10 - La révélation

Lorsqu’un enfant pleure, sa mère ne pense pas, parfois, à l’immerger. Alors que dans l’eau, il se sent mieux.

I. Tcharkovski

 

ON ne peut pas laisser Tom seul dans sa chambre, professeur. Il me fait peur. Dès qu’il se trouve seul un instant, il s’auto-hypnotise et se met en apnée.

— Il a toujours fait ça ?

— Il le faisait la nuit. Mais depuis la séance à la piscine, c’est sans arrêt. On dirait… on dirait qu’il cherche à mourir. »

C’est comme dans les contes pour enfants : le secret est dans un coffre dont la clé se trouve au fond du puits, très loin dans le noir, sous la terre humide où grouillent les serpents, les crapauds et toutes sortes d’animaux gluants à la chair blanche. La clé est au fond du puits, et pour la trouver il faut descendre. Car c’est un monde à l’envers. Plus on va profond, plus on s’élève. Celui qui atteint le fond du trou devient un oiseau blanc.

« Au bout de combien de temps un chat meurt-il, si on l’empêche de rêver ? se demande Tom. Un jour, deux, trois ? » Il se souvient d’avoir lu un article à ce sujet dans l’encyclopédie, mais il a oublié les chiffres. Il n’aime pas les chiffres. Ce qui compte, c’est la douleur. Pauvre chat… Michèle est méchante. Si elle avait un chat, elle le tuerait sûrement. Michèle ne veut pas que Tom rêve.

« Je me souviens qu’Ibrahim et Nagwa étaient partis pour quelques jours en éteignant le frigo du restaurant qui était rempli de viande. Lorsqu’ils sont revenus, il y avait un jus noir qui coulait sous la porte du frigo. Le jus noir de la viande pourrie. J’ai vu les rêves du roux alors qu’il dormait sur le fauteuil, son pistolet sur les genoux. Ils étaient comme le jus noir du frigo d’Ibrahim, et ils coulaient vers moi. J’ai eu très peur. »

« J’ai pris l’avion trois fois. Une fois hier, avec Michèle et les trois hommes. Une fois quand j’étais petit, pour aller du Caire à Paris, avec Nagwa et Ibrahim. Quelle était la troisième fois ? »

« Snou… ? Chnou ?… »

« C’est un point que j’ai trouvé. Juste à la base de ma colonne vertébrale. Je l’imagine comme une petite étoile, qui projette des rayons dans tout mon corps. Si je pense très fort à ce point, je peux me transporter tout entier dedans. Alors je m’endors. C’est très pratique. Je crois que je parviendrais même à le faire debout, sans qu’ils s’en aperçoivent. Mais la plongée est longue, jusqu’aux racines de l’île. Il faudrait juste que je trouve le temps. Cette nuit, peut-être… »

« Pourquoi Milan, George ?

— Ils sont trois enfants, docteur Conrad. Trois enfants comme Tom. Je veux les retrouver tous les trois. L’un de ces enfants est une fille. Elle se trouve ici, à Milan.

— Et Trigger ?

— Trigger veut les retrouver aussi… pour d’autres raisons. C’est une vieille affaire. Un vieil échec, pour lui comme pour moi. »

« “Echec et mat… Mat…”… “Mat ne connaît pas l’échec…” Quelqu’un a dit ça, un jour, et quelqu’un d’autre a ri en entendant ça. Mais qui, et qui ? »

« Snouch. »

« C’est la deuxième fois que je l’entends parler, George. Il était là, assis par terre, les yeux absents, et il a dit : “Snouch.” »

— Snouch ?

— Oui… J’ai peur, professeur, je crois que Tom s’éloigne. Il est déjà ailleurs. Je ne suis même pas sûre qu’il nous entende.

— Snouch est le nom d’une chienne qu’il avait quand il était petit… Il est peut-être en train de rattraper le temps perdu, Michèle.

— Je ne comprends pas…

— Vous comprendrez… Mais nous avons rendez-vous avec la fille. Voici notre adresse, au cas où vous auriez besoin de nous joindre cette nuit. C’est un plateau de cinéma. Vous demandez Ernest, l’assistant. Il travaille pour nous. »

Ils sont quatre dans la Mercedes noire aux vitres fumées. Hans et le chauffeur sont à l’avant. Livroski et Trigger à l’arrière. Hans, Trigger et le chauffeur enclenchent un chargeur plein dans leurs armes.

