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Mardi 10 mai 2005

Le soleil printanier brillait pour la neuvième journée consécutive et, bien que la matinée fût un peu fraîche, Bosse sortit sur la véranda pour déjeuner.

Benny et Mabelle avaient fait descendre Sonja de l’autocar et l’avaient emmenée sur la pelouse derrière la maison. Allan et Gerdin le Brochet, assis tous deux sur la balancelle, bavardaient paisiblement. L’un avait cent ans et l’autre l’impression d’en avoir au moins autant. Sa tête était douloureuse, ses côtes cassées l’empêchaient de respirer librement et il souffrait de sa plaie à la cuisse droite. Benny vint y jeter un coup d’œil et lui proposa de changer son bandage un peu plus tard dans la journée. Il lui indiqua qu’il allait désormais se contenter de lui administrer des antalgiques pendant la journée, et garder la morphine pour le soir, si nécessaire.

Benny rejoignit Mabelle et Sonja, laissant Allan et le Brochet seuls. Allan pensait qu’il était temps d’avoir une conversation d’homme à homme. Il commença par exprimer ses regrets pour la mort de… quel était son nom, déjà ? Bulten… dans cette forêt du Södermanland, et aussi pour le fait que… Hinken… se soit retrouvé peu de temps après sous les fesses de Sonja. Mais aussi bien Hinken que Bulten s’étaient montrés franchement menaçants, ce qui constituait tout de même une circonstance atténuante, non ?

Gerdin répondit qu’il était fort triste d’apprendre la mort des deux jeunes gens, mais qu’il n’était pas surpris qu’un centenaire ait eu le dessus, car ils étaient aussi stupides l’un que l’autre. Le seul à pouvoir rivaliser avec eux en termes de bêtise était le quatrième membre du club, le dénommé Caracas, qui venait de quitter le pays et devait être arrivé chez lui à présent, quelque part en Amérique du Sud. Le Brochet n’avait jamais très bien compris où il était né exactement.

Soudain la voix du Brochet se brisa. Il se mit à s’apitoyer sur lui-même. Il venait de se rendre compte que Caracas était le seul à pouvoir négocier avec les vendeurs de cocaïne en Colombie ; à présent, il n’avait plus ni interprète ni hommes de main pour traiter ses petites affaires. Il était là, cassé de partout, sans la moindre idée de ce qu’il allait faire de son existence.

Allan le consola comme il put, lui disant qu’il trouverait bien une autre substance à vendre. Allan ne s’y connaissait pas beaucoup en drogue, mais n’existait-il pas une variété que le Brochet et Bosse Bus pourraient cultiver dans le coin ?

Le Brochet répondit que Bosse Bus était le meilleur ami qu’il eût jamais eu, mais aussi le plus désespérément encombré de scrupules. Sans eux, Bosse et lui seraient aujourd’hui les rois incontestés de la boulette en Europe.

Bosse vint interrompre ce quart d’heure mélancolique en annonçant que le déjeuner était servi. Le Brochet allait enfin goûter au poulet le plus savoureux au monde, et manger en dessert une pastèque digne des dieux du Walhalla.

Après le déjeuner, Benny nettoya la plaie de Gerdin et changea son pansement.

Voici quel fut le programme des pensionnaires de Klockaregård pendant les heures qui suivirent.

Benny et Mabelle réaménagèrent la grange pour offrir à Sonja une demeure plus confortable.

Julius et Bosse allèrent faire des courses à Falköping et prirent en même temps connaissance des gros titres des journaux, qui parlaient tous d’un centenaire en pleine folie meurtrière parcourant le pays avec sa bande.

Allan se réinstalla sur la balancelle avec la ferme intention de ne rien faire. Buster se coucha à ses pieds.

Le Brochet alla faire la sieste.

Quand Julius et Bosse furent de retour, ils convoquèrent immédiatement tout le monde dans la cuisine. Même Gerdin fut tiré du lit pour assister à la réunion.

Julius commença par raconter ce qu’il avait vu sur les affichettes en ville et à la une des journaux, qu’il avait d’ailleurs rapportés. S’ils le souhaitaient, ils pourraient les lire tranquillement pour se faire eux-mêmes une opinion, une fois la réunion terminée. Pour résumer, toutes les personnes présentes dans la pièce étaient recherchées, sauf Bosse qui n’était cité nulle part et le Brochet qui était mort, si l’on en croyait la presse.

