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Mardi 3 mai — mercredi 4 mai 2005

Après la conférence de presse de l’après-midi, Hinken était allé boire une bière pour réfléchir. Mais il avait beau se creuser la cervelle, il n’y comprenait rien. Est-ce que Bulten avait vraiment kidnappé ces deux vieux ? Ou bien les deux histoires n’avaient-elles aucun lien ? Hinken avait mal à la tête à force d’essayer de comprendre. Il y renonça, téléphona au Chef et lui rapporta qu’il n’avait rien à rapporter. Le Chef lui ordonna de ne pas quitter Malmköping et d’attendre d’autres ordres.

Hinken resta planté devant sa bière. Cette histoire commençait à l’agacer. Il n’aimait pas ne pas comprendre, et il n’aimait pas avoir la migraine. Il se mit à penser à ses jeunes années, quand il était encore chez lui.

Hinken avait commencé sa carrière de truand à Braås, à quelques dizaines de kilomètres de l’endroit où se trouvaient justement Allan et ses nouveaux amis. Il s’était acoquiné avec quelques jeunes du coin et ensemble ils avaient fondé un club de motards qu’ils avaient baptisé The Violence. Il était le chef de la bande ; c’était lui qui décidait dans quel bar-tabac aurait lieu le prochain casse pour piquer des cigarettes. C’était lui aussi qui avait choisi leur nom : The Violence. Et malheureusement c’est lui également qui avait demandé à sa petite amie de broder le nom du club sur dix blousons de cuir qu’ils venaient de voler. La fille s’appelait Isabella et n’avait jamais appris à écrire le suédois à l’école, encore moins l’anglais.

Isabella se trompa et les dix blousons portèrent le nom The Violins à la place du nom initialement prévu. Les membres du club étant tous en échec scolaire sans qu’aucune autorité s’en soit préoccupée, personne ne remarqua la faute d’orthographe.

Ils furent très surpris de recevoir un jour une lettre avec pour destinataire « Les Violons de Braås », envoyée par le responsable d’une salle de concert à Växjö. On demandait au groupe s’il jouait de la musique classique et, dans l’affirmative, s’il accepterait de se produire en compagnie de l’excellente formation de musique de chambre Musica Vitae.

Hinken se sentit insulté, pensa que quelqu’un se moquait de lui, annula le cambriolage d’un bar-tabac et décida de filer à Växjö un soir pour caillasser les vitres de la salle de concert. Il fallait que le coupable paye.

Tout se passa comme prévu, sauf que le gant de Hinken partit avec l’une des pierres et atterrit dans le hall. L’alarme s’étant déclenchée au même moment, Hinken n’eut pas le temps d’aller le récupérer.

Perdre un gant est toujours très ennuyeux, surtout quand on circule à moto, et Hinken eut très froid à une main en rentrant à Braäs cette nuit-là. Mais ses ennuis ne s’arrêtèrent pas là. Sa très dévouée petite amie avait cru bon de broder aussi son nom et son adresse à l’intérieur de son gant de cuir, pour le cas où il le perdrait. Dès le lendemain matin, la police venait le chercher pour l’interroger.

Hinken expliqua qu’il avait subi une provocation de la part de la direction de la salle de concert. C’est ainsi que l’histoire du gang The Violence devenu The Violins fut publiée dans le journal Smålandsposten et que Hinken devint la risée de toute la ville de Braås. De rage, il mit le feu au bar-tabac suivant au lieu de se contenter de le cambrioler. Malheureusement, le propriétaire turco-bulgare dormait souvent dans sa réserve pour dissuader les éventuels cambrioleurs, et ce n’est que de justesse qu’il échappa aux flammes sans dommage corporel. Hinken perdit sur le lieu du crime son deuxième gant, qui était aussi soigneusement brodé à son nom que l’autre, et peu après il faisait son premier séjour en prison. C’est là qu’il avait rencontré le Chef. Quand il eut purgé sa peine, Hinken se dit qu’il était temps pour lui de quitter Braås et Isabella. La ville comme la fille semblaient lui porter la poisse.

Le gang The Violence vivait toujours à Braås, et ses membres portaient encore les blousons avec la faute d’orthographe. En revanche, ils avaient changé de branche. Ils s’étaient spécialisés dans le vol de voitures dont ils trafiquaient le compteur kilométrique. C’était une activité extrêmement lucrative. Comme disait le nouveau chef de la bande, qui n’était autre que le petit frère de Hinken : « Une voiture plaît beaucoup plus aux gens quand elle a moitié moins de kilomètres qu’elle n’en a en réalité. »

Hinken garda des contacts sporadiques avec son petit frère et son ancienne vie, mais ne fut jamais tenté de revenir en arrière.

— Ville de merde ! résuma-t-il en repensant à l’endroit où il avait grandi.

Il n’aimait pas se rappeler le passé et encore moins songer à l’avenir. Il se dit qu’il ferait aussi bien de boire une troisième bière et de s’installer dans une chambre à l’hôtel, conformément aux ordres du Chef.

 

Il faisait presque nuit quand l’inspecteur arriva à Åkers Styckebruk avec le chien policier Kicki et son maître, après une longue marche le long de la voie ferrée depuis Vidkärr.

La chienne n’avait eu aucune réaction sur tout le parcours. Aronsson se demandait si elle avait compris qu’elle était au travail et pas en train de faire sa promenade du soir. Mais quand ils arrivèrent à la draisine abandonnée, elle se mit soudain à l’affût, ou quelque chose de ce genre, leva une patte et commença à aboyer furieusement. Un espoir naquit dans le cœur de l’inspecteur Aronsson.

— Est-ce que cela signifie quelque chose ? demanda-t-il au maître-chien.

— Et comment ! répondit ce dernier.

Il expliqua que Kicki avait différentes façons de s’exprimer en fonction de ce qu’elle avait à dire.

— Eh bien, soyez aimable de traduire, s’il vous plaît ! s’exclama le policier en pointant du doigt le chien qui aboyait toujours furieusement en se tenant sur trois pattes.

L’inspecteur Aronsson avait atteint les limites de sa patience.

— Elle nous dit qu’un homme mort a été transporté sur cette draisine récemment.

— Un homme mort ? Vous voulez dire un cadavre ?

— C’est ça.

