18
1953
En l’espace de cinq ans et trois semaines, Allan avait appris à parler russe. Il avait aussi rafraîchi son chinois. Le port était un endroit très animé et Allan avait fait la connaissance de nombreux marins qui le tenaient informé des nouvelles du monde.
Entre autres choses, il savait que l’URSS avait fait sauter sa propre bombe atomique un an et demi après qu’Allan eut rencontré Staline, Beria et le sympathique Iouli Borisovitch. À l’Ouest, on avait parlé d’espionnage parce que la bombe semblait être construite très exactement sur le même principe que celle de Trinity. Allan essaya de se remémorer ce qu’il avait dit à Iouli Borisovitch dans le sous-marin quand ils s’étaient mis tous les deux à boire la vodka au goulot. Je crois que tu maîtrises l’art d’écouter tout en buvant, mon cher Iouli ! conclut-il in petto.
Allan avait appris aussi que les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne s’étaient alliés et avaient fondé une sorte de confédération allemande. Staline, furieux, avait aussitôt riposté en fondant sa propre Allemagne, ainsi l’Ouest et l’Est avaient chacun la sienne et Allan trouva que c’était une bonne idée.
Le roi de Suède était mort. Allan l’avait lu dans un quotidien britannique. Pour une raison ou pour une autre, le journal avait atterri entre les mains d’un marin chinois qui avait pensé que cette information intéresserait le prisonnier suédois avec qui il bavardait de temps en temps lorsqu’il était de passage à Vladivostok, et il le lui avait apporté. Le roi était mort depuis presque un an quand Allan reçut la nouvelle, mais cela n’avait pas beaucoup d’importance. De toute façon, on en avait tout de suite mis un autre à la place.
Les marins du port parlaient beaucoup de la guerre en Corée. Ce qui n’avait rien d’étonnant, puisque la Corée se trouvait environ à deux cents kilomètres de là.
D’après ce qu’Allan avait pu comprendre, les choses s’étaient passées de la manière suivante : la péninsule coréenne avait tout simplement été sacrifiée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Staline et Truman s’étaient partagé fraternellement le pays et avaient proposé arbitrairement de faire du trente-huitième parallèle la ligne de partage Nord-Sud. Il y avait eu ensuite d’interminables négociations afin de parvenir à un accord sur l’indépendance de la Corée, mais comme Truman et Staline n’avaient pas du tout les mêmes opinions politiques, l’histoire s’était terminée comme en Allemagne. Les États-Unis avaient fondé la Corée du Sud et l’URSS avait riposté en créant la Corée du Nord. Ensuite, les Américains et les Russes avaient laissé les Coréens se débrouiller entre eux.
Ça ne s’était pas très bien passé. Kim Il-sung au nord et Syngman Rhee au sud pensaient l’un et l’autre être le candidat idéal pour gouverner la péninsule. Et ils s’étaient déclaré la guerre pour se départager.
Après trois ans, et à peu près quatre millions de morts, la situation était exactement au même point. Le Nord était le Nord et le Sud, le Sud. Et le trente-huitième parallèle les divisait toujours.
Pour en revenir à cette idée de s’échapper du goulag de Vladivostok pour aller boire un coup, la solution la plus simple aurait été de sauter à bord de l’un des navires qui venaient charger ou décharger leur cargaison au port. Au moins sept compagnons de captivité d’Allan avaient pensé à cette solution au cours des dernières années. Tous avaient été rattrapés et exécutés. Chaque fois que c’était arrivé, les autres pensionnaires du baraquement avaient eu du chagrin, surtout Herbert Einstein. Seul Allan savait qu’en réalité Herbert était malheureux de ne pas être à leur place. Il n’était pas facile d’embarquer sur un bateau incognito, à cause de la tenue de forçat à rayures noires et blanches. Les passerelles d’accès étaient jalousement surveillées et des chiens policiers bien dressés contrôlaient chaque conteneur qui était hissé à bord des navires à l’aide d’une grue.
Et même si un fugitif parvenait à monter à bord d’un navire, la partie n’était pas gagnée pour autant. Beaucoup de chargements partaient pour la Chine continentale, d’autres pour Wonsan, sur le littoral nord-coréen. Il y avait de fortes raisons de penser qu’un capitaine de vaisseau chinois ou nord-coréen découvrant un prisonnier du goulag dans ses cales hésiterait entre le ramener à Vladivostok et le jeter par-dessus bord. Avec le même résultat, mais moins de paperasserie dans le deuxième cas.
Non, décidément, la voie maritime était hasardeuse si on voulait s’en sortir vivant, ce qui était le but pour certains. La fuite par la route était tout aussi périlleuse. Partir vers le nord de la Sibérie et le vrai froid n’était pas une option envisageable. Aller jusqu’en Chine en passant par l’ouest non plus.
Il restait la possibilité d’aller vers la Corée du Sud, où on accueillerait sans doute à bras ouverts un homme échappé du goulag et vraisemblablement ennemi du régime communiste. Quel dommage qu’il faille traverser la Corée du Nord pour y arriver !
Allan avait bien conscience, avant même d’avoir entrepris une ébauche de projet, que son chemin serait semé d’embûches. Mais s’il renonçait maintenant, il n’avait aucune chance de goûter de l’eau-de-vie à nouveau.
Allait-il partir seul ou accompagné ? S’il emmenait quelqu’un, ce serait Herbert, qui était si malheureux. Ce dernier pourrait lui être utile pour les préparatifs. Et ce serait plus rigolo d’être en cavale à deux que tout seul.
— S’enfuir ? s’étonna Herbert Einstein. Par la route ? Jusqu’en Corée du Sud ? En passant par la Corée du Nord ?
— C’est à peu près ça, dit Allan. Sur le papier, du moins.
— Les chances que nous nous en sortions doivent être infîmes, non ? demanda Herbert.
— Effectivement, dit Allan.
— Alors, je suis d’accord, conclut Herbert.
Après cinq ans de goulag, tout le monde savait qu’il n’y avait pas beaucoup de neurones actifs dans le crâne du prisonnier numéro 133 et que ceux qui l’étaient avaient tendance à s’emmêler les pinceaux.
Du coup, les gardiens étaient beaucoup plus tolérants avec Herbert Einstein qu’avec les autres détenus, ce qui présentait certains avantages.
Par exemple, si un prisonnier ne restait pas à sa place dans la file d’attente pour aller chercher son repas, au mieux il se faisait réprimander ou prenait un coup de crosse dans l’estomac, au pire c’était tout simplement au revoir et merci.
Herbert, au bout de cinq ans, confondait encore les baraquements. Ils avaient tous la même taille et la même couleur, ce qui le plongeait dans une profonde confusion. La nourriture était toujours distribuée entre le treizième et le quatorzième baraquement, mais le prisonnier numéro 133 pouvait aussi bien errer autour du baraquement numéro sept. Ou dix-neuf. Ou vingt-cinq.
— Mais bon Dieu, Einstein, disaient les gardiens. C’est là-bas, la queue pour la bouffe. Pas par là. Par là ! Elle a toujours été là, bon sang !
À présent, sa réputation de grand distrait allait leur être utile. On pouvait très bien s’enfuir en costume de bagnard. Ce qui était compliqué, c’était de rester en vie plus de quelques minutes. Allan et Herbert avaient besoin de deux uniformes de soldat. Et le seul prisonnier du camp à pouvoir s’approcher du dépôt sans être immédiatement abattu était le pensionnaire 133, Herbert Einstein.
Allan expliqua à son ami ce qu’il attendait de lui. Il fallait qu’il se « trompe » de chemin au moment du repas de midi, puisque à cette heure-là le personnel de la réserve d’uniformes faisait aussi une pause pour déjeuner. Pendant cette demi-heure, le dépôt n’était surveillé que par le soldat posté avec sa mitrailleuse dans le quatrième mirador. Comme tout le monde, il était habitué aux petites particularités du prisonnier 133 : s’il l’apercevait, il commencerait par l’admonester avant de le truffer de plomb. Et si Allan se trompait sur ce point, ce ne serait pas trop grave, au regard de l’éternel désir de mort de Herbert.
Ce dernier trouva l’idée d’Allan formidable. C’était quoi, déjà, ce qu’il devait faire ?