« Je n’approuve pas vos méthodes », dit Livroski.

Trigger fait jouer deux fois le cran de sûreté de son automatique, avant de le ranger dans le holster qu’il porte sous sa veste.

« Nous nous passerons de votre approbation, répond-il.

— Non. Cette affaire peut se régler autrement. Laissez-moi un peu de temps.

— Du temps ? » Trigger a un sourire méprisant. « Voilà treize ans que vous avez dit ça la dernière fois. Et la maison mère vote son budget dans une semaine. Désolé, George, ce n’est plus une course de fond, c’est un cent mètres haies. Pas de médailles pour les perdants. »

Livroski regarde les hautes tours éclairées des anciens condensateurs. Quelques techniciens finissent d’emballer leur matériel pour la nuit. Certains jettent des regards discrets à la Mercedes. Les lumières brillent encore dans la caravane de production. Il est bientôt minuit et le tournage se termine.

« Vous voulez Ersatz ? dit Livroski en se retournant. Vous aurez Ersatz. Mais laissez-moi me charger de la fille. Sa collaboration…

— On a déjà GH2 et son… collier. Comment appelez-vous ça ? Son sumbolon… Ernest nous a remis la photocopie de celui de GH1. Le code est tout à fait lisible et nous nous en contenterons, si nous ne pouvons pas faire autrement. La seule chose qui nous manque, c’est le collier de GH3. Sa collaboration ne fait pas partie du contrat.

— C’est injuste, Titan. »

Trigger éclate de rire. « Injuste ? Définissez…

— Injuste et stupide. Vous gaspillez du matériel humain.

— George… » Trigger ne semble plus disposé à discuter. « Nous appliquerons le plan prévu. Vous disposerez d’un quart d’heure, comme convenu. Si au bout de ce quart d’heure vous n’êtes parvenu à rien, alors ce sera au tour de Hans, d’Ernest, et de… Quel est votre nom ? demande-t-il au chauffeur.

— Ricardo, monsieur.

— … et de Ricardo d’intervenir. No comment. »

« Un quart d’heure…, pense le vieil homme. Il me faudrait un mois… »

Ernest s’est approché dans la nuit, d’une démarche inquiète. Il se penche sur les parois opaques du véhicule, sa main en visière, incapable d’en distinguer les occupants. Il sursaute lorsque la vitre arrière gauche s’ouvre électriquement, et se fige dans une pose obséquieuse en reconnaissant son interlocuteur.

« Colonel Trig… euh. Bonsoir, messieurs.

— Alors ?

— Sirena refuse de vous rejoindre dans la voiture, monsieur.

— Dans sa caravane, alors ?

— Non plus… Elle vous attend sur le plateau.

— Seule ?

— Non… Je lui ai demandé d’être seule, mais elle a refusé. Il y a… euh… GH1 et les deux policiers dont je vous ai parlé, avec elle… Et…

— Et ?

— Ils ont caché un cameraman, monsieur. À l’écart… pour filmer la rencontre… Voulez-vous que j’annule ? »

Trigger réfléchit un instant, échange un regard avec Livroski. Il enfile une paire de gants de cuir noir.

« Non. L’avion n’attendra pas. Dites-leur que nous arrivons… Vous avez une arme, Ernest ? »

L’assistant fait un pas en arrière.

« Une arme ? Oh non, je ne saurais pas…

— Donnez-lui une arme, Hans… Et ne faites pas cette tête, Ernest… Ne nous décevez pas… »

Deux projecteurs de mille watts sont restés allumés dans le décor, et dessinent un large rond de lumière blanche sur le sol huileux, au centre d’une forêt irréelle de pipelines rouillés. La masse imprécise des tuyaux entrelacés forme un long couloir de viscères métalliques qui se referme sur le ciel comme le plafond d’un temple barbare. Sibel et Frankie sont assis, au centre du rond de lumière, sur des fauteuils de bois et de toile. Derrière eux, légèrement dans l’ombre, se tiennent Vermeer et Mazzini. Vermeer fume une cigarette. Devant les deux adolescents se trouve un unique fauteuil vide au dos duquel on peut lire le mot « Director ».

Livroski jette un coup d’œil au décor et entre dans le rond de lumière.

« Vous avez le goût de la mise en scène, dit-il en souriant. Ce fauteuil m’est destiné ?