L’inspecteur imagina un instant le membre du gang Never Again en train d’assassiner le pauvre centenaire Allan Karlsson. Puis la nouvelle information s’articula avec celles qu’il avait déjà.

— Ou plutôt le contraire, grommela-t-il en ressentant un étrange soulagement.

 

Mabelle leur servit du bifteck haché avec des pommes de terre et des lentilles ainsi que de la bière et du Gammel Dansk, une eau-de-vie à base de vingt-neuf herbes et épices macérées pendant trois mois.

Les invités étaient affamés, mais avant de manger ils voulurent savoir quel était l’animal qu’ils avaient entendu dans la grange.

— C’était Sonja, répondit Mabelle, mon éléphant.

— Un éléphant ? fit Julius.

— Un éléphant ? répéta Allan.

— Il me semblait bien que j’avais reconnu un barrissement, dit Benny.

L’ancien marchand de hot dogs ambulant était tombé amoureux au premier regard. Le deuxième et tous ceux qui suivirent ne firent que confirmer le symptöme. Cette rousse à forte poitrine qui jurait en permanence aurait pu sortir tout droit d’un roman de Paasilinna ! Il est vrai que l’auteur finlandais n’avait jamais écrit d’histoire incluant un éléphant, mais, selon Benny, ce n’était qu’une question de temps.

Mabelle avait trouvé le pachyderme un matin d’août, occupé à manger des pommes dans son jardin. Si l’éléphante avait été douée de parole, elle aurait raconté que la veille elle s’était éloignée d’un cirque de passage à Växjö, parce qu’elle avait soif, et que son gardien était allé pour la même raison dans un bar en ville au lieu de faire son travail. Elle était arrivée au bord du lac Helgasjön au crépuscule et avait décidé de s’offrir un peu plus qu’un coup à boire. Un bain rafraîchissant lui ferait le plus grand bien, s’était-elle dit en entrant tranquillement dans l’eau. Soudain, elle s’était rendu compte qu’elle n’avait plus pied et avait dû recourir a son talent atavique pour la natation. En général, les éléphants ne réfléchissent pas comme les humains, et cette éléphante-là ne dérogea pas à la règle quand elle choisit de nager deux kilomètres et demi afin d’avoir de nouveau quelque chose de résistant sous les pattes, au lieu de parcourir en sens inverse les quatre mètres qui la séparaient de la rive d’où elle venait.

Cette logique d’éléphant eut deux conséquences majeures. La première fut que la police et les gens du cirque conclurent à la noyade de l’animal après qu’on eut suivi ses traces jusqu’au bord de ce lac d’une profondeur de quinze mètres. La deuxième fut que l’éléphante bien vivante réussit, à la faveur de l’obscurité, à atteindre le pommier de Mabelle sans que personne la remarque.

La susnommée ne savait rien, bien entendu, de cette aventure, mais elle en devina la plus grande partie après avoir lu dans le journal local l’histoire d’un éléphant manquant et probablement mort. Mabelle s’était dit qu’il ne devait pas y avoir tellement d’éléphants en vadrouille dans le coin ces temps-ci, et que le spécimen bien vivant qu’elle avait dans son jardin était sans doute le même que celui qu’on disait mort dans le journal.

Mabelle avait commencé par donner un nom à l’éléphante. Elle l’avait appelée Sonja, en hommage à son idole, la chanteuse Sonya Hedenbratt Ensuite, elle avait dû négocier pendant quelques jours avec Buster le berger allemand et la nouvelle venue, avant qu’ils acceptent de cohabiter.

L’hiver était arrivé, et il avait fallu chercher de la nourriture pour la pauvre Sonja qui avait, comme il fallait s’y attendre, un appétit d’éléphant. C’est alors que le père de Mabelle était mort en laissant opportunément à sa fille unique un héritage d’un million de couronnes. Vingt ans auparavant, il avait vendu sa florissante entreprise de brosses et balais, pris sa retraite et magnifiquement géré le fruit de la vente. N’ayant plus à se soucier du quotidien, Mabelle avait donné sa démission à l’höpital de Rottne où elle était réceptionniste, afin de s’occuper à plein temps de son chien et de son éléphante.

Puis le printemps était revenu, et Sonja avait pu de nouveau se nourrir d’herbes et de feuilles. Un jour, une Mercedes était arrivée dans la cour, avec à l’intérieur les premiers êtres humains à mettre le pied à la ferme depuis que le père de Mabelle lui avait fait ses adieux, deux ans auparavant.

Mabelle expliqua aux trois hommes qu’elle n’avait pas pour habitude d’aller contre le destin, et qu’il ne lui était pas un instant venu à l’idée de tenter de dissimuler Sonja à ses visiteurs.

Allan et Julius laissèrent Mabelle raconter son histoire sans rien dire, mais quand elle eut fini Benny demanda :

— Pourquoi Sonja hurle-t-elle comme ça ? Elle doit avoir mal quelque part.

— Putain, comment tu peux savoir ça, toi ? fit Mabelle en ouvrant de grands yeux étonnés.

Benny ne répondit pas tout de suite. Il reprit une bouchée de nourriture afin de ménager ses effets.

— Je suis presque vétérinaire. Je vous la fais longue ou courte ?

Tout le monde exigea la version longue, mais d’abord Mabelle voulut que le « presque vétérinaire » l’accompagne dans la grange pour examiner l’antérieur gauche douloureux de Sonja.

Restés à la table du dîner, Allan et Julius se demandaient comment un vétérinaire qui portait une queue-de-cheval pouvait se retrouver marchand de saucisses raté en plein cœur du Södermanland. Une queue-de-cheval ;, c’était quoi, ce look, d’abord, pour un vétérinaire ? On ne respectait plus rien ! Dans les années quarante, on pouvait deviner le métier des gens a leur apparence.

— Un ministre avec une queue-de-cheval, gloussa Julius, tu imagines ?

Benny examina l’éléphante avec dextérité ; il avait déjà eu l’occasion de manipuler ce genre de patients lors d’un stage au parc animalier de Kolmården. Une brindille s’était fichée sous un ongle et avait enflammé l’ensemble du pied. Mabelle avait essayé de retirer l’écharde, mais elle n’avait pas eu la force nécessaire. Il ne fallut pas plus de dix minutes à Benny pour y parvenir, en parlant doucement à Sonja et en s’armant d’une paire de tenailles. Mais le pied restait infecté.