Évidemment, tout alla de travers. Herbert se perdit pour de bon, et pour une fois il atterrit dans la file d’attente de la cantine, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Allan, qui s’y trouvait déjà, soupira et essaya de pousser gentiment Herbert dans la direction du dépöt. Ce fut peine perdue, il se trompa de nouveau et se retrouva devant la lingerie. Et que découvrit-il en arrivant là ? Je vous le donne en mille ! Un stock d’uniformes fraîchement lavés et repassés.
Il en attrapa deux au hasard, les cacha sous son grand manteau et repartit entre les baraquements. Il fut bien sûr repéré par le vigile posté dans le quatrième mirador, qui ne se donna même pas la peine de crier. Le simplet semblait se diriger vers son propre baraquement.
— Incroyable, grommela-t-il avant de retourner à ce qu’il faisait auparavant, c’est-à-dire rien.
Allan et Herbert disposaient à présent de deux uniformes qui les transformeraient instantanément en fières recrues de l’Armée rouge. Il fallait passer à la suite du plan.
Allan avait remarqué ces derniers temps une augmentation considérable des bateaux en partance pour Wonsan, en Corée du Nord. L’Union soviétique n’était pas officiellement engagée dans la guerre au côté des Nord-Coréens, mais depuis quelques semaines arrivaient à Vladivostok des trains entiers de matériel militaire, qui était ensuite chargé sur des navires ayant tous une seule et même destination. Celle-ci ne figurait nulle part, bien entendu, mais certains marins pouvaient se montrer bavards, et Allan savait poser les questions. Quelquefois, il arrivait même à voir la nature du chargement, par exemple quand il s’agissait de jeeps militaires ou carrément de tanks. En général, c’étaient surtout des caisses en bois d’apparence banale.
Allan avait pensé organiser une manœuvre de diversion, du genre de celle de Téhéran six ans auparavant. Un petit feu d’artifice pour fêter leur départ. Et c’est là que les conteneurs en partance pour Wonsan auraient un rôle à jouer. Allan ne pouvait pas en être sûr, mais il était en droit d’imaginer que certains renfermaient des matières explosives. Si l’une de ces caisses pouvait soudain exploser dans la zone portuaire et provoquer quelques petites détonations par-ci par-là, Herbert et Allan trouveraient peut-être un moment et un coin tranquille pour se déguiser en soldats soviétiques, puis ils voleraient un véhicule qui aurait un réservoir plein et la clé sur le contact, et dont le propriétaire serait parti faire un tour. Ensuite, les barrières des postes de garde s’ouvriraient sur l’ordre d’Allan et de Herbert, ils arriveraient à bonne distance du goulag et du port sans que quiconque s’aperçoive de leur disparition et de celle de la voiture, si bien que personne ne se lancerait à leur poursuite. Ils n’auraient plus qu’à se soucier de la façon dont ils entreraient sans encombre en Corée du Nord, en ressortiraient vivants et enfin atteindraient la Corée du Sud.
— Je sais bien que je suis un peu lent, mais il me semble que ton plan contient quelques incertitudes.
— Mais non, tu n’es pas lent, protesta Allan. Enfin, si, peut-être un peu, mais en ce qui concerne mon plan, tu as tout à fait raison. Pourtant, plus j’y pense, plus je me dis que je ne vais rien y changer, et tu verras que les choses sont ce qu’elles sont et qu’elles seront ce qu’elles seront, parce qu’en général c’est comme ça que ça se passe. Presque toujours.
La première et seule étape connue du projet d’évasion consistait à mettre le feu au bon conteneur. Pour cela, il fallait :
1. un conteneur adéquat,
2. quelque chose qui leur permettre d’y mettre le feu.
En attendant l’arrivée du bateau sur lequel serait chargé le conteneur, Allan envoya Herbert l’étourdi en mission spéciale. Il réussit cette fois à cacher dans son pantalon une fusée éclairante avant qu’un garde le découvre dans un endroit où il n’était absolument pas supposé se trouver. Au lieu de passer le prisonnier 133 par les armes, ou au moins de le fouiller, celui-ci se mit à lui faire la morale, lui disant qu’au bout de cinq ans il serait peut-être temps qu’il apprenne à circuler dans le camp sans se perdre systématiquement. Herbert s’excusa platement et s’en alla d’un pas incertain, dans la mauvaise direction afin de coller à son personnage.
— Ton baraquement se trouve vers la gauche, Einstein ! cria le gardien dans son dos. Ce n’est pas possible d’être aussi empoté !
Allan félicita Herbert d’avoir si bien joué son rôle et celui-ci rougit sous le compliment tout en minimisant son mérite. Il dit avec modestie qu’il n’était pas difficile de se faire passer pour un idiot quand on l’était réellement. Allan n’était pas d’accord avec son ami, parce que tous les imbéciles qu’il avait rencontrés dans sa vie essayaient de se faire passer pour le contraire.
Arriva le jour qui semblait être le bon. C’était un matin glacé, le 1er mars 1953. Un train, composé de tant de wagons que ni Herbert ni Allan ne parvinrent à les compter, arriva en gare de Vladivostok. C’était un convoi militaire, et tout ce qu’il transportait devait être chargé à bord de trois navires en partance pour la Corée du Nord. Le chargement comprenait huit tanks T34, qui pouvaient difficilement passer inaperçus. Le reste de la livraison était soigneusement emballé dans de gros conteneurs en bois ne portant aucune indication sur leur contenu. En revanche, les planches étaient suffisamment disjointes pour qu’on puisse glisser une fusée éclairante à l’intérieur. Et c’est précisément ce que fit Allan, dès que l’occasion se présenta, après avoir patienté une demi-journée.
La fusée dégagea un peu de fumée, mais heureusement elle n’éclata qu’au bout de quelques secondes, ce qui donna le temps à Allan de s’éloigner et lui évita d’être immédiatement soupçonné. Le conteneur s’enflamma rapidement malgré les quinze degrés au-dessous de zéro. Il était prévu qu’il explose quand le feu aurait atteint les caisses de grenades qui devaient se trouver à l’intérieur. Les gardiens se mettraient à courir comme des poules affolées, alors Allan et Herbert pourraient se glisser dans leur baraquement et se changer.
L’explosion attendue ne se produisit pas. En revanche, le nuage de fumée devint énorme et augmenta encore quand les gardiens, qui n’osaient pas approcher, envoyèrent les prisonniers arroser le conteneur en flammes.
Trois forçats profitèrent du manteau de fumée pour sauter par-dessus la palissade de deux mètres de haut et passer du côté libre du port. Le soldat posté dans le mirador numéro deux vit ce qui se passait et se mit immédiatement à mitrailler les fugitifs à travers le rideau de fumée. Comme il utilisait des balles traçantes, il atteignit sans difficulté les trois fuyards. S’ils n’avaient pas été tués sur le coup, ils l’auraient été de façon certaine une seconde plus tard, car le vigile avait tiré non seulement sur les trois hommes mais également sur le conteneur qui se trouvait à gauche de celui auquel Allan avait mis le feu. Celui d’Allan contenait mille cinq cents couvertures militaires, celui d’à côté mille cinq cents grenades à main. Les balles traçantes contenant du phosphore, dès que l’une d’elles eut atteint une grenade, celle-ci explosa, entraînant avec elle en un dixième de seconde ses mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf petites sœurs. L’explosion fut si violente que les quatre conteneurs suivants furent soulevés du sol et atterrirent entre trente et quatre-vingts mètres plus loin, à l’intérieur du camp.
Le conteneur numéro cinq recelait sept cents mines terrestres. La deuxième explosion fut aussi forte que la première et pulvérisa quatre caisses supplémentaires.
Allan et Herbert avaient espéré créer la confusion, ce fut le chaos le plus total. Et cela alla en empirant, car les conteneurs s’enflammèrent les uns après les autres. L’un d’eux contenait du gas-oil et de l’essence, qui en général ne servent pas à éteindre le feu. Un autre était rempli de munitions qui se mirent à vivre leur propre vie. Deux miradors et huit baraquements brûlaient déjà avant que les missiles ne s’en mêlent. Le premier abattit le troisième mirador, le deuxième emporta le poste de garde à l’entrée du goulag, avec la barrière, la clôture et le reste.
Quatre navires attendaient leur chargement dans le port ; les missiles suivants les embrasèrent.