— Un instant. »

Trigger, à son tour, a fait un pas dans la lumière. Il lève le visage en protégeant son regard de l’éblouissement avec son bras.

« Astucieux, dit-il. Mais classique. Vous dites au guignol qui se cache là-haut, derrière les projecteurs, de descendre avec sa caméra. Nous ne sommes pas venus pour une interview. Excusez-moi, mademoiselle… »

Il marche à présent vers Sibel.

« Veuillez vous lever. »

Sibel échange un regard avec Frankie, puis avec Livroski.

« C’est monsieur… Walter. Il est chargé de ma sécurité. Je vous demande de le laisser faire. »

Sibel se lève.

« Ecartez les bras, s’il vous plaît. »

Sibel obtempère en silence. Trigger promène ses deux mains le long de son corps, pour la fouiller. En examinant l’échancrure de son bustier, il y découvre, à côté du collier, un petit micro-cravate dont le fil va se perdre sous le vêtement. Il regarde le collier, sourit imperceptiblement, puis il s’empare du micro, tire d’un coup sec, casse le fil et laisse tomber le micro sur le sol. Il procède ensuite de la même manière avec Frankie, sans trouver de micro sur lui. Apparemment satisfait, il va se placer dans un coin d’ombre, en compagnie de Hans, d’Ernest et du chauffeur.

Livroski toussote, puis explique :

« Désolés… Nous devons prendre des précautions, n’est-ce pas… Je suis chargé de dossiers sensibles. »

Face à lui, les deux adolescents se taisent. Frankie allonge nonchalamment les jambes, s’étire et bâille bruyamment.

« Je suis très heureux que vous ayez pu nous rejoindre, Frankie, poursuit le vieil homme. Ce que j’ai à dire s’adresse également à vous… Avez-vous entendu parler de Glaucos ?

— Oui, répond le garçon. J’ai lu ça quelque part… dans un bouquin sur la plongée… C’est un berger… grec, non ?… qui s’est transformé en poisson après avoir mangé une herbe… À mon avis, il l’avait fumée, plutôt… » Il rit.

« Non. Pas un berger. C’était un fils de Poséidon. Pline raconte qu’il est devenu immortel après avoir mangé une herbe qui avait été plantée lors de l’âge d’or. Il a alors plongé dans la mer. Il y vit toujours, selon la légende, quelque part au large de l’île de Délos. Il est célèbre pour ses aventures amoureuses, et il vient chaque année dans les ports de Grèce faire des oracles aux pêcheurs…

— En quoi ça nous concerne ? demande Sibel.

— Glaucos, c’est aussi le nom du village sous-marin dans lequel vous êtes nés tous les deux. »

Derrière Livroski, en partie masqués par l’ombre d’une grosse conduite, Hans, Trigger et le chauffeur commencent un lent mouvement tournant qui les rapproche des deux adolescents. Vermeer perçoit leur déplacement. Il écrase sa cigarette et tape sur l’épaule de Mazzini en les lui désignant du menton.

Frankie s’est redressé sur son fauteuil, il ne rit plus. Sibel paraît rêveuse.

« Un village sous-marin ? C’était ça, alors…

— Un truc comme celui que Cousteau avait essayé en mer Rouge ? demande Frankie.

— Mieux. Beaucoup mieux. C’était une structure permanente et confortable, installée entre la surface et douze mètres de profondeur. Un village en dur avec des habitations individuelles pour chacun, et des locaux collectifs. Je vous en montrerai des photos… Le… l’initiateur… le cerveau, le créateur et le responsable de ce village s’appelait Michael Aldous Thornback. Il était mon ami. »

La chambre d’hôtel est plongée dans la pénombre. La télévision, allumée près de la fenêtre, colore les murs et le plafond d’un camaïeu de bleus. Michèle sort de la salle de bains, s’arrête et regarde la lumière qui danse dans la pièce. « On se croirait dans un aquarium », pense-t-elle. Elle allume les deux lampes de chevet et vient s’asseoir près de Tom, sur le tapis devant l’écran. Elle tient deux gélules dans sa main droite et un verre d’eau dans la gauche.