— On va avoir besoin d’antibiotiques, dit Benny. Au moins un kilo.

— Si tu sais ce qu’il nous faut, moi je sais où le trouver, répondit Mabelle.

Ils allaient devoir faire une visite nocturne à Rottne. Pour le moment, Benny et Mabelle rejoignirent les deux autres à table.

Tous mangèrent de bon appétit et éclusèrent quantité de bière et de Gammel Dansk, excepté Benny qui ne but que du jus d’orange. La dernière bouchée avalée, ils s’installèrent sur les fauteuils du salon, devant la cheminée, et c’est là que Benny leur raconta pourquoi il était « presque vétérinaire ».

L’histoire avait commencé du temps où lui et son frère Bosse, son aîné de deux ans, avaient passé quelques étés chez leur oncle Frank qui vivait en Dalécarlie. Les deux frères avaient grandi à Enskede, au sud de Stockholm. L’oncle, qu’on n’appelait jamais autrement que par son surnom, Frasse, était un homme d’affaires prospère qui possédait diverses entreprises locales qu’il gérait seul. L’oncle Frasse vendait des mobil-homes, du sable, et tout un tas d’autres choses. À part manger et dormir, sa vie entière était consacrée au travail. Il avait subi quelques déboires sentimentaux, car les femmes se lassent vite d’un homme qui ne fait que manger, dormir et travailler, et qui ne prend une douche que le dimanche.

Au début des années soixante, le père de Benny et de Bosse avait coutume de les envoyer passer l’été chez son jeune frère, le fameux oncle Frasse, sous prétexte qu’ils avaient besoin de prendre l’air de la campagne. En réalité, les deux enfants s’étaient immédiatement vu attribuer la tâche de surveiller le concasseur de cailloux qui se trouvait dans la gravière. Le travail était pénible et ils inhalaient plus de poussière que d’air frais pendant leurs deux mois de vacances, mais ils étaient heureux. Le soir, l’oncle Frasse leur servait en même temps dîner et leçons de morale. Son cheval de bataille était : « Faites de bonnes études, les garçons, sinon vous risquez de finir comme moi. »

Evidemment, Benny et Bosse se disaient que ce ne serait pas si mal de finir comme l’oncle Frasse, du moins jusqu’à ce qu’il se tue accidentellement dans le fameux concasseur. En fait, leur oncle Frasse avait toujours été complexé de ne pas avoir fait d’études. Il écrivait à peine le suédois, ne savait pas compter, ne parlait pas un mot d’anglais et aurait tout juste su dire qu’Oslo est la capitale de la Norvège si quelqu’un lui avait posé la question. L’oncle Frasse n’avait de talent que pour les affaires. Grâce à cela, il avait fini riche comme Crésus.

Benny ne se souvenait pas à combien s’élevait la fortune de son oncle au moment de sa mort. L’événement survint quand Bosse avait dix-neuf ans et Benny presque dix-huit. Un notaire les informa qu’ils figuraient tous les deux sur le testament, mais qu’une clause un peu particulière exigeait qu’ils viennent en parler avec lui à son étude.

Ils rencontrèrent donc l’homme de loi et apprirent qu’une coquette somme d’argent, dont on ne leur communiqua pas le montant, leur serait remise à chacun le jour où ils auraient achevé des études. En attendant, ils percevraient une pension mensuelle, indexée sur le coût de la vie, pendant tout leur cursus. Celui-ci ne devait en aucun cas être interrompu, sous peine de suspension du versement de ladite pension. Laquelle cesserait d’être versée à celui des frères qui obtiendrait son diplöme le premier, puisqu’il serait de ce fait capable de subvenir à ses besoins. Il y avait nombre d’autres subtilités dans le testament, mais l’essentiel à retenir était que les frères deviendraient riches aussitôt qu’ils auraient tous les deux fini leurs études.

Bosse et Benny s’inscrivirent immédiatement à un cours de sept semaines pour passer un diplöme de métallier soudeur, et le notaire leur confirma que cette formation remplissait les conditions du contrat contenu dans le testament, bien qu’en son for intérieur il pensät que l’oncle Frank avait eu des ambitions plus élevées pour ses neveux.

Après trois ou quatre semaines de cours, deux événements se produisirent. Benny se lassa d’être depuis des années le souffre-douleur de son grand frère ; il fit comprendre à Bosse que, maintenant qu’ils étaient presque adultes, il allait devoir se trouver une autre tête de Turc.

Ensuite, Benny se rendit compte qu’il n’avait pas la moindre envie de devenir soudeur et décida, n’ayant aucune aptitude pour ce métier, de ne pas se donner la peine d’aller au bout de la formation.

Les deux frères se disputèrent à ce sujet jusqu’à ce que Benny choisisse de s’inscrire à un cours de botanique à l’université de Stockholm. D’après le notaire, un changement de cursus ne posait pas de problème, du moment que les études n’étaient pas interrompues.

Bosse obtint très vite son diplöme de soudeur, mais ne toucha pas son héritage, puisque Benny, lui, poursuivait ses études. Sa pension mensuelle lui fut également enlevée, ainsi qu’il était stipulé dans le testament.

Là, les deux frères se disputèrent pour de bon. Quand Bosse vandalisa à coups de pied la moto flambant neuve de Benny, achetée grâce à la généreuse allocation, c’en fut fini de l’amour fraternel : la guerre était déclarée.

Bosse essaya de marcher dans les traces de son oncle, mais il n’avait pas son génie des affaires. Au bout d’un certain temps, il partit vivre dans le Västergötland, afin de donner un nouvel essor à son entreprise, mais surtout pour ne plus risquer de croiser le frère honni. Pendant ce temps-là, Benny étudiait, inlassablement, année après année. La pension était confortable et, en changeant à chaque fois de filière juste avant de passer l’examen, Benny vivait à son aise pendant que son balourd de frère attendait son argent.