Un nouveau conteneur de grenades explosa, déclenchant une réaction en chaîne qui détruisit jusqu’au dernier conteneur. Il s’agissait d’une nouvelle caisse de missiles, qui s’envolèrent dans la direction opposée, c’est-à-dire vers la zone ouverte du port où un pétrolier transportant soixante-cinq mille tonnes de pétrole arrivait justement à quai. Un premier tir atteignit le pont de commandement, trois autres crevèrent la coque, provoquant un brasier plus important que tous ceux qui grondaient déjà.
Le supertanker en flammes se mit à dériver le long du quai en direction du centre de la ville. Au cours de son ultime voyage, il mit le feu à plusieurs maisons le long du front de mer, sur une distance de deux kilomètres deux cents. Pour couronner le tout, ce jour-là soufflait un vent de sud-est. Il ne fallut pas plus de vingt minutes pour que toute la ville de Vladivostok soit la proie des flammes.
Le camarade Staline terminait de dîner avec ses valets, Beria, Malenkov, Boulganine et Khrouchtchev dans sa résidence de Krylatskoïe, quand il reçut l’annonce de la destruction quasi totale de la ville de Vladivostok, à la suite d’un départ de feu dans un conteneur de couvertures militaires.
Staline resta… hébété.
Son nouveau favori, le très efficace Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, lui demanda s’il pouvait se permettre un petit conseil, et Staline répondit mollement qu’il l’en priait instamment.
— Cher camarade Staline, déclara Khrouchtchev, je suggère que vous fassiez comme si ce qui vient d’arriver n’était jamais arrivé. Je suggère que Vladivostok soit pour l’instant rayé de la carte du monde, et que nous reconstruisions patiemment la ville pour en faire le port d’attache de notre flotte sur l’océan Pacifique, comme le camarade Staline a toujours eu l’intention de le faire. Mais surtout : ce qui est arrivé n’est jamais arrivé, car dans le cas contraire nous montrerions à la face du monde une faiblesse que nous ne pouvons pas nous permettre. Le camarade Staline comprend-il ce que je veux dire ? Le camarade Staline est-il d’accord avec ce que je propose ?
Staline était toujours hébété. Un peu ivre, aussi. Il hocha la tête et ordonna à Khrouchtchev de faire en sorte que ce qui était arrivé… ne soit jamais arrivé. Puis il annonça qu’il était temps à présent pour le camarade Staline de se retirer, car il ne se sentait pas très bien.
Vladivostok, se disait le maréchal Beria. N’est-ce pas là que j’ai envoyé cet expert fasciste que je voulais garder sous le coude au cas où nous ne trouverions pas tout seuls la formule pour fabriquer nous-mêmes la bombe ? Je l’avais complètement oublié, celui-là. J’aurais dû l’éliminer dès que le camarade Iouli Borisovitch Popov a résolu l’énigme. Enfin, il est probablement mort brûlé. Mais il n’était pas obligé de mettre le feu à toute la ville par la même occasion.
À la porte de sa chambre, Staline prévint qu’il ne voulait être dérangé sous aucun prétexte. Puis il s’enferma, s’assit au bord de son lit et déboutonna lentement sa chemise en réfléchissant.
Vladivostok, la ville que Staline avait choisie comme port sur le Pacifique pour sa flotte navale. Vladivostok, qui devait jouer un rôle si important dans la guerre de Corée et l’offensive qui se préparait. Vladivostok… n’existait plus !
Staline se demanda comment un conteneur de couvertures pouvait prendre feu tout seul par moins quinze ou moins vingt degrés. Quelqu’un était forcément responsable… Et ce salopard allait… allait…
Staline s’écroula sur son tapis. Crise cardiaque. Il resta là vingt-quatre heures, car on ne dérangeait pas le camarade Staline quand celui-ci avait demandé à ne pas être dérangé.
Le baraquement d’Allan et Herbert fut un des premiers à brûler, et les deux amis durent renoncer à y entrer pour revêtir leurs uniformes.
Mais les postes de contrôle du camp s’étaient déjà écroulés et du coup il n’y avait pas de gardiens en faction. Ce n’était donc pas un problème de sortir du goulag. Le problème était de savoir ce qui allait se passer après. On ne pouvait plus voler un véhicule de l’armée, puisqu’ils étaient tous en flammes. Se rendre en ville afin de trouver une voiture était exclu également : pour une raison ou pour une autre, l’incendie s’était propagé dans tout Vladivostok.
La plupart des forçats qui avaient survécu au feu et aux explosions s’étaient rassemblés en troupeau sur la route, à bonne distance des grenades, des missiles et des divers projectiles non identifiés qui continuaient à voler dans tous les sens. Quelques optimistes s’étaient mis en route, vers le nord-ouest, la seule direction envisageable pour un Russe. À l’est, il n’y avait que de l’eau, au sud, la guerre de Corée faisait rage, à l’ouest se trouvait la Chine, et au nord, il n’y avait plus qu’une ville en train de se consumer d’un bout à l’autre. Il ne restait qu’une seule option : marcher tout droit vers le vrai froid sibérien. Les soldats survivants avaient évidemment suivi le même raisonnement et, avant la fin de la journée, ils avaient rattrapé et envoyé au royaume éternel tous les fuyards.
Enfin, presque tous. Allan et Herbert avaient réussi à trouver une cachette, au sud-est de Vladivostok. Ils s’arrêtèrent à cet endroit pour se reposer un peu et constater l’étendue des dégäts.
— Costaud, la fusée ! commenta Herbert.
— Oui, une bombe atomique aurait eu à peine plus d’effet, dit Allan.
— Et maintenant, on fait quoi ? demanda Herbert, qui commençait à avoir froid et en venait presque à regretter le camp disparu.
— Maintenant, on va en Corée du Nord, mon ami, dit Allan. Et comme il n’y a pas de voiture à notre disposition, on va y aller à pied. Ça nous réchauffera.
Kirill Afanassievitch Meretskov était l’un des généraux les plus décorés de l’Armée rouge. Il avait notamment reçu la médaille de « héros de l’Union soviétique » et avait été récompensé de l’ordre de Lénine pas moins de sept fois.
En tant que chef de la IVe armée, il s’était battu vaillamment contre les Allemands à Leningrad et, au bout de neuf cents terribles journées de lutte, avait libéré la ville. Rien de surprenant donc à ce que Meretskov fut nommé « maréchal de l’Union soviétique », en plus de tous ses autres titres honorifiques, ordres et médailles.
Quand Hitler eut été repoussé pour de bon, Meretskov était parti vers l’est en train, un voyage de neuf mille six cents kilomètres. On avait besoin de lui pour prendre le commandement de la lointaine Ire armée sur le front de l’Est afin de chasser les Japonais de Mandchourie. Là encore il avait réussi, ce qui n’avait surpris personne.
La guerre terminée, Meretskov était complètement rincé. Comme personne ne l’attendait à Moscou, il avait décidé de rester dans l’Est, et s’était retrouvé derrière un bureau à Vladivostok. Un beau bureau, cela dit. En teck massif.
À la fin de l’hiver 1953, il avait cinquante-six ans et était toujours derrière son bureau. Depuis ce poste, il contrôlait la non-ingérence soviétique dans la guerre de Corée. Tant Meretskov que Staline pensaient qu’il était de la plus haute importance stratégique que la Russie n’entre pas en conflit direct avec les soldats américains à ce moment précis de l’histoire. Bien sûr, les deux puissances disposaient maintenant de la bombe, mais les Américains avaient quand même une longueur d’avance. Chaque chose en son temps. Actuellement, il ne fallait surtout pas les provoquer. Ce qui ne voulait pas dire qu’on ne devait pas gagner la guerre de Corée.
Le maréchal avait fait ses preuves et estimait avoir le droit de se reposer de temps en temps. Il possédait un relais de chasse près de Kraskino, à deux heures de route au sud de Vladivostok. Il y allait le plus souvent possible, surtout en hiver. De préférence tout seul, en faisant abstraction de son adjudant, car, si un maréchal se met à conduire lui-même sa voiture, où va-t-on ?
Le maréchal Meretskov et son adjudant roulaient sur la route sinueuse qui longe la côte entre Kraskino et Vladivostok ; ils étaient encore à une heure de leur destination quand ils virent au nord une colonne de fumée noire. Que se passait-il ? Y avait-il un incendie quelque part ?
