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1905-1929

Allan Emmanuel Karlsson naquit le 2 mai 1905. La veille, le 1er, sa mère avait défilé dans les rues de Flen, où elle manifestait pour le droit de vote des femmes, la semaine de quarante-huit heures et autres utopies. Son effort ne se révéla cependant pas inutile : il déclencha les contractions et lui permit de mettre au monde son premier et unique enfant, de sexe masculin. L’accouchement eut lieu dans une ferme d’Yxhult avec l’aide d’une vieille voisine qui n’avait aucune compétence de sage-femme mais une certaine notoriété locale puisqu’elle avait, à l’âge de neuf ans, fait la révérence à Charles XIV, ancien camarade (eh oui) de Napoléon Bonaparte en personne. À la décharge de la commère, l’enfant qu’elle aida à mettre au monde atteignit l’âge adulte et plus encore.

Le père d’Allan Karlsson était un homme attentionné qui se mettait facilement en colère. Attentionné avec sa famille, il était en colère contre la société en général et tous ceux qui détenaient le pouvoir en particulier. Il n’était d’ailleurs pas très apprécié par le gratin de sa communauté, surtout depuis le jour où il s’était donné en spectacle au milieu de la Grand-Place de Flen en militant pour la contraception, ce qui lui avait valu une amende de dix couronnes. Pour lui, le problème ne se posa plus. La mère d’Allan, profondément humiliée, lui interdit l’accès à sa chambre à coucher. Allan entrait à l’époque dans sa sixième année et s’estima suffisamment grand pour demander à sa mère pourquoi le lit de papa avait soudain été déménagé dans le bûcher derrière la cuisine. La seule réponse qu’il obtint fut qu’il ferait mieux de s’abstenir de poser autant de questions s’il ne voulait pas prendre une claque. Allan n’avait pas plus envie de prendre des claques que n’importe quel autre petit garçon ; il laissa tomber l’affaire.

À dater de ce jour, le père d’Allan se montra de moins en moins dans sa propre maison. Le matin, il partait consciencieusement effectuer son travail de cheminot, et le soir il se rendait à des réunions un peu partout pour discuter politique avec ses camarades socialistes. Quant à ce qu’il faisait de ses nuits, Allan ne le sut jamais.

Toutefois le père faisait face à ses responsabilités, financièrement parlant au moins. Il apportait la majeure partie de sa paye à sa femme, toutes les semaines, jusqu’au jour où il fut mis à la porte des chemins de fer pour avoir maltraité un passager qui avait osé dire qu’il se rendait à Stockholm, à l’instar de milliers d’autres, pour honorer son roi et demander sa protection.

« Commence par te protéger de celle-là », avait rétorqué le père d’Allan en lui balançant une droite qui l’avait collé à son siège.

Licencié sans préavis, le père d’Allan n’était plus en mesure de subvenir aux besoins de sa famille. Ayant désormais la réputation d’un homme violent doublé d’un fervent défenseur de la contraception, il était inutile qu’il espère retrouver un emploi. Il n’avait plus qu’à attendre la révolution, ou mieux encore à accélérer sa venue puisque décidément les choses traînaient en longueur. Le père d’Allan était capable de détermination quand le jeu en valait la chandelle. Le socialisme suédois avait besoin d’un ambassadeur à l’étranger. C’était le seul moyen de faire bouger les choses et de forcer l’épicier Gustavsson et ses semblables à réfléchir un peu.

Le père d’Allan fit ses bagages et partit en Russie pour renverser le tsar. Le salaire du cheminot manqua bien sûr à la mère d’Allan, mais elle se félicita que son mari ait débarrassé le plancher du bûcher, et du pays.

Le chef de famille ayant émigré, madame Karlsson et son fils Allan, qui avait maintenant dix ans, durent se débrouiller pour faire bouillir la marmite. La mère fit abattre autour de la ferme quatorze bouleaux adultes qu’elle débita et vendit comme bois de chauffage. Allan décrocha un emploi de coursier dans une filiale de la société Nitroglycerin AB, dont l’usine se trouvait dans la banlieue de Flen.

