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Lundi 9 mai 2005
Quand l’inspecteur Aronsson rapporta au procureur Conny Ranelid à Eskilstuna les derniers rebondissements de l’affaire, ce dernier lança immédiatement un mandat d’arrêt contre Allan Karlsson, Julius Jonsson, Benny Ljungberg et Gunilla Björklund.
Aronsson et le procureur avaient été régulièrement en contact l’un avec l’autre depuis le jour où le centenaire avait sauté par la fenêtre et disparu, et l’intérêt du procureur n’avait cessé de croître. À présent, il réfléchissait à la possibilité d’inculper Allan Karlsson pour meurtre ou au moins pour homicide involontaire, bien que le cadavre restât introuvable. Il avait connaissance de quelques précédents dans l’histoire pénale de la Suède et se disait que cela pourrait marcher. Il aurait besoin de preuves irréfutables. Son talent ferait le reste. Pour ce qui était des preuves, il avait l’intention de construire une chaîne d’indices dont le premier maillon serait le plus fort et les suivants juste assez résistants pour ne pas céder.
L’inspecteur Aronsson était déçu par la tournure que prenait cette affaire. Il aurait préféré sauver un centenaire des griffes d’une organisation criminelle plutôt que de voir de vulgaires truands victimes de la folie meurtrière d’un vieillard.
— Pouvons-nous vraiment relier Allan Karlsson aux décès de Bylund, Hultén et Gerdin sans avoir trouvé un seul corps ? demanda Aronsson, espérant une réponse négative.
— Tu ne vas pas te décourager, Göran ? lui répondit le procureur. Dès que tu m’auras trouvé ce vieil homme et que tu me l’auras amené, je te parie qu’il avouera tout. Et si lui est trop sénile pour nous fournir une explication, les autres se contrediront tellement que la vérité éclatera.
Ranelid reprit toute l’affaire depuis le début avec l’inspecteur. Il lui expliqua ensuite sa stratégie. Il ne pensait pas pouvoir inculper toute la bande d’assassinat, cependant il restait l’homicide, la complicité de meurtre, l’intention de donner la mort, le recel de malfaiteur. Il avait aussi pensé au désordre sur la voie publique, mais pour cela il allait devoir réfléchir encore un peu. Plus les acteurs étaient arrivés tardivement dans l’histoire, plus il serait difficile de les accuser de crimes graves, à part s’ils avouaient spontanément, bien sûr. C’est pourquoi il allait concentrer toute son enquête sur celui avec qui tout avait commencé, le centenaire Allan Karlsson.
— En ce qui le concerne, je compte bien obtenir la perpétuité, sans remise de peine, plaisanta-t-il.
Le vieux avait un mobile pour tuer d’abord Bylund, puis Hultén et Gerdin. Il devait les tuer avant qu’ils ne le tuent. Démontrer que les trois membres de l’organisation Never Again étaient des hommes violents serait facile. Le procureur Ranelid disposait de témoignages récents et, si cela s’avérait nécessaire, il irait en chercher dans leur passé.
Pour autant, le vieillard ne pourrait pas plaider la légitime défense, car, entre lui et les trois victimes, il y avait cette valise dont pour l’instant on ignorait le contenu. Toute l’histoire semblait d’ailleurs tourner autour d’elle. Le centenaire aurait donc pu éviter de devenir un meurtrier en ne volant pas cette valise ou en tout cas en la rendant à son propriétaire s’il l’avait prise par erreur.
Le procureur pouvait aussi arguer de diverses connections géographiques entre monsieur Karlsson et les victimes. La première victime était descendue exactement au même arrêt d’autocar – Gare de Byringe –, même si ce n’était pas à la même heure. Comme Allan Karlsson, la première victime avait circulé à bord d’une draisine, et ils avaient été vus ensemble sur le véhicule en question. À la différence d’Allan Karlsson et de son compagnon Julius Jonsson, la première victime n’avait pas refait surface après son trajet en draisine. En revanche, « quelqu’un » y avait laissé une odeur de cadavre, et l’identité de ce « quelqu’un » ne faisait aucun doute, Allan Karlsson et Julius Jonsson ayant tous deux été vus vivants plus tard le même jour.
