mustang. Il aurait dû y être à l’étroit, mais, après ce qui lui était arrivé, il avait considérablement diminué de volume.

Julius partit au volant de la voiture du voyou, suivi par Benny qui conduisait la Passat de Mabelle. L’idée était de dénicher un endroit désert à une distance raisonnable de Sjötorp, d’arroser la voiture d’essence et d’y mettre le feu comme l’auraient fait de vrais gangsters.

Il fallait donc un bidon d’essence. Julius et Benny s’arrêtèrent à Braäs dans une station sur Sjösåsvägen. Benny en profita pour aller aux toilettes et Julius pour acheter quelques friandises.

Une Ford Mustang neuve avec un moteur V8 en ligne et trois cents chevaux devant un garage à Braås attire à peu près autant l’attention qu’un Bœing 747 garé sur Sveavägen à Stockholm. Il ne fallut pas plus d’une seconde au petit frère de Hinken et à l’un de ses collègues du gang The Violence pour saisir l’occasion. Le petit frère sauta dans la Mustang pendant que son collègue occupait le propriétaire présumé au rayon confiserie de la station-service. Quelle prise ! Et quel crétin ! Il avait même laissé les clés sur le contact !

Quand Benny et Julius ressortirent, l’un avec un bidon vide, l’autre avec un journal sous le bras et la bouche pleine de bonbons, la Mustang avait disparu.

— Dis donc, je ne m’étais pas garé ici ?

— Si, tu t’étais garé là.

— Est-ce qu’on a un problème alors ?

— Oui, on a un problème.

Ils montèrent dans la Passat, qui, elle, n’avait pas été volée, et retournèrent à Sjötorp. Le bidon vide l’était toujours. Et ça n’avait plus vraiment d’importance.

 

La Mustang était noire avec deux lignes aérodynamiques jaune clair sur le toit. Un vrai bijou avec lequel le petit frère de Hinken et ses camarades allaient se faire un joli paquet de fric. Cinq minutes après ce vol improvisé, le véhicule était déjà planqué dans le garage de The Violence.

Dès le lendemain, elle avait de nouvelles plaques et le petit frère l’avait confiée à un de ses complices qui la conduirait à son associé de Riga et rentrerait en bateau. En général, les véhicules, redevenus des voitures d’importation privée tout à fait légales en passant par le Lettland, étaient revendus ensuite à un membre de l’organisation avec une nouvelle carte grise.

Cette fois, les choses se passèrent différemment, car la Mustang suédoise entreposée dans le garage de Ziepniekkalns dans la banlieue de Riga se mit à sentir abominablement mauvais. Le garagiste découvrit alors le cadavre sous la banquette arrière. Il jura comme un charretier, arracha toutes les plaques et effaça tout ce qui pouvait permettre d’identifier la voiture. Ensuite, il vandalisa ce qui au départ était un très beau modèle de Ford Mustang, jusqu’à lui enlever toute valeur marchande. Pour finir, il soudoya le ferrailleur local avec quatre bouteilles de vin. L’épave fut broyée, et le cadavre avec.

 

Nos amis de Sjötorp étaient prêts à partir. Que la Mustang contenant le corps ait été volée était bien sûr préoccupant, mais, comme disait Allan, les choses sont ce qu’elles sont et seront ce qu’elles seront. Il y avait peu de risques que les voleurs préviennent les flics. Tenir la police à distance était dans la nature profonde d’un voleur de voitures.

Il était 17 h 30 et il valait mieux partir pendant qu’il faisait jour. Le car était large et les routes étroites et sinueuses.

Sonja était déjà embarquée dans son box sur roues, et toute trace de sa présence à la ferme avait été soigneusement effacée. Ils laissèrent sur place la Mercedes de Benny et la Passat ; aucun des deux véhicules n’avait été mêlé à quoi que ce soit d’illégal, et qu’en auraient-ils fait de toute façon ?