Benny avait continué de la sorte pendant trente ans, jusqu’à ce que le notaire l’informe que l’argent de l’héritage avait été entièrement dépensé et qu’il n’y aurait de ce fait plus de pension versée, ni bien sûr de capital à toucher après l’obtention d’un éventuel diplöme. Les deux frères pouvaient purement et simplement faire une croix sur leur héritage, conclut le notaire, qui avait atteint l’âge de quatre-vingt-dix ans et s’était peut-être maintenu en vie uniquement à cause de ce testament, car deux semaines plus tard il mourut dans son fauteuil en regardant la télévision.

Ces événements remontaient à quelques mois, époque à laquelle Benny avait pour la première fois été contraint de chercher du travail. L’agence nationale pour l’emploi eut l’honneur de voir débarquer la personne la plus instruite de Suède. Mais le marché du travail n’attend pas d’un demandeur d’emploi qu’il ait battu des records de longévité sur les bancs de l’école, il doit être capable de fournir des preuves de diplömes obtenus. Bien que Benny pût se vanter d’au moins neuf cycles universitaires presque achevés, pour trouver du travail il avait dû se résoudre à investir dans une camionnette et devenir vendeur de hot dogs ambulant. Benny et Bosse s’étaient brièvement parlé au téléphone quand ils avaient appris que la bourse d’études avait absorbé l’héritage. Le niveau de décibels produit par Bosse en la circonstance avait suffi à dissuader Benny d’aller lui rendre visite comme il l’avait prévu.

À ce stade du récit, Julius craignit que Mabelle ne devienne un peu trop curieuse et ne veuille savoir par exemple comment Benny avait rencontré Allan et Julius. Mais leur hötesse avait bu un peu trop de bière et de Gammel Dansk pour vouloir entrer dans les détails. En revanche, elle se sentait dangereusement proche de tomber amoureuse.

— Qu’est-ce que tu as presque réussi à devenir, à part vétérinaire ? demanda-t-elle, les yeux brillants.

Benny, tout comme Julius, fut soulagé de la direction que prenaient les questions de Mabelle.

— Je ne me souviens pas de tout, dit-il. On arrive à engranger pas mal de choses en restant le cul vissé sur un banc d’école pendant trois décennies, à condition d’apprendre ses cours, bien sûr.

Benny se rappelait qu’il était devenu presque vétérinaire, presque médecin généraliste, presque architecte, presque botaniste, presque professeur de langues, presque professeur de sport, presque historien, et encore quelques autres « presque » qu’il avait oubliés. En plus de ces « études longues », il avait aussi commencé bon nombre de formations, de courte durée et de plus ou moins grand intérêt. À certaines époques, il avait suivi plusieurs cursus différents pendant un même trimestre et il aurait pu passer pour un vrai bûcheur.

Soudain, il se souvint d’une autre compétence qu’il avait presque acquise et qu’il n’avait pas citée. Il se leva, se tourna vers Mabelle et se mit à déclamer :

 

Des tréfonds de ma pauvre existence,

Des limbes de ma nuit banale,

J’élève vers toi ma romance

Ma belle, ma mie, mon trésor impérial.

 

Un silence recueilli s’ensuivit, à peine troublé par un juron tout juste audible, proféré par une Mabelle rougissante.

— Inspiré du poète Erik Axel Karlfeldt, précisa Benny. Par ces mots, je voudrais te remercier pour la bonne chère et ton accueil chaleureux. Je ne crois pas avoir mentionné que j’avais aussi presque obtenu une licence de lettres.

Puis Benny dépassa peut-être légèrement les bornes en invitant Mabelle à danser devant la cheminée, car elle refusa brusquement en lui disant d’arrêter ses conneries. Mais Julius voyait bien qu’elle était flattée. Elle remonta la fermeture éclair de sa veste de jogging et tira un peu sur l’ourlet pour se montrer à son avantage.

Allan partit se coucher pendant que les trois autres buvaient le café, avec un cognac pour ceux que cela intéressait. Julius accepta les deux avec plaisir, Benny ne prit que le café.

Julius inonda Mabelle de questions sur la ferme et sur sa vie, parce qu’il était curieux de nature et qu’il voulait à tout prix éviter d’avoir à expliquer qui ils étaient, où ils allaient et pourquoi. Il n’eut pas à le faire. Mabelle était lancée : elle parla de son enfance, de l’homme qu’elle avait épousé à dix-huit ans et fichu dehors dix ans plus tard (cette partie de son récit fut une véritable anthologie des jurons), de l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, de Sjötorp, qui était à l’origine la résidence secondaire de ses parents et que son père lui avait donnée à la mort de sa mère sept ans plus tôt ; elle parla du manque total d’intérêt de son ancien poste de standardiste à l’höpital, de l’argent de l’héritage qui commençait à fondre et du fait qu’il était peut-être temps pour elle d’aller voir ailleurs.

— J’ai déjà quarante-trois ans, quand même, dit Mabelle. Je suis plus loin du berceau que de ma putain de tombe.

— Je n’en serais pas si sûr à ta place, commenta Allan.

 

Le maître-chien donna de nouvelles instructions à Kicki et elle se mit à courir, truffe au sol, en s’éloignant de la draisine. L’inspecteur Aronsson espérait que la chienne allait découvrir le cadavre quelque part dans le coin, mais, après une trentaine de mètres à l’intérieur de la zone industrielle, Kicki commença à tourner en rond en regardant son maître d’un air implorant.

— Kicki est désolée, elle ne sait pas où est passé le mort, traduisit le maître-chien.

L’inspecteur Aronsson pensait que Kicki avait perdu la trace du macchabée dès qu’elle s’était éloignée de la draisine. Si Kicki avait pu parler, elle aurait dit que le corps avait parcouru un certain nombre de mètres dans l’enceinte de l’usine avant de disparaître totalement. S’il avait eu cette information, l’inspecteur Aronsson se serait peut-être demandé quels chargements avaient quitté le site au cours des dernières heures. S’il avait posé cette question, on lui aurait répondu qu’un semi-remorque était parti pour le port de Göteborg, avec un chargement pour l’export. Si les choses avaient été différentes, un appel aurait été lancé aux divers commissariats le long de l’autoroute E20, on aurait invité le poids lourd à se ranger sur le bas-côté quelque part à la hauteur de Trollhättan, et le cadavre n’aurait pas quitté le pays.

 

Environ trois semaines plus tard, à bord d’un bateau qui venait de passer le canal de Suez, un jeune gardien de cale égyptien fut incommodé par l’odeur qui se dégageait du chargement.