Dans les missives qui arrivaient régulièrement de Saint-Pétersbourg (rebaptisée Petrograd à cette même époque), la mère d’Allan put à sa grande surprise constater que l’idéologie socialiste du père avait rapidement pris du plomb dans l’aile. Il arrivait de plus en plus souvent que le père d’Allan, parlant dans ses lettres de ses relations et amis, fasse mention de divers membres de l’establishment politique de Petrograd. L’homme qu’il citait le plus fréquemment s’appelait Carl. Allan trouvait que ça ne faisait pas très russe, encore moins quand son père l’appelait Fabe.

D’après le père d’Allan, le Fabe en question considérait que la plupart des hommes ne savent pas ce qui est bon pour eux et ont besoin qu’on leur tienne la main. C’est pour cette raison que l’autocratie est supérieure à la démocratie, à partir du moment où il existe une structure sociale d’intellectuels et de personnes responsables qui s’assure que l’autocrate en question se conduise bien. Fabe arguait avec un certain mépris que sept bolcheviques sur dix étaient analphabètes, et qu’on ne pouvait tout de même pas laisser le pouvoir à une bande d’analphabètes !

Dans les lettres qu’il envoyait à sa famille à Yxhult, le père d’Allan avait tout de même trouvé des circonstances atténuantes aux bolcheviques sur ce dernier point. « Car vous n’imaginez pas, écrivait-il, à quoi ressemble l’alphabet russe. Il ne faut pas s’étonner que les gens ne parviennent pas à apprendre à lire. »

Il était surtout choqué par la façon dont se comportaient ces bolcheviques. Ils étaient sales, et ils buvaient autant de vodka que les ouvriers suédois qui avaient posé des rails à travers tout le Södermanland. Le père d’Allan s’était souvent demandé comment les rails pouvaient être droits avec toute l’eau-de-vie qu’ingurgitaient les cheminots, et il trouvait suspect le moindre virage sur une voie ferrée suédoise.

Avec les bolcheviques, c’était encore pire Fabe prétendait que le socialisme prendrait fin quand tous les socialistes se seraient entretués jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un et que celui-là prenne le pouvoir. Autant se rallier tout de suite à la cause du tsar Nicolas, un homme bon et cultivé qui avait de grands desseins pour le monde.

Fabe parlait en connaissance de cause, puisqu’il l’avait rencontré, et plus d’une fois. D’après lui, le souverain était un être réellement généreux. C’était juste un homme qui n’avait pas eu de chance, mais sa malchance ne pouvait tout de même pas durer éternellement. Il avait été victime des mauvaises récoltes et des révoltes paysannes contre les bolcheviques. Et puis les Allemands s’étaient mis à faire des histoires parce qu’il mobilisait ses troupes. Pourtant il ne l’avait fait que dans le but de maintenir la paix. Ce n’était pas le tsar qui avait fait assassiner l’archiduc et son épouse à Sarajevo, après tout !

Ainsi raisonnait le Fabe en question, et d’une façon ou d’une autre il avait réussi à convaincre le père d’Allan. Ce dernier ressentait, semble-t-il, une sorte d’empathie et de confraternité avec ce tsar malchanceux. La chance devait nécessairement tourner tôt ou tard, que ce fut pour les tsars de Russie ou pour le simple et honnête citoyen de la région de Flen.

Le père n’envoya jamais d’argent de Russie, mais au bout de quelques années Allan et sa mère reçurent de sa part un paquet contenant un œuf qu’il disait avoir gagné au jeu, contre son fameux copain russe qui, à part boire, discuter et jouer aux cartes avec lui, ne faisait pas grand-chose d’autre de ses journées que de fabriquer ce genre d’œufs décoratifs.

Le père d’Allan faisait cadeau de l’œuf à sa « chère épouse », qui se mit en colère et dit que ce fichu imbécile aurait mieux fait de lui envoyer un œuf véritable, qui leur aurait au moins rempli l’estomac. Elle faillit le jeter par la fenêtre, mais se ressaisit au dernier moment. L’épicier Gustavsson lui en donnerait peut-être quelque chose, lui qui cherchait toujours à se faire remarquer. Il trouverait peut-être l’œuf remarquable, allez savoir !