« Ce sont des somnifères, Tom, dit-elle. Je ne veux pas t’empêcher de dormir, je voudrais seulement être sûre que tu ne rêveras pas. Tu me comprends ? J’ai peur pour toi. Je crois que tes rêves sont dangereux. »

« Je connais le vieil homme aux yeux gris. Les yeux gris… J’étais petit et des poissons dansaient derrière les fenêtres. Il est avec celui dont les rêves sont comme le jus noir du frigo d’Ibrahim… Et l’autre homme, celui qui ne s’est jamais approché de moi. Tous les trois, c’est notre mort qu’ils veulent. Il a regardé mon collier, avec ses yeux gris. Il m’a dit : « Ça représente la nageoire dorsale et les deux nageoires latérales d’un dauphin, n’est-ce pas ? » Puis il a souri en lisant la lettre et les chiffres qui sont écrits au dos du petit morceau de platine. « A. l’08. » Cette lettre et ces chiffres-là… Il a souri, et dans sa tête, derrière le gris des yeux, derrière les plaques de métal givré, il y avait cette boule de braises de son ancienne colère… Il est parti avec les deux autres. J’ai entendu les mots qu’ils se disaient mais ils n’ont aucun sens. « GH1, GH2, GH3. » « Le code, sur les trois colliers. On a déjà deux lettres : un P et un A, et puis, en chiffres : 93° 1 et l’08. » « Ernest, qui travaille dans le cinéma. » « Ersatz… » Ersatz, c’est un mot que je ne connais pas… Quatre-vingt-treize degrés un et une minute zéro huit… »

« Tu regardes la télévision, c’est ça ? Le programme t’intéresse ? Réponds-moi, Tom… »

« Michèle se trompe. Elle ne voit pas le mal. Tout au fond, près des racines de l’île, nous étions trois dauphins, et un homme blond, qui riait toujours. Aujourd’hui, l’homme blond est mort, et c’est ma faute. J’entends encore son rire, quelquefois… Snouch, c’était le nom d’une chienne. Je suis si près de savoir… Il y a des bouts qui reviennent, mais la clé… Celui qui touche le fond devient un oiseau blanc… Je sens le point, à la base de ma colonne vertébrale. Le petit soleil en moi. Il suffirait qu’elle me laisse le temps. Je ne pourrai pas éviter de prendre ses somnifères. Mais je pourrai les vomir sans taire de bruit, comme je l’ai fait avec Hélène. Ensuite, il faudra nager, vite. »

« S’il te plaît, Tom. On a besoin de sommeil, toi et moi… »

Tom se tourne vers Michèle. Il lui sourit. Il prend les deux petits comprimés, les pose sur sa langue. Il boit le verre d’eau. Lorsqu’il ouvre à nouveau la bouche, les deux gélules ont disparu : avalées. Michèle soupire et caresse les cheveux du garçon. « Merci, dit-elle en se relevant. Je vais prendre un bain. Mets-toi au lit si tu veux. »

Venu de la salle de bains, on entend le gargouillis joyeux de l’eau qui coule dans la baignoire. Tom attend que Michèle se déshabille et entre dans son bain. Il se penche sur le bac à fleurs, plonge un doigt dans sa gorge et vomit les deux capsules.

« Je ne ferme pas la porte, Tom ! »

Tom s’installe en position de lotus sur la moquette, il ferme les yeux.

Le temps est suspendu. À part le ciel, la mer et l’île, aussi loin que porte le regard, on ne distingue rien. Rien ne bouge, nul bruit ne se fait entendre.

C’est un cylindre noir de deux centimètres de long. L’une de ses extrémités se termine par une minuscule lentille de verre. L’autre est connectée à un câble coaxial également noir. Le cylindre est fixé par du ruban adhésif à un gros conduit métallique qui surplombe le cercle de lumière. Il est absolument invisible. L’extrémité munie d’une lentille est pointée sur les trois fauteuils. Le câble, lui, court le long des tuyaux et aboutit, quelques mètres plus haut, à un magnétoscope de fabrication japonaise, pas plus gros qu’un livre de poche. « C’est la plus petite caméra vidéo du monde ! leur a dit Jeff, l’opérateur, en la fixant aux pipelines. La scripte s’en sert comme contrôle, pour les raccords… Pour le son, j’ai placé un mini-HF derrière la gamelle de droite. À moins de se cramer les yeux, personne ne pourra le trouver… »

Vermeer lève les yeux vers les hauteurs obscures. Même en sachant où elle se trouve, il ne parvient pas à voir la caméra. Mazzini glisse une main dans sa poche et touche du doigt le métal huileux de son arme de service. L’Italien a les armes à feu en horreur. Il prie pour ne pas avoir à se servir de la sienne.