À la longue, il n’y tint plus. Il prit un torchon, l’humidifia et le noua autour de son nez et de sa bouche. Il comprit vite d’où venait la puanteur. Un cadavre à moitié décomposé était enfermé dans l’une des caisses.

Le jeune marin égyptien réfléchit un court instant. Laisser le macchabée lui gächer le reste de la traversée ne le tentait guère. Il n’avait pas envie non plus de subir un interrogatoire interminable à l’arrivée, sachant que la police de Djibouti n’avait pas sa pareille pour compliquer les choses.

L’idée de déplacer le cadavre ne l’amusait pas, mais il le fallait. Il commença par vider soigneusement les poches du mort de tout ce qui avait un peu de valeur – toute peine mérite salaire –, et il le jeta par-dessus bord.

Ce qui avait été un jeune homme blond aux cheveux longs et gras, à la barbe clairsemée et portant une veste en jean avec dans le dos l’inscription Never Again devint en l’espace d’un seul plouf un gueuleton pour les poissons de la mer Rouge.

 

À Sjötorp, Julius monta se coucher au premier étage peu avant minuit, pendant que Benny et Mabelle s’installaient dans la Mercedes pour aller faire une visite nocturne à l’höpital de Rottne. À mi-chemin, ils découvrirent Allan endormi à l’arrière sous une couverture. Il se réveilla au son de leurs voix et expliqua qu’il était sorti prendre l’air et qu’il avait, sur une impulsion, choisi de dormir dans la voiture afin d’épargner à ses genoux, fatigués par cette longue journée, la montée de l’escalier jusqu’à la chambre à l’étage.

— C’est que je n’ai plus quatre-vingt-dix ans, vous comprenez, dit-il.

L’expédition se ferait à trois au lieu de deux, tant pis. Mabelle leur expliqua son plan. Ils entreraient dans l’höpital avec le trousseau de clés qu’elle avait oublié de rendre quand elle avait démissionné. Une fois à l’intérieur, il faudrait utiliser l’ordinateur du docteur Erlandsson pour établir une ordonnance d’antibiotiques au nom de Mabelle. Pour cela, il leur fallait le code d’accès et le mot de passe d’Erlandsson, ce qui serait un jeu d’enfant, sachant que le docteur Erlandsson n’était pas seulement un type imbu de lui-même, mais également un crétin. Lorsque le système informatique avait été installé, quelques années auparavant, c’est Mabelle qui avait dû expliquer au médecin comment on remplissait une prescription sur ordinateur, et c’est elle aussi qui avait choisi son nom d’utilisateur et son mot de passe.

La Mercedes arriva sur le « lieu du crime ». Benny, Allan et Mabelle sortirent du véhicule. À ce moment précis, une voiture passa lentement à côté d’eux. Le conducteur avait l’air aussi étonné qu’eux. Une personne éveillée à Rottne au milieu de la nuit constituait déjà un événement hors du commun, alors quatre…

La voiture disparut ; la nuit redevint noire et silencieuse. Mabelle entraîna Benny et Allan vers une porte située à l’arrière de l’höpital, puis jusqu’au bureau d’Erlandsson. Elle alluma l’ordinateur et pianota le code d’accès.

Tout se déroulait comme prévu. Mabelle jubilait. Soudain, elle lança une terrible bordée de jurons. Elle venait de se rendre compte qu’on ne pouvait pas tout simplement écrire « un kilo d’antibiotiques » sur une ordonnance.

— Tu n’as qu’à mettre érythromycine, gentamicine et rifampicine, en dosage de deux cent cinquante grammes, nous attaquerons l’infection sur plusieurs fronts à la fois.

Mabelle jeta à Benny un regard admiratif et l’invita à prendre sa place. Il orthographia sans difficulté les médicaments qu’il avait énumérés et ajouta une liste de matériel de premiers soins, bandages et pansements qui pourraient leur être utile si un jour la grange restait malencontreusement ouverte…

Ils ressortirent de l’höpital aussi facilement qu’ils y étaient entrés, et le voyage de retour se déroula sans encombre. Benny et Mabelle aidèrent Allan à monter au premier étage et, un peu avant deux heures du matin, la dernière lampe s’éteignit dans la maison du lac.

 

La nuit, la plupart des gens dorment. Mais à quelques dizaines de kilomètres de Sjötorp, à Braås, se trouvait un jeune homme qui avait le plus grand mal à trouver le sommeil à cause d’une terrible envie de fumer. C’était le petit frère de Hinken, le nouveau chef du gang The Violence. Il avait grillé sa dernière sèche trois heures plus tôt, et l’envie d’en fumer une autre avait commencé à l’obséder à la seconde où il l’avait terminée. Le petit frère se maudissait d’avoir oublié de se procurer du tabac avant que la totalité de la communauté de Braås se replie pour la nuit, à peu près à l’heure où se couchent les poules.

Il s’était cru capable de tenir jusqu’au lendemain matin, mais, aux alentours de minuit, le manque le tarauda et le jeune homme décida subitement de renouer avec ses bonnes vieilles habitudes et de se servir d’un pied-de-biche pour avancer l’heure d’ouverture du bar-tabac. Cependant, il n’allait pas mettre sa réputation en péril en cambriolant un commerce de sa ville. Les soupçons se seraient portés sur lui à la minute même où l’effraction aurait été découverte.

L’idéal était de s’éloigner le plus possible, mais son envie de tabac était décidément trop forte. La ville de Rottne, à un quart d’heure de route, offrait le meilleur compromis. Il laissa la moto et le blouson du club chez lui. Vêtu d’une tenue discrète, il entra dans Rottne à bord de sa vieille Volvo 240, un peu après minuit. En arrivant près de l’höpital, il vit à son grand étonne-ment trois personnes sur le trottoir : une femme aux cheveux rouges, un homme portant une queue-de-cheval, et juste derrière eux un affreux vieillard.

Le petit frère de Hinken ne chercha pas à approfondir les raisons de leur présence à cet endroit, d’ailleurs il ne se donnait jamais la peine d’approfondir quoi que ce soit. Il continua à rouler sur un kilomètre, s’arrêta sous un arbre à proximité du bar-tabac, ne parvint pas à y pénétrer, le propriétaire du magasin ayant sécurisé sa porte contre les effractions au pied-de-biche, et rentra chez lui, toujours autant en manque de nicotine.