La mère d’Allan fut quand même surprise quand l’épicier Gustavsson lui proposa dix-huit couronnes pour l’œuf du camarade Fabe. Certes sous forme de crédit ouvert dans son épicerie, mais tout de même !

Ensuite la mère d’Allan espéra voir arriver d’autres œufs par la poste ; au lieu de cela, elle reçut une missive lui annonçant que les généraux du tsar avaient laissé tomber leur monarque et que celui-ci allait devoir se retirer. Dans cette lettre, le père d’Allan maudissait son ancien copain fabricant d’œufs, qui en avait profité pour s’exiler en Suisse. Lui avait fermement l’intention de rester et de lutter contre ce bouffon parvenu qui avait maintenant pris le pouvoir et qu’on appelait Lénine.

Il en faisait une affaire personnelle. En effet Lénine avait osé interdire toute propriété foncière individuelle le jour même où le père d’Allan avait acheté douze mètres carrés de bonne terre russe dans l’intention d’y cultiver des fraises suédoises. « J’ai acheté ce lopin de terre pour quatre roubles seulement, mais on ne m’expropriera pas impunément de mon champ de fraises ! » disait le père d’Allan dans la toute dernière lettre qu’il écrivit à sa famille. Il achevait son courrier par ces mots : « Maintenant, c’est la guerre ! »

Effectivement, c’était la guerre. Dans le monde entier ou presque, et elle durait depuis des années. Elle avait éclaté peu après qu’Allan eut commencé son travail de coursier chez Nitroglycerin AB. Tout en chargeant ses cartons de dynamite, Allan écoutait les commentaires des ouvriers sur l’actualité. Il se demandait comment ils pouvaient être au courant d’autant de choses, et surtout il avait du mal à comprendre comment les adultes pouvaient se comporter de manière aussi déraisonnable. L’Autriche avait déclaré la guerre à la Serbie. L’Allemagne avait déclaré la guerre à la Russie. Puis les Allemands avaient pris le Luxembourg en un après-midi avant de déclarer la guerre à la France. Sur ce, l’Angleterre avait déclaré la guerre à l’Allemagne qui avait riposté en déclarant la guerre à la Belgique. L’Autriche avait déclaré la guerre aux Russes et la Serbie à l’Allemagne.

Et ainsi de suite. Les Japonais et les Américains devinrent alliés. Pour une raison ou pour une autre, les Anglais prirent Bagdad, puis Jérusalem. Les Grecs et les Bulgares se firent la guerre entre eux, et puis il fallut que le tsar de Russie abdique, pendant que les Arabes conquéraient Damas…

« C’est la guerre », avait déclaré son père. Peu après, les hommes de main de Lénine assassinèrent le tsar et toute sa famille. Allan en déduisit que la malchance de Nicolas persistait.

Quelques semaines plus tard, l’ambassade de Suède à Petrograd envoya un télégramme à Yxhult annonçant la mort du père d’Allan. Il n’entrait vraisemblablement pas dans les attributions du diplomate de donner plus de détails sur ce décès, mais il n’avait peut-être pas pu s’en empêcher.

D’après le haut fonctionnaire, le père d’Allan aurait construit une palissade autour d’un terrain de dix ou quinze mètres carrés et proclamé la parcelle « république autonome ». Il aurait baptisé son petit lopin de terre « La Vraie Russie », et serait mort dans le tumulte qui avait suivi l’irruption de deux soldats du gouvernement venus démolir sa palissade. Il aurait combattu les soldats avec ses poings dans sa ferveur à défendre les frontières de son territoire, et les soldats auraient été incapables de lui faire entendre raison. Ils n’avaient finalement pas trouvé d’autre solution que de lui tirer une balle entre les deux yeux, afin de pouvoir continuer à travailler tranquillement.

— Tu n’aurais pas pu mourir d’une façon un peu moins bête ? dit la mère d’Allan après lecture du télégramme de l’ambassade.