La distance était trop grande pour que la longue-vue soit d’une quelconque utilité. Le maréchal Meretskov ordonna à son adjudant de mettre le pied au plancher et de faire en sorte de trouver dans une vingtaine de minutes un poste d’observation qui offre une vue dégagée sur la baie. Qu’avait-il bien pu se passer ? Quelque chose brûlait, cela ne faisait aucun doute.
Allan et Herbert avaient déjà fait un bon bout de chemin quand ils virent approcher une élégante voiture militaire vert kaki, qui venait du sud. Ils se cachèrent derrière une congère. Le véhicule ralentit et s’arrêta à moins de cinquante mètres d’eux. Un officier couvert de décorations et son adjudant en descendirent. Ce dernier sortit une longue-vue du coffre de la Pobeda et la tendit à son chef. Puis ils s’éloignèrent tous les deux de la voiture afin de trouver un endroit qui leur permette de voir toute la baie jusqu’à l’autre rive, où se trouvait encore récemment la ville de Vladivostok.
Allan et Herbert avaient la voie libre pour s’approcher discrètement de la voiture et s’emparer du revolver de l’officier ainsi que du fusil automatique de l’adjudant. Allan se chargea de leur annoncer qu’ils s’étaient mis dans une situation délicate :
— Messieurs, je vous prie de bien vouloir retirer vos vêtements.
Le maréchal Meretskov fut indigné. Ce n’était pas une façon de traiter un maréchal de l’Union soviétique, même de la part d’un prisonnier du goulag. Ces messieurs imaginaient-ils une seconde que le maréchal Kirill Afanassievitch Meretskov allait retourner à Vladivostok à pied et en caleçon ? Allan admit qu’il aurait du mal, vu que Vladivostok était quasiment réduite à un tas de cendres à l’heure qu’il était. Ce détail mis à part, c’était à peu près ainsi qu’il avait imaginé les choses. Enfin, ces messieurs pouvaient enfiler des pyjamas de bagnard rayés noir et blanc, s’ils préféraient ; de toute façon, plus ils allaient approcher de Vladivostok, si on pouvait encore nommer ainsi le tas de ruines et le nuage noir a l’horizon, plus il ferait chaud.
Allan et Herbert revêtirent les uniformes volés et laissèrent leurs tenues de forçats en tas par terre. Allan se dit qu’il valait mieux qu’il conduise, et laissa à Herbert le rôle du maréchal. Herbert s’installa sur le siège du passager et Allan prit le volant. Au moment de partir, il recommanda au maréchal de ne pas prendre un air aussi contrarié, car cela ne changerait rien à la situation. En plus, c’était bientôt le printemps, et le printemps à Vladivostok… enfin… bon. Allan conseilla aussi au maréchal d’essayer la pensée positive, mais ajouta qu’il était bien sûr libre de penser ce qu’il voulait. S’il tenait absolument à se promener en caleçon en broyant du noir, c’était son droit.
— Allez, salut, maréchal. Et je vous salue aussi, adjudant, dit Allan.
Le maréchal ne répondit pas. Il semblait toujours fäché quand Allan fit faire demi-tour à la Pobeda pour rouler vers le sud et sa prochaine étape : la Corée du Nord.
Le passage de la frontière entre l’Union soviétique et la Corée du Nord fut une simple formalité et se passa en un temps record. Les douaniers russes se mirent au garde-à-vous et les Nord-Coréens firent de même. Les barrières s’ouvrirent devant le maréchal soviétique (Herbert) et son adjudant (Allan) sans qu’un seul mot ait été échangé. Le plus dévoué des deux douaniers nord-coréens eut même les larmes aux yeux en voyant à quel point le haut commandement soviétique se montrait concerné par la situation. La Corée ne pouvait pas imaginer de meilleur voisin que l’URSS. Le maréchal était sûrement en route vers Wonsan pour s’assurer que les livraisons d’armes et de matériel militaire arrivaient à bon port.
Évidemment, il se trompait. Ce maréchal-là se moquait éperdument du bien-être de la Corée du Nord. Il n’était même pas certain qu’il sache dans quel pays il se trouvait. Il était concentré sur le système d’ouverture de la boîte à gants, qu’il ne parvenait pas à comprendre.
Allan avait appris par les marins du port de Vladivostok que la guerre de Corée était dans l’impasse. Les deux parties étaient retournées chacune de leur côté du trente-huitième parallèle. Il avait tenté d’expliquer la situation à Herbert, qui avait en vain essayé de se représenter le passage du nord au sud. Dans son esprit, il s’agissait de prendre son élan et de faire un grand saut, en espérant que ce trente-huitième parallèle n’était pas trop large. Il y avait évidemment un risque de se faire tirer dessus pendant qu’on était en l’air, mais l’idée n’était pas pour lui déplaire.
À plusieurs kilomètres de la frontière, la guerre faisait rage. Des avions américains sillonnaient l’espace aérien et semblaient avoir décidé de bombarder tout ce qu’ils voyaient. Allan comprit qu’une voiture russe de grand luxe, couleur vert armée, constituait une excellente cible, et décida de quitter la route principale, toujours vers le sud et sans demander la permission à son maréchal. Pour rejoindre l’intérieur du pays, il s’engagea sur des routes plus petites qui offraient des abris plus nombreux pour se cacher chaque fois que la circulation devenait trop dense au-dessus de leurs têtes.
Au bout d’un moment, Allan bifurqua vers le sud-ouest, pendant que Herbert le distrayait en lui faisant à haute voix l’inventaire du portefeuille du maréchal, qu’il avait trouvé dans la poche de poitrine de son uniforme. Il contenait une somme importante en roubles, mais aussi divers papiers concernant l’identité du maréchal, ainsi que quelques lettres qui donnaient une idée de ce qu’il fabriquait à Vladivostok quand la ville existait encore.
— Je me demande s’il n’avait pas quelque chose à voir avec le chargement qui est arrivé par train, dit Herbert.
Allan complimenta Herbert pour cette astucieuse remarque, et Herbert rougit. C’était amusant de dire des choses astucieuses de temps en temps.
— Penses-tu pouvoir te souvenir du nom du maréchal Kirill Afanassievitch Meretskov, au fait ? Ce serait assez pratique dans les jours qui viennent.
— Je suis tout à fait sûr d’en être incapable, répondit Herbert.
Quand la nuit tomba, Allan et Herbert entrèrent dans la cour d’une ferme qui leur sembla faire partie d’une exploitation prospère. Le paysan, sa femme et leurs deux enfants se mirent aussitôt en rang devant la porte pour accueillir ces invités de marque dans leur belle voiture. L’adjudant Allan s’excusa en russe et en chinois, en son nom et en celui du maréchal, de venir ainsi à l’improviste, et leur demanda si par hasard ils pourraient leur offrir de quoi se restaurer. Il précisa qu’ils seraient dédommagés, à condition qu’ils acceptent les roubles, car c’était tout ce qu’ils avaient sur eux.
Le fermier et sa femme ne comprirent pas un mot de ce que leur avait dit Allan. Mais le plus grand des enfants, un garçon de douze ans, étudiait le russe à l’école et se chargea de la traduction. Quelques minutes après, le maréchal Herbert et son adjudant Allan étaient conviés à partager le repas familial.
Quatorze heures plus tard, Allan et Herbert étaient prêts à reprendre la route. Il y avait d’abord eu le dîner avec le paysan, sa femme et leurs enfants, composé de haricots et de porc à l’ail avec du riz accompagné d’alcool de riz coréen. Alléluia ! L’eau-de-vie coréenne n’avait pas le même goût que la suédoise, mais, après cinq ans et trois semaines d’abstinence forcée, elle leur parut excellente.
Après le dîner, le maréchal et son adjudant furent invités à rester pour la nuit. Le maréchal Herbert s’installa dans le lit du couple pendant que ces derniers allaient coucher dans la chambre de leurs enfants. L’adjudant Allan dormit par terre dans la cuisine.
Quand le jour se leva, ils déjeunèrent de légumes cuits à la vapeur, de fruits séchés et de thé, puis le fermier fit le plein de la voiture du maréchal avec de l’essence qu’il gardait dans une cuve à l’intérieur de l’une des granges.
Le paysan refusa la liasse de roubles que lui tendait le maréchal, jusqu’à ce que Herbert se mette à hurler en allemand :
— Tu vas prendre ce fric, crétin de péquenot !
Le fermier eut si peur qu’il accepta l’argent sans avoir compris ce que Herbert lui avait dit.