 

Quand Allan se réveilla, vers 11 heures, il était en pleine forme. Il resta un instant à la fenêtre pour admirer le tableau typique du Småland que constituait la forêt de sapins autour du lac. Le paysage lui faisait penser au Södermanland. La journée promettait d’être magnifique.

Il mit les seuls vêtements qu’il possédait en se disant qu’il avait maintenant les moyens de refaire un peu sa garde-robe. Ni lui ni Julius ni Benny n’avaient pris le temps d’emporter ne serait-ce qu’une brosse à dents.

Quand il pénétra dans la salle de séjour, Julius et Benny déjeunaient. Le premier avait fait une longue promenade, le second la grasse matinée. Mabelle avait disposé des assiettes et des verres sur la table de la cuisine et laissé un mot qui les invitait à faire comme chez eux. Elle était partie pour Rottne. La lettre s’achevait sur la recommandation de ne pas jeter les restes, Buster se chargerait de les finir.

Allan lança un bonjour à la cantonade, ses deux nouveaux amis lui répondirent à l’unisson. Julius enchaîna en proposant qu’ils restent une journée de plus à Sjötorp à cause de l’environnement qu’il trouvait absolument ravissant. Allan demanda si par hasard cette idée ne viendrait pas de leur chauffeur, eu égard au flirt dont il avait lui-même été témoin le soir précédent. Julius admit qu’il avait effectivement dû avaler, avec son pain grillé et ses œufs, une longue série de raisons pour lesquelles il serait préférable de finir l’été à Sjötorp, mais que l’argument final sur la beauté du site venait de lui. Et d’ailleurs où iraient-ils s’ils décidaient de partir ? Ne valait-il pas mieux s’accorder vingt-quatre heures de réflexion ? Il suffisait de se mettre d’accord sur une histoire plausible pour expliquer qui ils étaient et où ils allaient. Et puis bien sûr il fallait que Mabelle veuille bien les garder.

Benny suivait avec intérêt la conversation d’Allan et de Julius, espérant de toute évidence qu’elle se terminerait par la décision de rester au moins une nuit de plus. Ses sentiments pour Mabelle n’avaient pas tiédi depuis la veille, au contraire, et il avait été déçu de ne pas la voir au lever. Elle avait quand même écrit « merci pour hier » dans son petit mot. Benny se demanda si elle faisait référence au poème qu’il avait déclamé. Il était impatient qu’elle revienne.

Ils n’entendirent la voiture de Mabelle qu’une heure plus tard. Quand elle en sortit, Benny remarqua tout de suite qu’elle était encore plus belle que la veille. Elle avait changé sa tenue de jogging pour une robe, et Benny se demanda même si elle n’était pas allée chez le coiffeur. Il marcha vers elle avec enthousiasme et l’accueillit en s’exclamant :

— Bonjour, Mabelle, et bienvenue chez toi !

Derrière lui, Allan et Julius observaient sa parade amoureuse avec amusement. Mais dès que Mabelle ouvrit la bouche, leurs sourires se figèrent. Elle passa devant Benny sans lui accorder un regard, dépassa les deux autres de la même façon, et ne s’arrêta que sur le perron. Là, elle se retourna et dit :

— Bande de salopards ! Je sais tout ! Et maintenant je veux savoir le reste ! Au rapport dans le salon, MAINTENANT !

Et elle disparut à l’intérieur de la maison.

— Si elle sait déjà tout, qu’est-ce qu’elle veut savoir de plus ? s’interrogea Benny.

— Ta gueule, Benny, fit Julius.

— Bien dit, lança Allan.

Et tous les trois allèrent prendre connaissance de leur sort.

 

Mabelle avait commencé sa journée en donnant à Sonja une belle brassée d’herbe fraîche, puis elle était allée s’habiller. À contrecœur, elle avait été forcée d’admettre qu’elle avait envie de se faire belle pour le dénommé Benny. Elle avait rangé le jogging rouge dans l’armoire et l’avait remplacé par une robe jaune päle. Elle avait discipliné ses cheveux hirsutes en deux nattes soignées. Puis elle s’était maquillée discrètement et s’était mis une légère touche de parfum avant de s’installer au volant de sa Volkswagen Passat pour aller faire quelques courses à Rottne.

Buster, assis à sa place habituelle sur le siège du passager, s’était mis à aboyer en arrivant à la supérette. Après coup, Mabelle s’était demandé si c’était à cause du journal exposé devant la porte du magasin. Deux photos figuraient à la une. Celle du vieux Julius, en bas de la page, et en haut, en grand, celle du très vieil Allan. Les gros titres disaient :

 

LA POLICE REDOUTE

LE KIDNAPPING D’UN CENTENAIRE

PAR UNE BANDE ORGANISÉE

 

UN VOLEUR BIEN CONNU DES SERVICES DE POLICE

EST ACTIVEMENT RECHERCHÉ

 

Mabelle avait rougi jusqu’aux oreilles, ses pensées fusant dans tous les sens. Elle s’était mise dans une colère noire et avait laissé tomber tous ses projets de ravitaillement, car elle voulait que les trois filous disparaissent de chez elle avant le déjeuner. Elle avait tout de même pris le temps de passer à la pharmacie pour acheter les médicaments que Benny avait prescrits la veille, et acheté le quotidien Expressen afin de se faire une idée plus précise de la situation.

Plus Mabelle lisait, plus elle était en colère. Et en même temps, elle se disait qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas. Benny ferait partie de l’organisation criminelle Never Again ? Julius serait un gangster ? Et qui avait kidnappé qui ? Ils avaient l’air de si bien s’entendre, tous les trois !

Finalement, la colère l’avait emporté sur la curiosité, car, quelle que soit la vérité, ils l’avaient bien menée en bateau. Et on ne menait pas Gunilla Björklund en bateau impunément. « Ma belle »… Ha !

Elle était retournée dans sa voiture et n’avait pu s’empêcher de relire l’article :

 

Le jour de son centième anniversairey lundi dernier, Allan Karlsson a disparu de la chambre qu’il occupe à la maison de retraite de Malmköping. La police craint à présent qu’il n’ait été enlevé par une organisation criminelle répondant au nom de Never Again. D’après ses sources, le journal Expressen pense que le célèbre gangster Julius Jonsson serait mêlé à cette affaire.