Elle ne pensait pas voir son mari rentrer un jour à la maison, mais ces derniers temps elle s’était quand même mise à l’espérer, à cause de ses problèmes pulmonaires et de ses difficultés à garder la cadence à la scierie. Elle poussa un gros soupir rauque et ce fut la fin de son deuil. Elle informa Allan que désormais les choses étaient comme elles étaient et que l’avenir serait ce qu’il serait. Puis elle lui mit tendrement les cheveux en désordre et retourna couper du bois.

Allan ne saisit pas vraiment ce que sa mère entendait par là ; il comprit néanmoins que son père était mort, que sa mère crachait du sang quand elle toussait et que la guerre était finie. Lui était devenu expert dans l’art de provoquer une explosion en mélangeant de la nitroglycérine, du nitrate de cellulose, du nitrate d’ammonium, du nitrate de natrium, de la sciure, du dinitrotoluène et quelques autres composants. Ça peut toujours servir.

Pour le moment, il devait aller aider sa mère à couper du bois.

 

Deux ans plus tard, la mère d’Allan cessa de tousser, et partit au ciel, ou ailleurs, rejoindre le père d’Allan. Le jour même, un épicier en colère frappait à la porte en réclamant une dette de huit couronnes quarante, que sa mère aurait pu avoir la décence d’honorer avant de tirer sa révérence. Allan n’avait nulle envie d’engraisser Gustavsson plus que nécessaire.

— Je propose à monsieur l’épicier de discuter de cette question avec ma mère. Voudrait-il emprunter une pelle ?

L’épicier était certes un homme d’affaires, mais il n’était pas très courageux, à la différence d’Allan. Le garçon de quinze ans devenait un homme, et s’il était seulement moitié aussi cinglé que son père, il était capable d’à peu près n’importe quoi, se dit Gustavsson qui avait envie de rester vivant encore quelque temps pour compter ses sous. La question de la dette ne fut plus jamais évoquée.

Allan ne comprenait pas comment sa mère avait fait pour mettre de côté plusieurs centaines de couronnes.

Quoi qu’il en soit, l’argent était là et il y en eut suffisamment pour payer l’enterrement et lancer l’entreprise Karlsson-dynamite, Allan ayant déjà appris chez Nitroglycerin AB tout ce dont il avait besoin.

Il faisait aussi toutes sortes d’expériences avec divers explosifs dans la carrière de sable qui se trouvait derrière la ferme. L’une de ces explosions fut si réussie qu’une des vaches du voisin, à deux kilomètres de là, fit une fausse couche. Allan n’en entendit jamais parler car, à l’instar de l’épicier Gustavsson, le voisin en question avait une peur bleue du fils un peu fou de Karlsson le fou.

De l’époque où il travaillait comme coursier chez Nitroglycerin AB, Allan avait gardé une curiosité pour tout ce qui se passait en Suède et dans le reste du monde. Au moins une fois par semaine, il se rendait à vélo à la bibliothèque de Flen, afin de se tenir au courant des dernières nouvelles. Il arrivait qu’il y rencontre des jeunes de sa génération, passionnés de débats, qui voulaient tous amener Allan à s’engager dans quelque mouvement politique. Mais, bien qu’Allan aimät savoir ce qui se passait autour de lui, il n’avait pas la moindre envie d’y être mêlé ou de prendre parti.

Sa jeunesse l’avait perturbé, politiquement parlant. D’un côté, il appartenait à la classe ouvrière puisqu’il avait arrêté l’école à neuf ans pour travailler en usine. De l’autre, il respectait la mémoire de son père, et ce dernier avait eu le temps, dans sa trop courte vie, de changer souvent de famille politique. D’abord gauchiste, il avait ensuite admiré le tsar Nicolas II avant de terminer sa vie dans un conflit foncier avec Vladimir Ilitch Lénine.

Sa mère maudissait tout le monde, entre deux quintes de toux, du roi aux bolcheviques en passant par Hjalmar Branting, le père du socialisme suédois, l’épicier Gustavsson et, plus que quiconque, le père d’Allan lui-même.

Allan était loin d’être un imbécile. Il n’était allé que trois ans à l’école, mais cela avait largement suffi pour qu’il apprenne à lire, à écrire et à compter. Ses collègues engagés chez Nitroglycerin AB lui avaient inculqué la curiosité de ce qui se passait dans le monde.