Enfin, ils se mirent en route. Mabelle avait pensé que ce serait elle qui prendrait le volant ; conduire un car ne lui faisait pas peur. Mais Benny était presque chauffeur routier et il avait tous les permis possibles et imaginables. On lui laissa le volant. Ils étaient déjà suffisamment dans l’illégalité comme cela.

Arrivé à la boîte aux lettres, Benny tourna à gauche, s’éloignant ainsi de Braås et de Rottne. D’après Mabelle, en passant par là, après quelques kilomètres un peu tortueux sur des chemins gravillonnés, ils devraient atteindre la ville d’Åby, et la nationale 30 qui passe au sud de Lammhult. Ils y seraient dans une demi-heure environ. Ne serait-ce pas une bonne idée d’utiliser ce laps de temps pour discuter de ce qu’ils allaient faire ensuite ?

 

Quatre heures auparavant, le Chef attendait avec impatience le seul de ses assistants à n’avoir pas encore disparu. Aussitôt que Caracas serait revenu, ils partiraient tous les deux vers le sud, mais sans moto et sans blouson du club. Ils avaient intérêt à faire profil bas.

De toute façon, ces derniers temps, le Chef avait commencé à remettre en question sa stratégie du port du blouson de motard avec l’inscription Never Again dans le dos. À l’origine, il avait voulu créer une identité et un sentiment d’appartenance, et également donner au gang une image extérieure qui inspirerait le respect. Mais ils étaient beaucoup moins nombreux dans cette organisation que prévu et à quatre, avec Bulten, Hinken et Caracas, la cohésion se faisait sans porter l’uniforme. Et puis les activités du groupe avaient pris une direction qui nécessitait plutôt de se faire oublier que d’être facilement identifiable. Au nom de la discrétion, le Chef avait dit à Bulten de se rendre en train à Malmköping pour effectuer la transaction, mais de porter le blouson du club avec l’inscription Never Again, pour signifier clairement au Russe à qui il avait affaire, s’il avait eu des velléités de chercher les embrouilles.

Maintenant Bulten s’était fait la belle… ou il lui était arrivé quelque chose. Et sur le dos il portait une inscription qui disait « Si vous avez un souci, appelez le Chef ! ».

Merde ! se disait le Chef. Quand cette affaire serait réglée, ils brûleraient ces fichus blousons. Mais où était passé Caracas ? Il fallait partir, maintenant !

Caracas débarqua huit minutes plus tard avec pour seule excuse le fait qu’il était allé acheter de la pastèque.

— Excellent et très désaltérant, expliqua Caracas.

— Excellent et très désaltérant ? La moitié de notre gang est en cavale avec un pactole de cinquante millions de couronnes, et toi tu vas acheter un fruit ?

— Pas un fruit, un légume. Une cucurbitacée, en fait.

Cette dernière remarque eut raison de la patience du Chef, qui attrapa la pastèque et la fit exploser sur la tête du pauvre Caracas. Du coup, celui-ci se mit à pleurer et annonça qu’il allait tout plaquer. Depuis la disparition de Bulten et de Hinken, le Chef n’avait pas arrêté de l’engueuler, comme si c’était sa faute à lui si tout ça était arrivé ! Il en avait marre, le Chef n’avait qu’à se débrouiller tout seul, Caracas allait appeler un taxi, se faire conduire à l’aéroport d’Arlanda et prendre le premier avion pour… Caracas. Là-bas au moins, on l’appellerait par son vrai nom.

— ¡ Vete a la mierda ! pleurnicha Caracas en partant.

 

Le Chef poussa un gros soupir. Cette histoire devenait de plus en plus embrouillée. Pour commencer, Bulten avait disparu, et le Chef avait passé ses nerfs sur Hinken et Caracas. Puis Hinken avait disparu à son tour, et il devait bien admettre qu’il avait déversé une bonne partie de sa bile sur Caracas. Ensuite Caracas était parti… acheter de la pastèque. Et le Chef reconnaissait volontiers qu’il s’était montré excessif et qu’il n’aurait jamais dû jeter la cucurbitacée à la tête de Caracas.