Puis tout le monde se dit au revoir, et le voyage continua par une petite route sinueuse en direction du sud-ouest, sans rencontrer âme qui vive, avec en bruit de fond le grondement menaçant des bombardiers.
En approchant de Pyongyang, Allan réfléchissait à un nouveau plan. Le premier ne paraissait plus très adapté. Il semblait exclu d’atteindre la Corée du Sud depuis l’endroit où Herbert et lui se trouvaient.
La nouvelle idée qui s’imposa à lui fut de prendre contact avec le Premier ministre Kim Il-sung. Après tout, Herbert était un maréchal soviétique !
Herbert s’excusa de se mêler de la planification, mais il ne voyait pas l’intérêt qu’il y aurait à rencontrer Kim Il-sung.
Allan ne savait pas encore, mais promit d’y réfléchir. Une chose était certaine, plus on s’approchait de ces messieurs du pouvoir, meilleure était la nourriture. L’eau-de-vie aussi, d’ailleurs.
Allan savait que tôt ou tard Herbert et lui se feraient arrêter sur la route et devraient faire face à un vrai contrôle d’identité. Même un maréchal ne pouvait pas se promener dans la capitale d’une nation en guerre sans se voir poser un minimum de questions. Allan avait passé des heures à expliquer à Herbert ce qu’il aurait à dire. Une seule chose en fait, mais essentielle : « Je suis le maréchal Meretskov de l’Union soviétique, amenez-moi à votre dirigeant ! »
Pyongyang était protégée à cette époque par une ceinture militaire positionnée à l’extérieur et une deuxième division à l’intérieur. La première, basée à vingt kilomètres de la ville, était composée de canons de défense antiaérienne et d’un double poste de contrôle routier, alors que la ceinture intérieure était une véritable barricade, une ligne de front destinée à repousser une éventuelle attaque terrestre. Allan et Herbert furent donc arrêtés dans un premier temps à l’un des postes frontières par un soldat nord-coréen dans un état d’ébriété avancé, qui portait en travers de la poitrine une mitrailleuse sans sécurité. Le maréchal Meretskov avait répété son unique réplique maintes et maintes fois et il déclama :
— Je suis le dirigeant, conduisez-moi… en Union soviétique.
Heureusement, le soldat ne comprenait pas le russe. Comme il comprenait le chinois, l’adjudant Allan put donc faire l’interprète pour son maréchal et traduire tous les mots, dans le bon ordre.
Le soldat avait une telle quantité d’alcool dans le sang qu’il n’avait pas la moindre idée de la mesure à prendre en la circonstance. Quoi qu’il en soit, il fit entrer Allan et Herbert à l’intérieur du poste de garde et téléphona à son collègue qui se trouvait à un deuxième poste de contrôle deux cents mètres plus loin. Puis il s’assit dans un vieux fauteuil très usé et sortit de sa poche sa troisième bouteille d’alcool de riz de la journée. Il en prit une gorgée et se mit à fredonner une mélodie. Ses yeux vitreux et totalement inexpressifs regardaient au-delà de ses deux hôtes soviétiques, pour aller se perdre très loin dans le néant.
Le comportement qu’avait eu Herbert devant le garde inquiétait Allan, qui se dit qu’avec lui dans le rôle du maréchal, en moins de deux minutes face à Kim Il-sung, ils seraient tous les deux arrêtés. Allan voyait par la fenêtre l’autre garde approcher. Il fallait faire vite.
— Donne-moi tes vêtements, Herbert.
— Pourquoi ?
— Tout de suite.
En un temps record, le maréchal devint adjudant et l’adjudant, maréchal. Le regard du soldat ivre mort glissa vaguement sur eux et il gargouilla quelques mots en coréen.
Dix secondes plus tard, le deuxième soldat entra dans le poste de contrôle et se mit instantanément au garde-à-vous quand il vit quels éminents visiteurs l’attendaient. Le soldat numéro deux parlait également le chinois et Allan réitéra, dans son nouveau rôle de maréchal, le souhait de rencontrer le Premier ministre Kim Il-sung. Avant que le deuxième soldat ait eu le temps de répondre, son collègue l’interrompit avec le même gargouillement que précédemment.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Allan.
— Il dit que vous venez de vous mettre nus tous les deux et qu’ensuite vous vous êtes rhabillés, répondit sans ambages le soldat numéro deux.
— Ah ! L’alcool ! commenta Allan en secouant la tête.
Le soldat numéro deux les pria d’excuser le comportement du soldat numéro un. Quand il jura à nouveau qu’Allan et Herbert venaient de se déshabiller, l’autre lui donna un coup de poing dans le nez et lui ordonna de se taire une bonne fois pour toutes s’il ne voulait pas avoir droit à un rapport pour ivrognerie.
Le soldat numéro un se tut et reprit une petite gorgée. Le deuxième passa un ou deux coups de fil avant de rédiger un laissez-passer en coréen, qu’il signa et tamponna en deux endroits et qu’il remit au maréchal Allan en disant :
— Vous présenterez ceci au prochain poste de contrôle, maréchal. Là-bas, il y aura quelqu’un qui vous conduira au bras droit du bras droit du Premier ministre.
Allan le remercia, lui adressa un salut militaire et retourna à la voiture, poussant un peu Herbert devant lui.
— C’est toi l’adjudant maintenant, alors il va falloir que tu conduises.
— Intéressant, fit Herbert. Je n’ai pas conduit une voiture depuis que la police suisse m’a interdit de tenir un volant… à vie.
— Je préfère ne plus rien entendre, dit Allan.
— J’ai un petit problème avec cette histoire de gauche et de droite, ajouta Herbert.
— Je te le répète, je préfère ne plus rien entendre.
Ils repartirent avec Herbert à la place du conducteur, et cela se passa beaucoup mieux qu’Allan ne l’avait craint. De surcroît, le laissez-passer leur permit d’arriver sans encombre jusqu’au centre de la ville et même d’accéder au palais du Premier ministre. Là, le bras droit du bras droit les reçut et leur dit que le bras droit leur accorderait une audience dans trois jours. En attendant, ils pouvaient s’installer dans les chambres d’amis du palais. Le dîner était servi à vingt heures.
— Et voilà ! dit Allan à Herbert sur un ton triomphant.
Kim Il-sung naquit en avril 1912 dans une famille chrétienne de la banlieue de Pyongyang. Sa famille, comme toutes les autres familles coréennes d’ailleurs, dépendait du gouvernement japonais. Depuis des années, les Japonais agissaient à leur guise avec les habitants de la colonie. Des centaines de milliers de femmes et de petites filles coréennes étaient réduites en esclavage pour satisfaire les caprices sexuels des soldats de l’empereur. Les hommes de Corée, recrutés de force dans l’armée, devaient se battre pour cet empereur qui les obligeait à prendre des noms japonais et faisait tout ce qu’il pouvait pour que la culture et la langue coréennes disparaissent.
Le père de Kim Il-sung était un pharmacien sans histoire ; c’était aussi un homme qui n’hésitait pas à dire haut et fort ce qu’il pensait du comportement des Japonais, si bien qu’il dut fuir en Mandchourie chinoise avec sa famille.
Là-bas, tout alla très bien jusqu’en 1931, année où l’armée japonaise s’attaqua à cette région également. Son père était déjà mort, mais sa mère convainquit Kim Il-sung de rejoindre la guérilla, espérant qu’il contribuerait à chasser les Japonais de Mandchourie, et pourquoi pas de Corée.
Kim Il-sung fit carrière au sein de la guérilla communiste chinoise. Il fut vite remarqué pour son esprit d’initiative et son courage et fut nommé capitaine d’une importante division. Il se battit avec témérité contre les Japonais, et malgré cela toute son unité fut décimée, lui et quelques hommes exceptés. C’était en 1941, en pleine guerre mondiale, et Kim Il-sung fut obligé de se réfugier en Union soviétique.
Là aussi il fit carrière. Il devint capitaine de l’Armée rouge et se battit sous le drapeau russe jusqu’en 1945.
À la fin de la guerre, le Japon se retira enfin de Corée. Kim Il-sung revint d’exil, avec une aura de héros national. Il n’y avait plus qu’à construire le nouvel État, et Kim Il-sung devint tout naturellement son chef.