 

Suivaient une foule d’informations et de témoignages. Allan Karlsson avait été vu à la gare routière de Malmköping, il était monté à bord du car allant à Strängnäs, ce qui avait rendu fou de rage un membre du gang Never Again, « un homme blond, d’une trentaine d’années »… La description ne correspondait pas du tout à Benny. Mabelle s’était sentie… soulagée ?

L’article disait ensuite que plusieurs témoins avaient vu Allan sur une draisine au beau milieu de la forêt du Södermanland, en compagnie du célèbre gangster Jonsson et du très en colère membre de la bande organisée Never Again. Le quotidien Expressen ne parvenait pas à établir très précisément la nature des relations existant entre les trois individus ; la théorie la plus probable était qu’Allan Karlsson avait été enlevé par les deux autres. C’était en tout cas ce que le journaliste d’Expressen avait réussi à soutirer, après quelques efforts, au fermier Tengroth, de Vidkärr.

Expressen révélait un ultime détail : on était sans nouvelles depuis la veille d’un marchand de hot dogs ambulant, Benny Ljungberg, qui vendait encore des saucisses à Åkers Styckebruk quelques minutes avant qu’on ait perdu la trace des trois passagers de la draisine à l’endroit précis où se trouvait sa camionnette. Les employés de la station-service Statoil située en face étaient formels sur ce point.

Mabelle avait plié le journal et l’avait mis dans la gueule de Buster. Ensuite elle avait roulé à tombeau ouvert en direction de sa ferme au milieu des bois, où l’attendaient ses invités : le centenaire, le célèbre gangster et le marchand de hot dogs. Ce dernier avait beau être séduisant, charmant et riche de connaissances médicales, la situation ne prêtait pas à la romance. Pendant un court instant, Mabelle avait été plus triste que fächée. Elle avait attisé sa colère en vue de son retour à la maison.

 

Mabelle arracha le journal de la gueule de Buster, brandit les photos au visage d’Allan et de Julius, jura pendant un moment et lut finalement l’article à voix haute. Elle exigea ensuite une explication, en les prévenant que de toute façon elle voulait qu’ils soient tous les trois partis de chez elle dans moins de cinq minutes. Puis elle replia le journal, le remit dans la gueule du chien et les regarda à tour de rôle, les bras croisés, en lächant d’un ton glacial :

— Alors ?

Benny regarda Allan, qui regarda Julius, qui bizarrement éclata de rire.

— « Célèbre gangster », fit-il. Voilà que je suis devenu un célèbre gangster. Pas mal !

Mabelle ne se laissa pas distraire. Son visage, déjà rouge, devint écarlate quand elle dit à Julius qu’il serait bientôt un célèbre gangster en kit s’ils ne se dépêchaient pas de lui expliquer ce qui se passait, car on ne menait pas impunément en bateau Gunilla Björklund de Sjötorp. Elle donna du poids à ses mots en décrochant du mur une vieille carabine a plombs qui ne pouvait probablement plus tirer, mais qui, s’il le fallait, suffirait bien à fracasser le cräne d’un gangster, d’un vendeur de hot dogs et d’un ancêtre.

Julius cessa de ricaner. Benny resta pétrifié, les bras ballants. Il ne pensait qu’à une chose : son premier amour lui échappait. C’est alors qu’Allan demanda à Mabelle de le laisser discuter un petit moment avec Julius en privé dans la pièce à côté. Mabelle accepta à contrecœur, tout en mettant Allan en garde :

— Pas de conneries, hein, l’ancêtre !

Allan promit de bien se tenir, prit Julius par le bras, le fit entrer dans la cuisine et ferma la porte derrière eux.

Quand ils furent hors de portée de voix, il demanda à Julius s’il avait une idée de ce qui pourrait calmer Mabelle. D’après ce dernier, la seule façon d’arrondir les angles serait de donner à Mabelle une part du gäteau. C’était la solution à laquelle avait pensé Allan, mais il ajouta qu’il faudrait éviter, à l’avenir, d’informer une personne par jour du fait qu’ils volaient les valises des gens, les tuaient quand ils essayaient de récupérer leur bien, puis les emballaient bien proprement dans un colis en partance pour l’Afrique.

Julius trouva qu’Allan grossissait un peu le trait. Jusqu’à présent il n’y avait eu qu’un seul mort, et il l’avait bien cherché. D’autre part, s’ils se tenaient tranquilles à partir de maintenant, il n’y avait aucune raison qu’il y en ait d’autres.

Allan lui fit part de ses réflexions : le plus simple serait de partager le contenu de la valise en quatre parts égales. Ainsi, ils ne risqueraient plus que Benny et Mabelle aillent raconter des choses à droite à gauche. En plus, ils pourraient passer le reste de l’été à Sjötorp. D’ici là, les autres membres du club de motards se seraient lassés de les chercher, s’ils les cherchaient, ce qui était tout de même assez probable.

— Vingt-cinq millions de couronnes pour quelques semaines de pension, soupira Julius.

Mais Allan voyait bien qu’il avait déjà accepté sa proposition.

Ils retournèrent dans le salon. Allan pria Mabelle et Benny de leur accorder encore trente secondes. Julius alla chercher la valise, la posa sur la table et l’ouvrit.

— Allan et moi avons décidé de partager le magot avec vous.

— Bordel de merde ! s’exclama Mabelle.

— En parts égales ? demanda Benny.

— Oui, mais il faudra que tu rendes les cent mille, précisa Allan. Et la monnaie du plein d’essence.

— Putain de bordel de merde ! fit Mabelle.

— Asseyez-vous, que je vous raconte toute l’histoire, proposa Julius.

Comme Benny avant elle, Mabelle eut du mal à digérer l’histoire du cadavre caché dans un conteneur, mais elle fut très impressionnée par le fait qu’Allan ait sauté par la fenêtre et tout simplement disparu de son ancienne vie.

— J’aurais dû faire la même chose quand j’ai compris, au bout de quinze jours, quel connard j’avais épousé.