Maintenant il était tout seul pour retrouver… Qu’est-ce qu’il cherchait, d’ailleurs ? Bulten ? Est-ce que Bulten était parti avec la valise ? Avait-il été assez stupide pour faire une chose pareille ? Et Hinken ? Où était-il passé, celui-là ?

Le Chef partit en trombe dans sa BMW X5 dernier modèle qu’il conduisait toujours beaucoup trop vite. Dans la voiture de police banalisée qui l’avait pris en filature, les agents eurent tout le temps de surveiller sa conduite au cours des trois cents kilomètres que dura le trajet jusque dans le Småland. Ils calculèrent que l’homme au volant de la BMW ne récupérerait pas son permis avant quatre cents ans, si l’on devait retenir contre lui toutes les infractions au code de la route qu’il avait commises, ce que l’on ne ferait sans doute jamais.

Ils arrivèrent assez vite à Åseda, où l’inspecteur Aronsson prit la relève de ses collègues de Stockholm après les avoir chaleureusement remerciés et leur avoir affirmé qu’il s’en sortirait sans eux.

Grâce au GPS installé dans la BMW, le Chef n’eut aucun mal à trouver sa route jusqu’à Sjötorp. Plus il approchait du but, plus il était impatient. Sa vitesse, déjà importante, augmenta tant que l’inspecteur Aronsson ne réussit plus à le suivre. Il avait gardé une certaine distance pour que Per-Gunnar Gerdin ne s’aperçoive pas qu’on le filait, mais à présent il ne parvenait à le voir à l’horizon que sur les très longues lignes droites… et au bout d’un moment il ne le vit plus du tout.

Où Gerdin était-il passé ? Il avait dû tourner quelque part ! Aronsson ralentit, essuya son front couvert de sueur et commença à s’inquiéter.

Il y avait un embranchement à gauche, l’avait-il pris ? Ou bien avait-il continué tout droit vers Rottne ? Dans cette direction, la route était jalonnée de dos-d’âne, ce qui aurait normalement dû permettre à Aronsson de le rattraper ! À moins qu’il n’ait tourné juste avant.

Oui, c’était forcément ce qui s’était produit. Aronsson fit demi-tour et bifurqua là où il pensait que Gerdin venait de tourner. À présent, il s’agissait de garder l’œil ouvert, et le bon, car si Gerdin avait vraiment pris ce chemin, la destination finale était proche.

 

Quand le GPS lui indiqua soudain de tourner dans un chemin de terre et qu’il dut réduire sa vitesse de cent quatre-vingts à vingt kilomètres-heure, le Chef faillit s’y engager en dérapage contrôlé. Il n’était plus qu’à trois kilomètres sept cents de son but.

À deux cents mètres de la boîte aux lettres de Sjötorp, il y avait un dernier virage et le Chef vit alors l’arrière d’un gros autocar qui sortait apparemment de l’allée qu’il était supposé prendre. Que faire ? Qui y avait-il à bord de ce car ? Et qui était resté à Sjötorp ?

Le Chef décida de laisser filer l’autocar. Il prit l’allée, qui serpentait jusqu’à une cour de ferme. De part et d’autre de cette cour, il vit une maison d’habitation, une grange et un hangar à bateaux qui avait connu des jours meilleurs.

Il ne repéra ni Hinken, ni Bulten, ni vieillard, ni bonne femme rousse, et malheureusement aucune valise grise à roulettes.

Le Chef consacra encore quelques minutes à visiter les lieux. L’endroit était visiblement désert, mais deux voitures étaient garées derrière la grange : une Volkswagen Passat rouge et une Mercedes gris métallisé.

Il était à la bonne adresse, cela ne faisait aucun doute, mais il arrivait peut-être quelques minutes trop tard.