Les deux vainqueurs de la guerre, la Russie et les États-Unis, s’étaient partagé le pays en fonction de leurs intérêts personnels, et en Amérique on ne trouvait pas du tout que ce fût une bonne idée d’avoir à la tête de toute la péninsule un communiste avéré. Ils mirent donc en place au sud du pays un chef d’État à leur convenance, un autre Coréen en exil. Kim Il-sung aurait dû se contenter de la partie nord, ce qu’il ne fit pas. Il préféra déclencher la guerre de Corée. S’il avait réussi à expulser les Japonais, il n’aurait aucun mal à se débarrasser des Américains et de tous leurs pions de l’ONU.
Kim Il-sung s’était battu sous le drapeau chinois, puis sous le drapeau russe. Maintenant il se battait pour son propre compte. Et s’il avait appris une chose, c’est qu’il ne fallait faire confiance à personne d’autre qu’à soi-même.
Il était prêt à faire une unique exception à cette règle, et cette unique exception était devenue son bras droit.
Celui qui souhaitait s’entretenir avec le Premier ministre Kim Il-sung devait d’abord solliciter un entretien avec ce bras droit, qui n’était autre que son fils.
Kim Jong-il.
Agé de onze ans.
« Et tu devras toujours faire attendre tes visiteurs pendant au moins soixante-douze heures avant de les recevoir. C’est ainsi qu’on assoit son autorité, mon fils, lui avait expliqué Kim Il-sung.
— Je crois comprendre, père », avait menti Kim Jong-il.
Après quoi il était allé vérifier dans le dictionnaire les mots qu’il ne connaissait pas.
Cela ne dérangea pas du tout Herbert et Allan d’attendre pendant trois jours. Au palais du Premier ministre, la nourriture était bonne et les lits moelleux. Enfin, il était rare que les bombardiers américains s’approchent de Pyongyang, car il y avait des cibles beaucoup plus simples à atteindre.
Le jour de l’audience finit tout de même par arriver. Le bras droit du bras droit du Premier ministre vint chercher Allan et le conduisit jusqu’au bureau du bras droit en traversant d’interminables couloirs. Allan savait déjà que le bras droit n’était en fait qu’un gamin.
— Je suis Kim Jong-il, le fils du Premier ministre. Je suis aussi son bras droit.
Kim Jong-il donna au maréchal une poignée de main ferme, bien que sa main disparût entièrement dans la grosse pogne d’Allan.
— Et moi, je suis le maréchal Kirill Afanassievitch Meretskov, dit Allan. Je remercie le jeune monsieur Kim d’avoir bien voulu me recevoir. Monsieur m’autorise-t-il à lui exprimer ma requête sans détour ?
Monsieur Kim autorisa, et Allan continua à mentir : le maréchal était porteur d’un message personnel à l’intention du Premier ministre qui lui avait été confié par le camarade Staline à Moscou. Comme il courait certains bruits selon lesquels les États-Unis, ces hyènes capitalistes, auraient infiltré les services secrets soviétiques (le maréchal préférait ne pas entrer dans les détails, si le jeune monsieur Kim voulait bien le lui pardonner), le camarade Staline avait décidé que le message serait transmis de vive voix. Cet immense honneur était échu au maréchal ici présent et à son adjudant que, pour des raisons de sécurité, il avait préféré laisser dans la chambre.
Kim Jong-il regarda le maréchal d’un air soupçonneux ; il semblait presque lire dans les pensées d’Allan quand il répondit que son rôle était de protéger son père en toutes circonstances, ce qui consistait avant tout à ne faire confiance à personne. C’était ce que son père lui avait enseigné, expliqua-t-il. C’est pourquoi il n’avait pas l’intention de conduire le maréchal auprès de son père le Premier ministre avant d’avoir contrôlé son histoire avec le Soviet. Il allait téléphoner à Moscou afin de vérifier si le maréchal avait été envoyé par l’oncle Staline ou pas.
Voilà qui n’arrangeait pas Allan. Il fallait faire en sorte d’empêcher ce coup de fil.
— Ce n’est évidemment pas le rôle d’un simple maréchal de vous contredire, mais je me permets de faire remarquer qu’il ne serait peut-être pas très prudent d’employer le téléphone pour demander s’il est vrai qu’il n’est pas prudent d’employer le téléphone.
Le jeune monsieur Kim entendit ce que le maréchal Allan venait de lui dire. Mais les mots de son père résonnaient dans sa tête. « Ne fais confiance à personne, mon fils. » Finalement, le garçon trouva une solution. Il allait téléphoner au camarade Staline et lui parler en langage codé. Le jeune Kim avait rencontré l’oncle Staline à de nombreuses reprises et l’oncle Staline l’appelait toujours « le petit révolutionnaire ».
— Je vais appeler l’oncle Staline, me présenter comme « le petit révolutionnaire », et puis je lui demanderai s’il a envoyé quelqu’un pour parler à mon père. Comme ça, je n’en aurai pas trop dit, même si les Américains écoutent. Qu’en pense monsieur le maréchal ?
Le maréchal était en train de se dire que ce gamin était un coquin fort rusé. Quel âge pouvait-il avoir ? Dix ans ? Allan était lui aussi devenu adulte très vite. À l’âge de Kim Jong-il, il portait déjà à plein temps des caisses de dynamite chez Nitroglycerin AB à Flen. L’affaire était mal engagée. Enfin, c’était comme pour tout, il verrait bien.
— Je crois que monsieur Kim est un garçon très intelligent qui a un grand avenir devant lui, dit Allan, laissant le destin s’occuper du reste.
— J’ai l’intention de reprendre le travail de mon père après lui, et monsieur le maréchal a raison quant à mon intelligence. Je vais vous laisser boire tranquillement une tasse de thé pendant que je téléphone à l’oncle Staline.
Le jeune monsieur Kim se dirigea vers le bureau marron dans l’angle de la pièce, pendant qu’Allan se servait du thé en se demandant s’il ne devrait pas essayer de sauter par la fenêtre. Il abandonna vite cette idée. Le bureau de Kim Jong-il était au quatrième étage du palais ministériel, et il ne pouvait pas laisser tomber son copain. Herbert aurait sûrement sauté, s’il avait osé, mais pour l’instant il n’était pas là.
Allan fut soudainement interrompu dans ses pensées. Kim Jong-il venait d’éclater en sanglots. Il reposa le combiné et se précipita vers Allan.
— L’oncle Staline est mort ! L’oncle Staline est mort !
Allan se dit qu’il avait vraiment une chance incroyable.
— Allons, allons, jeune monsieur Kim. Venez là, que votre oncle le maréchal vous fasse un gros câlin. Allons, allons…
Quand le jeune monsieur Kim fut à peu près consolé, il n’était plus le même petit garçon trop sérieux. Comme s’il n’avait plus la force de jouer à être adulte. Entre deux reniflements, il parvint à expliquer que l’oncle Staline avait eu une attaque deux jours auparavant et que d’après la tante Staline, comme il l’appelait, il était décédé quelques minutes avant l’appel de monsieur Kim.
Le jeune monsieur Kim pelotonné sur ses genoux, Allan raconta avec émotion sa dernière entrevue avec le camarade Staline. Ils avaient partagé un repas de fête et l’ambiance avait été aussi bonne qu’elle pouvait l’être entre de bons amis. Le camarade Staline avait dansé et chanté toute la soirée. Allan fredonna la comptine avec laquelle Staline les avait divertis juste avant de « péter les plombs », et le jeune monsieur Kim reconnut la chanson ! L’oncle Staline la lui avait chantée à lui aussi. À partir de ce moment, tous les doutes de Kim Jong-il furent balayés. L’oncle maréchal était celui qu’il prétendait être. Le jeune monsieur Kim allait faire en sorte que le Premier ministre le reçoive dès le lendemain. Mais d’abord il voulait encore un gros câlin.
Le Premier ministre ne gouvernait pas son demi-pays dans un bureau. C’eût été s’exposer à de trop gros risques. Non. Pour rencontrer Kim Il-sung, il fallait faire un petit voyage qui par mesure de sécurité s’effectuait dans un SU-122, une voiture-canon d’infanterie légère, d’autant plus que le bras droit du Premier ministre était du voyage.
Le trajet ne fut pas confortable — le confort n’est pas ce qu’on attend en priorité d’une automitrailleuse. Allan eut tout le temps de réfléchir. Il se demandait ce qu’il allait pouvoir raconter à Kim Il-sung, et aussi où il voulait en venir.