Dans la lumière, la conversation se poursuit. Sibel est de plus en plus méfiante. Elle s’agite sur son fauteuil.

« Je ne comprends pas, dit-elle. Thornback a créé le village sous-marin de Glaucos. Il y a fait venir une quinzaine de scientifiques choisis parmi les meilleurs… C’est cela ? »

Livroski sourit avec une politesse toute diplomatique.

« Oui. C’est tout à fait ça, dit-il.

— Parmi les expériences en cours à Glaucos…, poursuit Sibel en réfléchissant à haute voix, il y avait celle qui consistait à élever des enfants dans la mer. Frankie, moi-même, et…

— … Tom. Il s’appelle Tom. Il est à l’hôtel.

— … Frankie, Tom et moi, nous sommes donc les enfants de ces scientifiques. Nous sommes nés à peu près ensemble, et nous avons vécu sous l’eau jusqu’à l’âge de trois ans ?

— Vous n’êtes pas une expérience…, intervient Livroski en insistant sur le mot une, vous êtes l’expérience la plus importante. Celle qui a porté les plus beaux fruits. Comprenez bien que personne, jamais, n’avait osé faire ce que vos parents ont fait. Certains scientifiques, dont j’étais, pensaient qu’élever des enfants dans un milieu aussi… différent ne réussirait qu’à en faire des attardés, des inadaptés. Thornback et ses amis étaient persuadés du contraire… Ils ont eu le courage de leurs convictions.

Aujourd’hui, que vous le vouliez ou non, vous êtes la preuve qu’ils avaient raison. Vous êtes différents. Vos cerveaux, vos organismes sont différents… Et vous avez une dette envers vos parents. Il faut… »

Sibel s’est avancée sur son siège. Elle est en colère, à présent. Sa voix est devenue rauque.

« Je ne me connais aucune dette. Aucune, vous entendez ? Mes parents, comme vous dites, m’ont abandonnée à trois ans, sans rien me dire. Sans explications, sans au revoir. Je ne leur dois rien !

— Mademoiselle…

— Taisez-vous ! Laissez-moi comprendre… Thornback est venu vous trouver à New York en 1978 parce qu’il avait des ennuis d’argent. Vous avez créé ensemble la Fondation Glaucos, chargée de financer les travaux scientifiques du village. Soit… Mais d’où venait l’argent ? »

Livroski est parvenu à conserver son sourire jusque-là. Il semble doté d’une patience infinie.

« Je vous l’ai dit : de mécènes… De sociétés privées… Je suis un homme influent, mademoiselle. Il m’était facile de…

— Vous nous avez dit que les travaux du village étaient entourés du plus grand secret, que personne, à part vous, ne savait où il se trouvait…

— Oui. Et alors ?

— Alors, je vois mal des sociétés privées engager des fonds sans en espérer, au minimum, un contrecoup publicitaire… ou des résultats concrets. Quelles étaient ces sociétés ? Qu’attendaient-elles en retour de leur argent ? Pour qui travaillez-vous aujourd’hui ? »

Le vieil homme a perdu son flegme. Il consulte sa montre, laisse échapper un soupir agacé. Il a un geste vague de la main devant son visage, comme s’il chassait une mouche invisible.

« Nous nous écartons du sujet. La Fondation existe toujours. J’en ai géré les intérêts au mieux. Aujourd’hui, vous êtes, ainsi que Frankie et Tom, l’héritière d’une vraie fortune. J’ai ici les papiers qui… »

Il est interrompu par Frankie.

« On s’en fiche, du fric et des papiers… On aimerait savoir pourquoi vous êtes tellement pressé. Et qui sont les trois déguisés qui se cachent dans l’ombre, là et là ? Hein ? »

Livroski ferme les yeux et se force à pratiquer quelques secondes d’hyperventilation. Son ancienne expérience de plongeur lui a enseigné que c’était le seul moyen d’éviter que les flots d’adrénaline ne prennent possession de son système nerveux. Il a déjà épuisé la moitié du temps que lui a concédé Trigger. Il doit changer de tactique, à présent. Lâcher du lest.