La connexion géographique entre Karlsson et la deuxième victime était moins évidente. Par exemple, ils n’avaient jamais été vus ensemble. Mais la Mercedes gris métallisé et le revolver prouvaient au procureur Ranelid et bientôt à la cour d’assises qu’Allan Karlsson et la victime du nom de Hultén, alias Hinken, s’étaient trouvés tous les deux à Sjötorp dans le Småland. On n’avait pas encore retrouvé les empreintes digitales de Hultén sur le revolver, mais ce n’était qu’une question de temps.
La présence du revolver était un cadeau du ciel. Outre le fait que l’arme allait permettre d’établir un lien entre Hinken et Sjötorp, elle donnait au centenaire une bonne raison pour commettre le deuxième meurtre.
En ce qui concernait Karlsson, on disposait du fabuleux indice de l’ADN. Le vieillard en avait dispersé un peu partout dans la Mercedes et dans cette ferme du Småland. CQFD : Hinken + Karlsson = Sjötorp !
L’ADN allait aussi déterminer avec certitude que le sang trouvé dans la BMW appartenait à la troisième victime, Per-Gunnar Gerdin, alias le Chef. On effectuerait une analyse méticuleuse de l’épave de la BMW qui révélerait forcément des traces de Karlsson et de ses copains. Sinon, comment auraient-ils fait pour sortir le cadavre de la voiture ?
Le procureur disposait donc à la fois d’indices et de connections dans le temps et dans l’espace entre Allan Karlsson et les trois voyous décédés.
L’inspecteur se permit de demander au procureur comment il pouvait être sûr que les trois victimes étaient effectivement décédées ? Le procureur renifla avec mépris et répondit que, en ce qui concernait la première et la troisième victime, la mort ne faisait aucun doute ; quant au décès de la deuxième, il n’aurait aucune difficulté à en persuader le tribunal. Si on considérait que la première et la troisième étaient bien parties ad patres, la deuxième devenait juste un maillon dans sa chaîne d’indices.
— Vous pensez peut-être, cher inspecteur, que la deuxième victime a de son plein gré donné son revolver aux meurtriers de son ami, avant de prendre poliment congé de ces derniers, sans attendre l’arrivée de son chef quelques heures plus tard ? demanda le procureur Ranelid, ironique.
— Non, probablement pas, répondit l’inspecteur, sur la défensive.
Le procureur admit que tout cela pouvait paraître un peu mince, mais, comme il le lui avait expliqué, c’était la chaîne d’indices qui faisait la force de son dossier. Le procureur manquait de cadavres et il manquait d’armes du crime, si l’on faisait abstraction de l’autocar jaune. Il fallait faire tomber Karlsson pour le premier meurtre. Les preuves n’étaient pas suffisantes pour l’inculper du troisième, ni a fortiori du deuxième, mais elles étayaient les charges contre Karlsson dans le premier crime. Il ne tomberait peut-être pas pour assassinat, mais…
— Je pourrai au moins le mettre derrière les barreaux pour homicide ou complicité de meurtre. Et quand j’aurai fait tomber le vieux, les autres seront cuits également, avec des peines plus légères, mais ils tomberont, je vous le garantis !
Le procureur ne pouvait évidemment pas inculper des gens simplement parce qu’ils avaient donné des versions différentes d’un même fait lors de leur interrogatoire, mais il avait hâte de les avoir sous la main. Après tout, c’étaient tous des amateurs. Un centenaire, un petit délinquant, un vendeur de hot dogs et une femme. Ils n’avaient aucune chance face à un homme comme lui dans une salle d’interrogatoire.
— Allez donc à Växjö, Aronsson, et prenez une chambre dans un petit hôtel discret. Je vais faire circuler l’information que le centenaire est soupçonné d’être une véritable machine à tuer lâchée dans la nature, et demain matin vous aurez tellement de tuyaux sur l’endroit où il se trouve que je peux vous promettre que vous l’aurez cueilli avant le déjeuner.