Il avait prétendu devant le bras droit du Premier ministre, qui était aussi son fils, qu’il était porteur d’une importante nouvelle émanant du camarade Staline, et jusque-là tout s’était bien passé, puisque ce dernier n’était plus là pour le contredire. Le faux maréchal avait maintenant les coudées franches. Allan décida d’annoncer à Kim Il-sung que Staline souhaitait lui fournir deux cents chars supplémentaires afin de soutenir sa lutte communiste en Corée. Ou trois cents. Plus il y en aurait, plus le Premier ministre serait content.
Et lui, qu’attendait-il de cette entrevue ? Il avait modérément envie de retourner en Union soviétique après avoir rempli sa fausse mission auprès de Kim Il-sung. Mais demander au Premier ministre de les aider, Herbert et lui, à passer en Corée du Sud ne semblait pas très judicieux. Le voisinage de Kim Il-sung allait devenir malsain, au fur et à mesure que les jours s’écouleraient sans voir l’arrivée des chars promis.
La Chine pouvait-elle constituer une solution de repli ? Quand Allan et Herbert portaient un costume rayé noir et blanc, la réponse était non, mais ce n’était plus le cas. De « menace », le puissant voisin de la Corée était devenu « promesse » depuis qu’Allan s’était métamorphosé en maréchal soviétique. Surtout s’il réussissait à obtenir une jolie lettre d’introduction écrite par Kim Il-sung.
Sa prochaine étape serait donc la Chine. Ensuite… S’il n’avait pas d’autre idée entre-temps, il pourrait toujours traverser l’Himalaya une deuxième fois.
Allan trouva qu’il avait assez réfléchi comme ça. Il allait d’abord offrir trois cents chars à Kim Il-sung, ou quatre cents. Aucune raison de se montrer radin. Puis il demanderait humblement au Premier ministre de lui procurer un moyen de transport et un visa pour la Chine, sachant qu’il avait également une démarche à effectuer auprès de Mao Tsé-toung. Allan fut satisfait de ce plan qui lui semblait sans faille.
Le char d’artillerie et ses passagers, Allan, Herbert et le jeune Kim Jong-il, pénétrèrent à la tombée de la nuit dans ce qui sembla à Allan être une ville de garnison.
— Tu crois que nous sommes en Corée du Sud ? demanda Herbert, plein d’espoir.
— S’il y a un endroit où je suis certain que Kim Il-sung ne se trouve pas, c’est en Corée du Sud, rétorqua Allan.
— Non, bien sûr… c’est ce que je me disais aussi.
Le véhicule à dix chenilles s’arrêta brusquement. Les trois passagers s’extirpèrent de la cabine et descendirent sur la terre ferme. Ils se trouvaient sur un terrain d’aviation militaire, devant ce qui était sans doute le bâtiment de l’état-major.
Le jeune monsieur Kim tint la porte ouverte pour Allan et Herbert, et repassa ensuite devant eux sur ses petites jambes pour leur ouvrir la porte suivante. Ils virent un immense bureau jonché de documents, devant un mur sur lequel était affichée une grande carte de la Corée. À droite de la pièce se trouvait un coin salon. Le Premier ministre Kim Il-sung était assis dans l’un des canapés et il n’était pas seul. Deux soldats au garde-à-vous et armés de pistolets-mitrailleurs se tenaient immobiles contre le mur opposé.
— Bonsoir, monsieur le Premier ministre, dit Allan. Je suis le maréchal Kirill Afanassievitch Meretskov d’Union soviétique.
— Faux, dit tranquillement Kim Il-sung. Je connais très bien le maréchal Meretskov.
— Aïe, fit Allan.
Les soldats quittèrent instantanément leur position et mirent en joue le faux maréchal et son faux adjudant. Kim Il-sung garda son calme, mais son fils éclata en sanglots… et de colère en même temps. C’est peut-être à cet instant précis que mourut ce qui restait d’enfance en lui. « Tu ne dois faire confiance à personne ! » Il s’était laissé aller sur les genoux d’un faux maréchal. « Tu ne dois faire confiance à personne ! » Il ne ferait plus jamais confiance à quiconque pour le restant de ses jours.
— Tu vas mourir ! hurla-t-il à Allan entre deux sanglots. Et toi aussi ! cria-t-il à Herbert.
— Effectivement, vous allez mourir bientôt, dit Kim Il-sung sur le même ton posé, mais d’abord vous allez nous raconter qui vous a envoyé.
Ça ne sent pas bon du tout, se dit Allan.
Chouette, on va mourir, se disait Herbert au même moment.
Le vrai maréchal Kirill Afanassievitch Meretskov n’avait pas eu d’autre choix que de faire la route à pied avec son adjudant en direction de ce qui restait de Vladivostok.
Après plusieurs heures, ils étaient arrivés à un camp de tentes que l’Armée rouge avait édifié à l’extérieur de la ville détruite. L’humiliation du maréchal avait atteint son comble quand on les avait pris pour des prisonniers évadés qui se seraient ravisés. Heureusement, on l’avait reconnu très vite et il avait eu droit aux égards dus à son grade.
Le maréchal Meretskov n’avait qu’une fois dans sa vie laissé un affront impuni, c’était quand le bras droit de Staline, Beria, l’avait fait arrêter et torturer pour rien, et l’aurait sans doute tué si Staline en personne n’était pas venu le libérer. Meretskov aurait dû à ce moment-là se venger de Beria, mais il y avait une guerre mondiale à gagner et Beria était trop fort ; il avait donc abandonné cette idée. Mais Meretskov s’était juré que plus jamais il ne se laisserait humilier. Il avait hâte de retrouver et de punir les deux hommes qui l’avaient délesté de sa voiture et de son uniforme.
Meretskov ne pouvait pas se mettre en chasse sans son uniforme de maréchal. Il n’était pas facile de trouver un tailleur dans un campement de fortune, et quand enfin il en eut déniché un, un problème des plus triviaux se posa : comment se procurer du fil et une aiguille dans une ville en ruine ?
Au bout de quatre jours, l’uniforme fut enfin prêt. Sans décorations toutefois, puisqu’elles ornaient la poitrine du faux maréchal. Mais il en fallait plus pour arrêter Meretskov.
La plupart des véhicules militaires avaient été détruits dans l’incendie ; le maréchal Meretskov réussit tout de même à mettre la main sur une nouvelle Pobeda, qu’il réquisitionna. Il partit vers le sud cinq jours après le début de ses malheurs. Arrivé à la frontière avec la Corée du Nord, il constata que ses craintes étaient justifiées. Un autre maréchal, vêtu comme lui, était passé dans une Pobeda identique à la sienne et avait poursuivi sa route vers le sud. Les douaniers ne pouvaient pas lui en dire plus.
Le maréchal Meretskov se fit la même réflexion qu’Allan avant lui : ce serait un suicide de continuer en direction du front. Il bifurqua vers Pyongyang et eut rapidement confirmation qu’il avait pris la bonne décision. L’un des deux soldats affectés à la surveillance du premier poste de garde de la ville lui apprit qu’un maréchal Meretskov accompagné de son adjudant avait demandé audience au Premier ministre Kim Il-sung, et qu’il avait été reçu par le bras droit du bras droit du Premier ministre. Sur ce, les deux gardes s’étaient mis à se disputer. Si le maréchal avait compris le coréen, il aurait entendu le premier soldat dire qu’il savait bien que ces types qui avaient échangé leurs vêtements n’étaient pas clairs, et il aurait entendu l’autre lui répondre que s’il était à jeun une fois de temps en temps au-delà de 10 heures, on pourrait peut-être commencer à ajouter foi à ses désirs. Le garde numéro un et le garde numéro deux étaient encore occupés à se traiter mutuellement de débile borné quand le maréchal et son adjudant reprirent leur route vers Pyongyang.
Le vrai maréchal Meretskov fut autorisé à rencontrer le bras droit du bras droit du Premier ministre le jour même après déjeuner. Avec l’autorité qui est l’apanage d’un vrai maréchal, il parvint à convaincre le bras droit du bras droit que le Premier ministre et son fils étaient en danger, et que le bras droit du bras droit devait absolument, et sans délai, le conduire au quartier général du Premier ministre. La situation étant grave, le trajet se ferait à bord de la Pobeda, un véhicule quatre fois plus rapide que le char dans lequel les criminels et Kim Jong-il avaient voyagé.