« Michael Aldous Thornback est mort, dit-il à voix basse et sans rouvrir les yeux. Tous les membres du village de Glaucos aussi. Je voudrais que vous me suiviez à New York, tous les deux. Pour éviter d’autres morts inutiles. »

Voilà dix minutes que Michèle est entrée dans son bain, et elle n’a aucune envie d’écourter son plaisir. Elle chantonne dans l’eau. Tout va bien. Elle ne comprend pas ce qui se passe, elle ne sait pas au juste ce que cherchent George et ses associés, mais elle est heureuse. Elle se sent vengée des humiliations de Paul. Puisque le Pr George Livroski, sommité mondiale en matière d’océanographie, neuropsychiatre, professeur des plus prestigieuses universités américaines, docteur ès plein de choses et chargé de tout un tas d’organisations internationales, lui a accordé sa confiance, au point de faire d’elle son assistante, c’est forcément qu’elle le mérite. « Ça, c’est de la promotion ! pense-t-elle. Six mille dollars de salaire mensuel, avion en première classe, limousines avec chauffeurs, hôtels cinq étoiles, gardes du corps… J’aurais mauvaise grâce de me plaindre. »

« Ça va, Tom ? » crie-t-elle par la porte ouverte.

Elle n’obtient pas de réponse et ne s’en étonne pas. Tom est quasiment muet, après tout. Comment disait cet idiot de Paul ? « Il n’a pas besoin de ça pour se faire comprendre… » Pas mal trouvé… Elle met en marche le jacuzzi et se laisse caresser le corps par les grosses bulles d’air chaud. « Mon Dieu, c’est délicieux d’être riche », se dit-elle.

Ce sont les gargouillis du jacuzzi qui l’empêchent d’entendre le bruit sourd que fait le corps de Tom en tombant, et les chocs répétés de sa tête frappant contre le sol.

« Vous m’obligez à être plus direct, dit Livroski. Michael Aldous Thornback avait un contrat avec l’armée américaine. »

Dans l’ombre derrière le vieil homme, Vermeer a distinctement observé le raidissement que ces paroles ont provoqué chez les trois hommes en noir. Trigger a porté une main à sa poitrine. « Fais attention, Marcello, souffle-t-il. Ils s’énervent. »

Frankie s’est levé de son fauteuil.

« C’est impossible ! crie-t-il. Vous mentez !

— Pourquoi, impossible ?

— Il… Il y avait des dauphins partout, dans mes rêves… et des tortues qui pondaient sur le sable. Il y avait des couleurs. C’était pas l’armée. L’armée, c’est des types en gris et du métal graisseux. Ça pue ! Même si mes souvenirs sont pas nets, j’aurais quand même su faire la différence. »

Livroski insiste.

« Vous êtes… vous, Frankie, et vous, Sibel, le fruit de recherches militaires. Désolé, mais c’est comme ça. Combien croyez-vous qu’a coûté votre éducation ?… et combien croyez-vous que vous valez ? »

Sibel a retrouvé tout son calme. Elle pose sur le vieil homme un regard simplement triste.

« Comment ça ? demande-t-elle.

— Combien de temps tenez-vous en apnée ?

— Euh… Six minutes, à peu près.

— Et vous, Frankie ? »

Frankie regarde la pointe de ses baskets, l’air sombre.

« C’est pas vos oignons…

— Si… Ce sont mes oignons… Vos leçons de natation, c’est le contribuable américain qui les a payées ! J’ai entendu parler de vos performances physiques, Frankie, et je suis certain que vous faites beaucoup mieux que vos… frères d’eau. Imaginez ce que vous pourriez réaliser avec un entraînement approprié… Vous savez tous les deux contrôler les battements de votre cœur, vous savez naturellement dominer le réflexe d’immersion. Celui des cétacés. Et Tom est sans doute capable de quelque chose qui ressemble à de la télépathie. Aucun humain au monde n’a vos possibilités. Combien croyez-vous que paierait un service de recherches militaires pour vous mettre la main dessus ? »

Michèle arrête le jacuzzi à regret et sort de l’eau. Elle enfile un petit kimono de soie et rejoint la chambre en chantonnant toujours. « Tu devrais essayer le bain à bulles, Tom, c’est très rigolo… Qu’est-ce que tu fais ?… Tu cherches des souris ? »

Tom est allongé dans une position incongrue : sur le côté, une jambe repliée à angle droit, une main près des épaules comme s’il venait de réaliser une série de pompes, et l’autre cachée sous lui. Sa tête est tournée vers le lit. Ses yeux sont grands ouverts. C’est la pâleur de son visage, et les cernes profonds qui se sont creusés sous ses yeux qui alertent la jeune femme.