Le calme revint à Sjötorp. Mabelle repartit avec Buster faire des courses. Elle acheta de la nourriture, des boissons, des vêtements, des articles de toilette et un tas d’autres choses. Elle paya tout comptant, en retirant d’une liasse des billets de cinq cents couronnes.

 

L’inspecteur Aronsson recueillit le témoignage d’une femme vigile d’environ cinquante ans qui surveillait la station-service de Mjölby. Son métier et la façon dont elle rapportait ses observations faisaient d’elle un témoin fiable. Elle fut capable de désigner Allan sur un cliché qui avait été pris quelques semaines auparavant, lors d’une fête organisée à la maison de retraite pour les quatre-vingts ans d’un pensionnaire. Sœur Alice avait eu l’amabilité de donner des photos d’Allan à la police ainsi qu’à tous les représentants des médias qui en avaient exprimé le désir.

L’inspecteur Aronsson fut obligé d’admettre qu’il avait eu tort de négliger cette piste la veille. Il était néanmoins inutile de pleurnicher. Il valait mieux réfléchir. S’il avait affaire à des fugitifs, il y avait deux possibilités : soit les deux vieux et le marchand de hot dogs savaient où ils allaient, soit ils se rendaient vers le sud sans but précis. Aronsson espérait qu’il s’agissait de la première option, car il est plus facile de suivre quelqu’un qui sait où il va que quelqu’un qui avance au hasard. Mais, avec cette clique-là, on ne pouvait pas savoir. Il n’y avait aucune connexion logique entre Allan Karlsson et Julius Jonsson, ni de rapport entre ces deux-là et Benny Ljungberg. Jonsson et Ljungberg auraient pu se rencontrer, puisqu’ils vivaient à une vingtaine de kilomètres l’un de l’autre. Il était possible aussi que Ljungberg ait été kidnappé et qu’il ait pris le volant sous la menace. Le centenaire pouvait lui aussi avoir été contraint de les accompagner, bien que deux arguments démentent cette théorie :

1. Allan Karlsson était descendu du car à l’arrêt Gare de Byringe de sa propre initiative, et il s’était rendu chez Julius Jonsson de son plein gré ;

2. plusieurs personnes ayant vu Allan et Julius ensemble, d’abord sur la draisine, puis marchant le long de l’enceinte de l’usine, affirmaient qu’ils avaient l’air de bien s’entendre.

La vigile était certaine d’avoir vu la Mercedes grise quitter l’autoroute E4 et prendre la nationale 32 en direction de Tranås. L’information, même si elle datait de vingt-quatre heures, restait utile, car elle limitait considérablement le nombre de destinations possibles. La zone située autour de Västervik, Vimmerby et Kalmar était exclue, car la voiture aurait déjà quitté l’autoroute à Norrköping, ou à la rigueur à Linköping en prenant la bretelle vers le nord.

Jönköping et Värnamo étaient aussi des destinations improbables, car pour s’y rendre ils n’auraient eu aucune raison de quitter l’autoroute. Ils pouvaient être allés à Oskarhamn et avoir pris le ferry pour l’île de Gotland, mais les listes de passagers infirmaient cette hypothèse. Il ne restait donc que la partie nord du Småland : Tranås, Eksjö, peut-être Nässjö, Åseda, Vetlanda et les environs de ces villes-là. Ils pouvaient aussi être à Växjö, mais dans ce cas le chauffeur de la Mercedes n’avait pas pris l’itinéraire le plus court. Cela restait tout de même une possibilité : en admettant que les deux vieux et le vendeur de hot dogs se croient poursuivis, ils avaient tout intérêt à rester sur les petites routes.

L’inspecteur Aronsson était persuadé qu’ils se trouvaient dans le périmètre qu’il venait de délimiter. Deux d’entre eux n’ayant pas de passeport en cours de validité, il y avait peu de chances qu’ils essayent de se rendre à l’étranger. D’ailleurs ses collègues avaient téléphoné à toutes les stations-service situées au sud, au sud-est et au sud-ouest de Mjölby, dans un rayon de trente à cinquante kilomètres. Personne n’avait vu de Mercedes gris métallisé transportant trois personnes aussi aisément identifiables. Ils pouvaient avoir fait un plein d’essence dans un libre-service, mais l’inspecteur Aronsson en doutait : la plupart des gens, quand ils ont roulé un certain nombre de kilomètres, aiment s’arrêter pour acheter un paquet de bonbons, un soda ou une saucisse. Ils avaient opté pour une station-service à Mjölby, il était probable qu’ils feraient le même choix pour le plein suivant.

— Tranås, Eksjö, Näsjö, Vetlanda, Åseda… et leurs environs, dit l’inspecteur Aronsson avec une pointe de satisfaction dans la voix, avant de se rembrunir. Et après ?

 

Quand le chef du gang The Violence se réveilla à Braås en fin de matinée, après une nuit épouvantable, il alla directement à la supérette pour mettre fin à son manque de nicotine. Juste devant la porte du magasin, la une du journal Expressen lui sauta aux yeux. La plus grande des photos représentait sans aucun doute possible le vieillard qu’il avait croisé à Rottne la nuit précédente.

Dans sa précipitation, il oublia complètement les cigarettes. Il acheta le journal, fut stupéfait de ce qu’il lut et appela son grand frère Hinken.

 

Le mystère du centenaire disparu et sans doute kidnappé passionnait tout le pays. TV4 diffusa une enquête de fond sur le sujet à une heure de grande écoute, dans une édition spéciale de Kalla Fakta. L’émission reprenait grosso modo les éléments divulgués par Expressen et Aftonbladet, mais elle bénéficia d’une audience de plus d’un million et demi de téléspectateurs, parmi lesquels on pouvait compter le centenaire lui-même et ses trois nouveaux amis de la ferme de Sjötorp, dans le Småland.

— Si je n’étais pas lui, j’aurais presque pitié de ce vieux bonhomme, dit Allan.

Mabelle, qui regardait l’émission avec plus d’objectivité, conseilla à Allan, Julius et Benny de se tenir à carreau pendant un bon moment et de garer la Mercedes derrière la grange. Elle avait décidé de faire l’acquisition d’un autocar sur lequel elle lorgnait depuis un moment. Ils pourraient être obligés de s’enfuir précipitamment dans un avenir assez proche. Si cela devait arriver, ils partiraient tous ensemble, et Sonja serait du voyage.