Il se lança à la poursuite du car. Trois ou quatre minutes d’avance sur un chemin de terre en zigzag : il le rattraperait sans problème.

Le Chef reprit la route en sens inverse et tourna à gauche en arrivant à la boîte aux lettres, exactement comme le car l’avait fait. Ensuite Gerdin mit les gaz et disparut dans un nuage de poussière. Il ne remarqua pas la Volvo qui arrivait au même moment du côté opposé.

L’inspecteur Aronsson fut content d’avoir retrouvé la trace de Gerdin, mais quand il vit à quelle allure ce dernier lançait son engin de mort à quatre roues sur le chemin, il perdit courage à nouveau. Il n’avait pas la moindre chance de le rejoindre. Il se dit qu’il ferait aussi bien de jeter un petit coup d’œil à cet endroit… Sjötorp, donc… où Gerdin était venu et d’où il était reparti… et qui appartenait, si l’on en croyait le nom sur la boîte aux lettres, à une certaine Gunilla Björklund.

— Je ne serais pas étonné si tu étais rousse, Gunilla, dit l’inspecteur Aronsson.

Il gara sa Volvo au même endroit que la Ford Mustang de Henrik Hultén, alias Hinken, neuf heures plus tôt et que la BMW de Per-Gunnar, dit « le Chef », quelques minutes auparavant.

Il constata, comme l’avait fait le Chef avant lui, que Sjötorp était désert, mais il consacra plus de temps à la recherche d’éventuels indices. Il trouva d’abord dans la cuisine un journal daté du jour même, ainsi qu’un certain nombre de légumes frais dans le réfrigérateur. Les habitants de la maison venaient donc de partir. Il vit lui aussi la Mercedes grise et la Passat rouge derrière la grange. Il avait beaucoup entendu parler de la première et supposa que l’autre appartenait à Gunilla Björklund.

L’inspecteur Aronsson trouva encore deux indices intéressants. Le premier était un revolver qui traînait au bout de la véranda en bois devant la maison. Que faisait-il là ? Et quelles empreintes allait-on trouver dessus ? Il paria sur Hultén et glissa précautionneusement l’objet dans une poche en plastique.

En repartant, Aronsson fit une deuxième découverte dans la boîte aux lettres : l’attestation de changement de propriétaire d’un Scania K113, modèle 1992.

— Vous ne seriez pas partis faire un tour en car, par hasard ?

 

L’autocar aménagé zigzaguait lentement sur le chemin. La BMW ne mit pas très longtemps à lui coller au train. Mais, sur la route étroite, le Chef n’avait d’autre choix que de rester derrière à se demander quels passagers il transportait, et si par hasard ceux-ci ne seraient pas en possession d’une valise grise à roulettes.

Inconscients du danger, nos amis faisaient des projets, et ils venaient de se mettre d’accord pour trouver une planque et se faire oublier pendant quelques semaines. C’était déjà ce qu’ils pensaient faire à Sjötorp, avant de recevoir la visite imprévue et désagréable du type sur lequel Sonja s’était assise.

Malheureusement, Allan, Julius, Benny et Mabelle avaient en commun une absence quasi totale d’amis ou de relations susceptibles d’accueillir à bras ouverts un autocar plein de gens et d’animaux de leur espèce.

Allan avait l’excuse d’avoir cent ans et d’avoir perdu tous ses amis en cours de route, de mort plus ou moins violente. Et, disait-il, ils seraient sans doute morts de vieillesse aujourd’hui, de toute façon. Il n’était pas donné à tout le monde de survivre à tout, éternellement.

Julius était plutôt spécialisé dans l’art de se faire des ennemis, mais il précisa qu’il se sentait prêt à construire une relation d’amitié durable avec Allan, Benny et Mabelle, ce qui ne résolvait pas leur problème immédiat, il voulait bien en convenir.