« Tom ? Qu’est-ce que tu fais ? Arrête, c’est idiot ! »

Elle réalise soudain tout ce que la position du garçon a d’anormal. Elle lui rappelle celle d’un jeune épileptique qu’elle avait vu, après une crise, alors qu’elle était étudiante. Les contractions avaient été si violentes que le malade s’était démis les deux épaules ; ses bras étaient pliés à l’envers, coudes vers le haut… Elle sent un voile aussi glacé qu’un linceul se poser sur sa nuque et ses épaules, alors qu’elle se jette sur la moquette.

« Tom ! »

La peau du garçon est bleue. Ses lèvres sont bleues. Ses yeux, grands ouverts, pupilles dilatées, fixent le vide avec obstination. Deux longues traînées de larmes séchées courent le long de ses joues. Sa bouche entrouverte et ses yeux écarquillés donnent à son visage l’expression d’une extraordinaire stupéfaction. Ses mains, que Michèle prend dans les siennes, sont glacées. La jeune psychiatre retourne le corps du garçon pour l’allonger sur le dos. Ses muscles sont sans tonus, le bras retombe sur la moquette avec un bruit flasque. Elle pose son oreille contre sa poitrine : rien. Son pouce et son majeur contre la carotide : rien non plus. Elle hurle « Tom ! » et gifle le garçon, aller-retour, de toutes ses forces. La tête pivote, à chaque coup, comme un ballon rempli d’eau. Les yeux fixent désespérément le plafond blanc. Michèle s’assied à califourchon sur le corps de Tom, ouvre sa bouche avec deux doigts pour pratiquer la respiration artificielle. Mille un, mille deux, mille trois… Elle souffle et puis elle recommence : mille un, mille deux, mille trois… Tom ne respire pas. Il la fixe de son regard opaque. Les deux mains réunies, elle presse sur son cœur en y mettant tout son poids. Une fois, deux fois, dix fois. Elle halète sous l’effort. Mais elle est maladroite, elle s’affole. Elle n’aurait jamais fait un bon médecin généraliste. Elle gifle à nouveau le garçon en hurlant son nom. Elle le frappe et crie dans la nuit pour ne pas écouter la voix en elle qui lui dit qu’il est mort et qu’elle en est responsable.

Elle se relève et se précipite sur le téléphone, à la tête du lit. « Allô, la réception ? » Rien. Juste une tonalité bourdonnante. Elle s’énerve, jure, tape sur le combiné, répète : « Allô, allô ? » Puis elle trouve un carton plié en deux, qui donne les numéros usuels de l’hôtel. Elle ne parvient pas à le lire. En quelle langue est-il écrit ? Enfin ses yeux déchiffrent les mots « Réception ». « Zéro ». Il fallait faire le zéro. C’était si simple… Une voix, en anglais : « Ici la réception. À votre service. » Elle crie :

« Un médecin, il me faut un médecin, vite !

— Quelle chambre, madame ?

— Quelle ch… ? Je ne sais pas. Tout en haut. Mlle Conrad, au dernier étage… Vite, vite ! Quelqu’un est mort !

— Un instant, s’il vous plaît… »

Et puis le silence à l’autre bout du fil. Mais que font-ils ? Michèle regarde une nouvelle fois le corps de Tom. Elle frissonne, il lui semble que des milliers de moustiques volent dans sa tête. Elle hésite. Doit-elle attendre encore au téléphone ou recommencer les massages cardiaques ? « Allô ? Nom de Dieu ! » Elle s’est mordu le gras du pouce, si fort que ses dents y sont restées imprimées en rouge vermillon. Elle tape du poing contre la table de chevet. Quelqu’un finira bien par répondre… Elle appuie son front contre le mur. Que fait-elle là, avec ce téléphone ? N’a-t-elle pas compris que Tom était… Elle tire nerveusement sur sa frange. Lorsqu’elle ouvre la main, une mèche de cheveux arrachés en tombe. Elle n’ose plus se retourner. Le cadavre allongé derrière elle l’épouvante. Elle a besoin qu’on lui parle, qu’une voix humaine, à l’autre bout du fil, brise le silence affreux de la chambre, mais le téléphone reste désespérément muet.