Mais ce qui forgea définitivement la personnalité d’Allan et sa philosophie de la vie fut la phrase que sa mère prononça au moment où elle reçut la nouvelle de la mort de son mari. L’idée mit quelque temps avant de prendre racine dans l’âme du jeune garçon, mais quand elle s’y installa, ce fut pour toujours : « Les choses sont ce qu’elles sont et elles seront ce qu’elles seront. »

Inhérent à cette philosophie était le fait de ne jamais se plaindre. Ou du moins jamais sans raison valable. Par exemple, lorsque la nouvelle de la mort du père était arrivée dans le salon à Yxhult, conformément à la tradition familiale, Allan était simplement allé couper du bois, même s’il l’avait fait pendant un plus long moment et dans un silence plus lourd. Quand sa mère avait suivi le même chemin et qu’on était venu chercher son cercueil pour le porter dans le corbillard stationné devant la maison, Allan avait suivi le spectacle depuis la fenêtre de la cuisine. Puis il avait dit tout bas et pour lui seul :

— Salut, maman.

Et il avait tourné une nouvelle page de sa vie.

 

Allan se donna du mal pour monter son entreprise de dynamite et il réussit à se faire une belle clientèle dans le Södermanland au début des années vingt. Le samedi soir, pendant que les jeunes de son âge allaient danser, Allan restait chez lui et cherchait de nouvelles formules afin d’améliorer la qualité de sa dynamite. Quand arrivait le dimanche, il se rendait à la carrière de sable pour faire des essais. Sauf entre 11 et 13 heures, ainsi qu’il l’avait promis au pasteur d’Yxhult. En contrepartie, celui-ci ne l’ennuyait pas trop concernant son absentéisme à l’église.

Allan était parfaitement heureux en compagnie de lui-même, ce qui était une bonne chose, car il était très seul. Le fait qu’il n’adhère pas à la lutte des travailleurs le rendait méprisable dans les milieux de gauche et il était décidément trop prolétaire et trop le fils de son père pour qu’on l’accueille dans les salons bourgeois. Salons que fréquentait d’ailleurs l’épicier Gustavsson, qui ne voulait pour rien au monde rencontrer le rejeton de la famille Karlsson. Imaginez que celui-ci apprenne à quel prix Gustavsson avait revendu l’œuf acheté une bouchée de pain à sa mère ; œuf qui se trouvait aujourd’hui à Stockholm chez un diplomate distingué. Cette transaction avait fait de Gustavsson le troisième citoyen d’Yxhult qui pût se vanter de posséder une automobile.

Cette fois-là, Gustavsson avait eu de la chance. Mais la chance de l’épicier ne dura pas aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité. Un dimanche du mois d’août 1925, après la messe, il alla se promener dans son automobile. Principalement afin de se montrer. Pour son malheur, il choisit de passer devant la ferme d’Allan Karlsson à Yxhult. Dans le virage qui contournait la ferme, Gustavsson eut peut-être un moment de nervosité (à moins que Dieu ou le destin ne s’en soient mêlés), car il fit une erreur en changeant de vitesse et envoya l’automobile et sa propre personne tout droit dans la carrière de sable derrière la ferme. Gustavsson était déjà très ennuyé d’être entré sur la propriété d’Allan Karlsson sans y être invité, et de devoir s’en expliquer, mais ses problèmes ne s’arrêtèrent pas là, car, alors qu’il parvenait enfin à stopper son véhicule emballé, Allan effectuait ses premiers essais d’explosifs de la journée.

Accroupi derrière ses cabinets, ce dernier ne vit ni n’entendit rien. C’est seulement en arrivant dans la carrière qu’il constata que quelque chose était allé de travers. La voiture de Gustavsson était dispersée de tous cötés et des petits morceaux de l’épicier parsemaient le sol de-ci de-là. Sa tête avait atterri en douceur sur un carré de pelouse près de la maison. Elle reposait là, toute seule, fixant le désastre d’un regard vide.

— Mais qu’est-ce que tu fichais dans ma carrière ? lui demanda Allan.

L’épicier ne répondit pas.