Mabelle admit être devenue assez sauvage pendant les années qui avaient suivi son divorce, et le fait qu’un éléphant clandestin soit venu s’installer chez elle n’avait pas favorisé ses relations avec l’extérieur. Elle ne voyait pas du tout à qui elle pourrait demander de l’aide.

Il restait Benny. Lui avait un frère. Un frère très en colère. Peut-être le frère le plus fäché du monde.

Julius demanda si par hasard il ne serait pas possible d’amadouer le frère en question avec de l’argent, et Benny s’illumina. Mais bien sûr, ils avaient des millions dans la valise ! Bosse ne se laisserait pas corrompre, car il était encore plus orgueilleux que cupide. Mais c’était une question de sémantique. Et Benny avait trouvé la solution. Il allait proposer à son frère de réparer le mal qu’il lui avait fait toutes ces années.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Benny eut à peine le temps de se présenter au téléphone que déjà son frère lui répondait qu’il avait un fusil chargé et qu’il était le bienvenu s’il avait envie de recevoir une décharge de chevrotine dans le cul.

Cette perspective n’enchantait pas Benny outre mesure, mais il viendrait quand même, avec quelques amis à lui, car il souhaitait régler le différend financier qui les opposait depuis quelque temps. Il y avait eu, de toute évidence, une légère disproportion dans le partage de l’héritage de leur oncle Frasse.

Bosse demanda à son petit frère de remballer ses grandes phrases et alla droit au but :

— Tu as combien sur toi ?

— Que dirais-tu de trois millions de couronnes ?

Bosse resta muet pendant un petit moment. Il connaissait assez son frère pour savoir que Benny ne l’appellerait pas pour plaisanter sur un sujet pareil. Son petit frère avait tout simplement touché le jackpot ! Trois millions ! Fantastique ! Mais… qui ne risque rien n’a rien.

— Et toi, que dirais-tu de quatre ?

Comme Benny avait décidé une bonne fois pour toutes de ne plus se laisser manipuler par son grand frère, il répondit :

— On peut aussi aller à l’hôtel, si c’est trop de dérangement pour toi.

À cela, Bosse répondit que son petit frère ne le dérangeait jamais. Benny et ses amis pouvaient venir quand ils voulaient, et si Benny voulait enterrer une vieille querelle avec trois millions de couronnes, ou trois et demi s’il préférait, il n’y voyait pas d’inconvénient.

Il expliqua à Benny comment arriver jusque chez lui et ajouta qu’il les attendait dans quelques heures.

Tout semblait s’arranger pour le mieux. Et la route était à présent à la fois droite et large.

C’était ce que le Chef attendait pour agir. Il y avait dix minutes qu’il lambinait derrière l’autocar avec son ordinateur de bord qui lui réclamait de faire le plein. Gerdin n’avait pas mis d’essence dans le réservoir depuis son départ de Stockholm. Quand l’aurait-il fait ?

Le cauchemar aurait été de tomber en panne au beau milieu de la forêt et de voir l’arrière du car disparaître à l’horizon, avec peut-être à son bord Hinken, Bulten, la valise grise et il ne savait qui ou quoi encore.

Cette perspective fit réagir Gerdin avec l’efficacité qu’on est en droit d’attendre d’un chef de gang d’une grande capitale européenne. Pédale au plancher, il dépassa l’autocar jaune en moins d’une seconde, le devança de cent cinquante mètres, effectua un parfait dérapage contrôlé au frein à main et s’immobilisa en travers de la chaussée. Il prit le revolver qui se trouvait dans la boîte à gants et se prépara à attaquer le car.

Le Chef avait un cerveau plus développé que ses collaborateurs défunts ou émigrés. Il s’était arrêté au milieu de la route parce qu’il était sur le point de tomber en panne d’essence mais aussi parce qu’il pensait que le conducteur de l’autocar allait freiner. Les gens évitent en général de foncer délibérément les uns sur les autres dans la circulation afin de ne pas mettre en péril leur vie et celle de leurs concitoyens.