— Cette information-là n’est pas totalement exacte, mais elle n’est pas non plus tout à fait fausse, commenta Gerdin le Brochet.

Julius trouvait tout de même grave d’être soupçonné de meurtre, même si en fin de compte on appellerait peut-être ça autrement. Il demanda aux autres ce qu’ils en pensaient. Ne valait-il pas mieux appeler la police, lui révéler où ils se cachaient et laisser la justice suivre son cours ?

Le Brochet les prévint aussitôt qu’ils devraient passer sur ce qui restait de son corps avant qu’il laisse qui que ce soit se rendre à la police.

— Si c’est comme ça, je reprends mon revolver. Vous en avez fait quoi, au fait ?

Allan répondit qu’il l’avait mis en lieu sûr, à cause de toutes les substances bizarres que Benny lui injectait dans le corps. Monsieur Gerdin ne trouvait-il pas que ce pistolet était aussi bien là où il était pour le moment ?

Mouais, Allan avait peut-être raison. Gerdin suggéra qu’ils laissent tomber les formules de politesse.

— Je me présente, on m’appelle le Brochet, dit-il en serrant la main du centenaire.

— Et moi, c’est Allan. Heureux de faire ta connaissance.

Le Brochet avait en quelques secondes, sous la menace d’une arme qu’il n’avait pas, obtenu que personne n’aille voir les autorités. L’expérience lui avait montré que la justice était rarement aussi juste qu’on serait en droit de s’y attendre. Les autres se rangèrent à son avis, surtout en pensant à ce qui pourrait leur arriver si pour une fois la justice faisait son travail.

En conséquence de cette courte assemblée générale, on gara l’autocar jaune dans l’un des hangars industriels de Bosse, où était entreposée une montagne de pastèques non traitées. Il fut également décidé que seul Bosse Bus serait désormais autorisé à quitter la ferme, puisqu’il était le seul à n’être ni recherché ni présumé mort.

D’un commun accord, on remit à plus tard la question de la valise et de son contenu. Le Brochet l’exprima ainsi :

— Ça me fait mal à la tête d’y penser, et mal dans la poitrine de dire que ça me fait mal à la tête d’y penser. Là, je serais prêt à payer cinquante millions de couronnes pour une aspirine.

— Tiens, en voilà deux, fit Benny. Et elles sont gratuites, soit dit en passant.

 

L’inspecteur Aronsson avait fort à faire. Grâce au coup de projecteur de la presse, il était submergé de tuyaux sur l’endroit où pouvaient se cacher le triple meurtrier et ses compagnons. La seule information à laquelle le policier décida de prêter foi fut celle qui émanait du commissaire principal de Jönköping, Gunnar Löwenlind. Il avait croisé un autocar aménagé de marque Scania et de couleur jaune sur l’autoroute E4 au sud de Jönköping, à la hauteur du village de Råslätt. Le car, endommagé à l’avant, n’avait qu’un seul phare en état de marche. Si son petit-fils ne s’était pas mis à pleurer à ce moment-là dans son siège pour bébé, Lowenlind aurait tout de suite appelé ses collègues de la police routière, mais l’inspecteur Aronsson savait ce que c’était, n’est-ce pas ?

L’inspecteur Aronsson se retrouvait pour la deuxième soirée de suite assis au piano-bar de l’hôtel Royal Corner de Växjö, et pour la deuxième fois il avait la mauvaise idée d’analyser la situation avec de l’alcool dans le sang.

L’E4 en direction du sud ? réfléchissait l’inspecteur. Vous repartez vers le Södermanland ou quoi ? Ou alors vous avez l’intention de vous cacher à Stockholm, peut-être ?

Il décida de quitter l’hôtel le lendemain et de rentrer chez lui dans son trois-pièces déprimant à Eskilstuna. Le vendeur de billets Ronny Hulth à Malmköping avait au moins un chat à caresser. Moi je n’ai rien du tout, s’apitoya Göran Aronsson en finissant son verre.