 

Les quatre années qui suivirent, Allan eut tout le temps qu’il fallait pour parfaire son éducation, car il fut interné sur-le-champ. Les raisons de cet internement restèrent un peu floues, toutefois le fait que son père se fût forgé une solide réputation de fauteur de troubles constitua une circonstance aggravante. Un jeune et ambitieux disciple du professeur Bernhard Lundborg, bien connu pour ses travaux sur l’eugénisme, décida de bätir sa carrière sur le cas Allan Karlsson. Après quelques péripéties, celui-ci tomba entre les griffes de Lundborg et fut soumis à la castration chimique sur « indication eugéniste et sociale » : Allan fut diagnostiqué débile léger et de toute façon porteur d’un trop grand nombre de gènes de son père pour que l’État suédois puisse prendre le risque de laisser la famille Karlsson continuer à se reproduire.

Cette affaire de stérilisation ne dérangea pas Allan outre mesure, il trouva au contraire qu’il avait été fort bien reçu dans la clinique du professeur Lundborg. On lui demanda de répondre à toutes sortes de questions, pour quelle raison il éprouvait le besoin de faire exploser les choses et les gens, et si par hasard il avait connaissance d’éventuelles origines africaines dans sa famille. Allan répondit qu’il y avait une grande différence entre faire exploser les choses et faire exploser les gens. S’il pouvait, à l’aide d’un bäton de dynamite, pulvériser une pierre sur son chemin, cela lui procurait une certaine satisfaction, en revanche si c’était une personne qui se trouvait sur son chemin, il trouvait plus simple de lui demander de se pousser un peu. Le professeur Lundborg n’était-il pas de cet avis ?

Mais Bernhard Lundborg n’était pas du genre à se lancer dans des discussions philosophiques avec ses patients, aussi préféra-t-il répéter la question sur le sang africain qu’Allan aurait éventuellement dans les veines. Allan répondit qu’il n’en savait rien, mais que ses deux parents étaient aussi blancs de peau que lui-même, espérant que cette réponse conviendrait au professeur. Et Allan ajouta qu’il aimerait drôlement voir un nègre en vrai si par hasard le professeur en avait un à lui montrer.

Le professeur Lundborg et ses assistants ne répondaient jamais aux questions d’Allan, se contentant de griffonner ses réponses et de hocher la tête en émettant des « hmm-hmm » approbateurs, après quoi ils laissaient Allan tranquille, parfois pendant plusieurs jours d’affilée. Ces jours-là, Allan les consacrait entièrement à la lecture. Il lisait les journaux, bien sûr, mais aussi des romans qu’il empruntait à la bibliothèque de l’höpital, laquelle était d’une importance considérable. Si vous ajoutez à cela trois repas chauds par jour, des toilettes à l’intérieur du bâtiment et une chambre individuelle, vous comprendrez qu’Allan se sentait comme un coq en päte en internement d’office. L’ambiance avait juste été gächée une fois, quand Allan, qui était de nature curieuse, avait demandé au professeur Lundborg ce qu’il y avait de mal à être juif ou nègre. Pour une fois, le professeur n’avait pas répondu par le silence, mais répliqué avec virulence que monsieur Karlsson devrait s’occuper de ses affaires et ne pas se mêler de celles des autres. La situation lui avait rappelé un autre épisode survenu des années plus tôt, au cours duquel sa mère l’avait menacé d’une gifle.

Les années passèrent et les séances d’interrogatoire se firent de plus en plus rares. Et puis le Parlement désigna une commission d’enquête sur la stérilisation des « personnes biologiquement déficientes ». Quand la commission rendit son rapport, le professeur Lundborg eut soudain tellement de travail qu’Allan dut libérer son lit pour quelqu’un d’autre. Au printemps de 1929, on déclara donc Allan réhabilité à la vie en société et on le jeta à la rue, avec juste assez d’argent de poche pour prendre un train jusqu’à Flen. Il dut marcher le dernier kilomètre pour rentrer à Yxhult, ce qui ne le dérangea nullement. Après avoir passé quatre années enfermé, Allan avait de toute façon besoin de se dégourdir les jambes.