— Bon, fit Kim Il-sung sur un ton condescendant mais curieux. Qui êtes-vous, qui vous a envoyé ici et quel était le but de cette petite supercherie ?
Allan n’eut pas le temps de répondre. La porte s’ouvrit brusquement sur le véritable maréchal Meretskov, qui bondit dans la pièce en hurlant qu’il s’agissait d’un attentat et que les deux individus qui se trouvaient actuellement au centre du tapis étaient des criminels évadés du goulag.
Pendant une seconde, il y eut un peu trop de maréchaux et d’adjudants dans la pièce pour les deux soldats et leurs pistolets-mitrailleurs.
Une fois qu’ils eurent compris que le nouveau maréchal était le bon, ils purent se concentrer sur les deux usurpateurs.
— Calme-toi, cher Kirill Afanassievitch, dit Kim Il-sung. J’ai la situation en main.
— Tu vas mourir, lança le maréchal Meretskov, survolté, en voyant Allan dans son uniforme, la poitrine couverte de médailles.
— Oui, tout le monde le dit, répondit Allan. D’abord le jeune Kim, ensuite le Premier ministre, et maintenant vous, monsieur le maréchal. Le seul qui ne m’ait pas encore condamné à mort, c’est vous, dit Allan en se tournant vers l’invité du Premier ministre. Je ne sais pas qui vous êtes, mais il serait sans doute présomptueux de ma part d’espérer que vous ayez un autre avis sur la question ?
— Effectivement, jeune homme, dit l’invité en souriant. Je suis Mao Tsé-toung, le président de la République populaire de Chine, et je vous avoue ne pas avoir beaucoup d’indulgence pour qui mettrait la vie de mon camarade Kim Il-sung en danger.
— Mao Tsé-toung ! s’exclama Allan. Quel honneur ! Même si on va très bientôt mettre fin à mes jours, je voudrais que vous transmettiez mes amitiés à votre ravissante épouse.
— Vous connaissez mon épouse ? dit Mao Tsé-toung, très surpris.
— Oui, si monsieur Mao ne l’a pas remplacée récemment, comme il en avait l’habitude dans le temps. J’ai rencontré Jiang Qing dans la province du Sichuan il y a quelques années. Nous avons fait un peu de randonnée dans la montagne avec un jeune homme qui s’appelait Ah Ming.
— Vous êtes Allan Karlsson ? dit Mao Tsé-toung étonné. L’homme qui a sauvé la vie de ma femme ?
Herbert Einstein ne comprenait plus grand-chose, mais il était sûr à présent que son ami Allan avait neuf vies et que leur mort allait être différée une fois de plus. Il ne fallait surtout pas que cela arrive ! Herbert réagit soudain, dans l’urgence et en état de choc.
— Je m’enfuis, je m’enfuis, tirez-moi dessus, tirez-moi dessus ! cria-t-il en traversant le bureau au pas de course et en ouvrant une porte qui donnait dans la réserve, où il se prit les pieds dans un seau et une serpillière.
— Dis-moi, Allan… fit remarquer Mao Tsé-toung. Ton ami, là… ça n’a pas l’air d’être Einstein !
— Ne dites pas ça, répondit Allan. Ne dites pas ça.
Que Mao Tsé-toung se trouvât par hasard dans ce bureau n’avait rien d’étonnant, car Kim Il-sung avait installé son quartier général en Mandchourie chinoise, tout près de Shenyang dans la province du Liaoning, à environ cinq cents kilomètres au nord-ouest de la ville nord-coréenne de Pyongyang. Mao se sentait bien, lui aussi, dans cette région où il avait toujours bénéficié du soutien de la population. Et il appréciait la compagnie de son ami nord-coréen.
Cela prit tout de même un bon moment de démêler tout ce qu’il y avait à démêler et de convaincre ceux qui voulaient la tête d’Allan sur un plateau d’y renoncer.
Le maréchal Meretskov fut le premier à tendre la main en signe de réconciliation. Après tout, Allan avait eu lui aussi à subir la folie de Beria. Il avait prudemment omis de mentionner que c’était lui qui avait détruit Vladivostok par le feu. Quand il suggéra d’échanger leurs vestes, afin que le vrai maréchal puisse récupérer ses décorations, la colère de l’officier fondit comme neige au soleil.
Kim Il-sung ne voyait pas non plus pourquoi il resterait fâché. Allan n’avait jamais eu le projet de lui nuire. La seule inquiétude de Kim Il-sung était que son fils se sentît trahi.
Le jeune Kim pleurait et criait toujours, exigeant la mort immédiate, et de préférence violente, d’Allan. Finalement Kim Il-sung lui colla une bonne gifle et lui ordonna de se taire, sous peine d’en prendre une deuxième.
Allan et le maréchal Meretskov furent conviés à s’asseoir dans le canapé de Kim Il-sung, où un Herbert Einstein découragé vint les rejoindre quand il se fut extirpé de son placard à balais.
L’identité d’Allan fut définitivement établie lorsqu’on fit venir le jeune chef cuisinier de Mao Tsé-toung. Celui-ci laissa Allan serrer longtemps Ah Ming dans ses bras avant de le renvoyer en cuisine leur préparer un plat de nouilles pour le souper.
La gratitude de Mao à l’égard d’Allan pour avoir sauvé la vie de Jiang Qing n’avait pas de limites. Il déclara qu’il était prêt à tout pour venir en aide aux deux amis. Il leur proposa même de rester en Chine, où il leur promettait une vie confortable et sans souci.
Allan répondit que pour le moment, s’il pouvait se permettre d’être aussi franc, le communisme lui restait un peu en travers de la gorge, et qu’il avait besoin de décompresser dans un endroit où il pouvait boire un coup sans être obligé d’écouter un discours idéologique.
Mao affirma qu’il ne tiendrait pas rigueur à monsieur Karlsson de sa franchise, mais qu’il lui conseillait de ne pas nourrir trop d’espoir d’échapper au communisme, qui progressait partout et aurait bientôt conquis le monde entier.
Allan demanda à ces messieurs s’ils avaient une idée de l’endroit où le communisme mettrait le plus de temps à arriver, où il y aurait aussi du soleil, des plages de sable blanc et où l’on pouvait espérer boire autre chose que de la liqueur de banane verte.
— En fait, je crois que j’ai surtout besoin de vacances.
Mao Tsé-toung, Kim Il-sung et le maréchal Meretskov se mirent à discuter tous les trois de la question. L’île de Cuba, dans les Caraïbes, fut évoquée, ces messieurs ayant du mal à imaginer un endroit plus capitaliste. Allan remercia du tuyau, mais estima que la mer des Caraïbes était beaucoup trop loin ; d’ailleurs il venait de se souvenir qu’il n’avait ni passeport ni argent, ce qui allait l’obliger à mettre la barre un peu moins haut.
En ce qui concernait l’argent et le passeport, il n’avait pas à s’inquiéter. Mao Tsé-toung s’engageait à fournir à monsieur Karlsson et à son ami de faux papiers qui leur permettraient de se rendre où ils voudraient. Il leur donnerait aussi un tas de dollars, car il en avait à revendre. C’était de l’argent que le président des États-Unis Harry Truman avait envoyé au Kuomintang et que le Kuomintang avait oublié dans sa précipitation quand il s’était enfui à Taïwan. Mais évidemment on ne pouvait pas nier que Cuba se trouvât de l’autre côté de la planète, et qu’il valait peut-être mieux trouver une autre idée.
Pendant que les trois communistes continuaient à disserter sur l’endroit où l’homme qui était allergique à leurs idées allait passer ses vacances, Allan remerciait en pensée Harry Truman pour l’argent.
Il fut question des Philippines, mais la destination fut jugée trop instable politiquement. Finalement, Mao proposa Bali. Allan s’était plaint de la liqueur de banane indonésienne, ce qui avait amené Mao à penser justement à l’Indonésie. Ce n’était pas un pays communiste, même si le communisme guettait dans les rizières, là comme partout ailleurs – sauf peut-être à Cuba –, et Mao était certain qu’on pouvait se faire servir autre chose à Bali que de la liqueur de banane.
— Alors, d’accord pour Bali, dit Allan. Tu viens avec moi, Herbert ?
Herbert avait fini par se faire à l’idée de vivre encore un peu, et il acquiesça en soupirant. Il partirait avec Allan, qu’avait-il de mieux à faire de toute façon ?