Comme prévu, le chauffeur du car mit le pied sur le frein.

Cependant, les dons de divination du Chef avaient leurs limites. Il n’avait pas envisagé que le car puisse transporter un éléphant de plusieurs tonnes et n’avait donc pu évaluer la distance de freinage dont le véhicule aurait besoin sur une route gravillonnée.

Benny fit son possible pour éviter la collision, mais il roulait encore à cinquante à l’heure quand il percuta la voiture imprudemment arrêtée sur son chemin, ce qui eut pour effet de propulser ladite voiture à trois mètres au-dessus du sol et vingt mètres plus loin, où elle stoppa violemment sa course contre le tronc d’un vénérable pin de quatre-vingts ans.

— Et de trois ! soupira Julius.

Tous les bipèdes du car sortirent à toute vitesse (certains avec un peu plus de difficultés que d’autres) pour aller inspecter l’épave de la BMW.

Couché sur son volant, présumé mort, un homme qu’aucun d’entre eux ne connaissait avait la main encore crispée sur une arme du même modèle que celle qui avait été braquée sur eux plus tôt dans la journée.

— C’est bien ce que je disais : et de trois ! Je me demande quand ça va s’arrêter…

Benny s’insurgea mollement contre la légèreté avec laquelle Julius prenait la chose. Tuer un voyou par jour lui semblait plus que suffisant, et là ils en étaient déjà à deux alors qu’il n’était pas encore 18 heures. Ils avaient le temps d’en liquider encore plusieurs avant la tombée de la nuit.

Allan suggéra de cacher le troisième cadavre, sachant qu’il n’était jamais bon de rester à proximité des gens qu’on assassine, à moins d’avoir l’intention d’avouer qu’on les a tués, ce qui ne semblait pas être le cas de ses nouveaux amis.

Sur ce, Mabelle se mit à engueuler le cadavre affalé sur son volant, lui disant qu’il fallait vraiment être le dernier des cons pour aller se mettre au milieu de la route de cette façon.

Le mort répondit par un léger tremblement de la jambe droite.

 

L’inspecteur Aronsson n’avait rien de mieux à faire que de continuer à rouler dans la direction où il avait vu partir Gerdin une demi-heure auparavant. Il n’avait bien sûr pas le moindre espoir de rattraper le leader des Never Again, mais il se disait qu’il trouverait peut-être d’autres indices intéressants en chemin. La ville de Växjö ne devait pas être très loin et il avait besoin de s’installer dans une chambre d’hôtel pour faire son rapport et prendre un peu de repos.

Au bout de quelques kilomètres, Aronsson tomba sur l’épave d’une BMW flambant neuve enroulée autour d’un pin. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que Gerdin ait eu un accident, vu l’allure à laquelle il roulait quand il avait quitté Sjötorp. En y regardant de plus près, le policier comprit que les choses n’étaient peut-être pas aussi simples.

D’abord, la voiture était vide ; la place du conducteur était maculée de sang, mais le chauffeur avait disparu.

Ensuite, le flanc droit de la BMW était anormalement enfoncé et portait des traces visibles de peinture jaune. Un véhicule volumineux et de couleur jaune l’avait de toute évidence percuté.

— Un Scania K113 jaune, modèle 1992 par exemple, marmonna Aronsson.

C’était juste une intuition, mais quand il remarqua la plaque minéralogique avant de l’autocar imprimée dans l’aile arrière de la voiture, sa tâche en fut grandement simplifiée. Il n’avait plus qu’à comparer les lettres et les chiffres avec ceux qui figuraient sur le document de la préfecture pour être sûr de son fait.

Aronsson ne voyait toujours pas de schéma logique dans cette histoire. Mais une chose devenait de plus en plus évidente, aussi surprenante fût-elle : Allan Karlsson et sa bande tuaient des gens et faisaient disparaître leurs corps.