Tom est mort et c’est de sa faute.

« Notre investissement a beaucoup souffert lors de la destruction du village…, poursuit Livroski. J’aurais aimé que vous me suiviez aux Etats-Unis de votre plein gré. Mais vous vous comportez comme des enfants gâtés… Très bien. Vous êtes citoyens italien et thaïlandais. Je ne peux pas vous forcer sans complications diplomatiques, et je n’ai pas assez de temps pour vous convaincre. Je me contenterai, pour le moment, d’emmener votre frère d’eau… Tom, qui vient de recevoir un passeport américain. Par contre, j’ai besoin de récupérer vos colliers. Ils m’appartiennent. »

Sibel porte une main à sa gorge et ouvre des yeux ronds.

« Nos colliers ? Pourquoi ? »

Soudain, Michèle réalise qu’une main vient de se poser sur son épaule nue. Son cœur cesse de battre. Elle tourne la tête, lentement, comme dans un cauchemar, et regarde l’apparition une seconde, bouche ouverte, et tous les poils de ses avant-bras hérissés. Tom se tient debout à côté d’elle. Il est livide, et ses yeux sont comme deux puits sans fond dans lesquels elle se sent aspirée.

Michèle se met à hurler.

Le garçon a posé une main glacée sur la bouche de la jeune femme et la presse fermement, afin de la forcer à se taire.

« Tais-toi ! »

Le ton de la voix est si autoritaire que Michèle Conrad referme la bouche. Tom la couve d’un regard d’une intensité douloureuse. Il est encore terriblement pâle, et il semble avoir du mal à conserver son équilibre, mais la détermination qui l’habite est impressionnante. « Michèle…, dit-il. Il faut… vite ! »

Michèle ouvre à nouveau la bouche, la referme. Elle s’écarte du garçon, se relève d’un bond et recule jusqu’au mur contre lequel elle écrase son dos, comme si elle avait l’espoir idiot qu’il puisse s’ouvrir derrière elle et lui permette de fuir. Elle bégaie :

« Mais… Mais… ? Tu parles, Tom… Tu parles !

— Michèle… » Tom a fait deux pas vers elle. Il a pris sa main. « Le cinéma… Livroski… Il va les tuer… Vite !

— Cinéma ? Ah, le… studio de… »

Tramée par le garçon, Michèle trébuche au milieu de la pièce.

Elle prend le papier que lui a laissé Livroski.

« Cet endroit-là ? demande-t-elle. Mais je ne sais pas où ça se trouve, il faudrait téléphoner…

— … Taxi !

— Mais ?… »

Il l’a poussée devant lui, jusqu’à la porte de sortie. Avant d’avoir pu réaliser ce qui lui arrive, elle est déjà dehors, dans le couloir moquetté de grenat. Elle y fait quelques pas, comme une somnambule, puis baisse les yeux vers ses jambes et ses seins nus qui dépassent de son kimono dénoué. Elle se rajuste en hâte et s’écrie :

« Je ne peux pas sortir comme ça, Tom !

— Vite ! »

Il la remorque jusqu’à l’ascenseur. Il est si fort et si déterminé qu’elle ne peut rien contre sa volonté. Il appuie sur le bouton d’appel.

« Laisse-moi au moins me changer et prendre de l’argent, Tom !

Non. Viens. »

L’ascenseur est arrivé. Les portes s’ouvrent. Il la pousse à l’intérieur.

« De toute façon, j’ai laissé les clés dans la chambre », gémit Michèle.

Le réceptionniste a à peine le temps de les voir passer devant son guichet. Il crie : « Mademoiselle Conrad, le médecin monte tout de suite, attendez ! »

Le portier en uniforme rouge, qui s’ennuie sous la marquise de l’entrée, ouvre des yeux ronds en apercevant les pieds et les jambes de la jeune femme, nues jusqu’au pubis. Il trouve, d’autre part, que le gamin a une tête d’enterré vivant. Un drogué, certainement… Mais il s’abstient de faire le moindre commentaire. Il a déjà remarqué que plus les gens étaient riches, plus ils étaient cinglés, et le directeur lui a souvent répété que son rôle n’était pas d’ennuyer les clients. Il ouvre en silence la porte du taxi.

« Nous pouvons renoncer à vous, mais pas à vos colliers… Rendez-les-moi. »

Livroski a tendu la main vers les deux adolescents. Sibel et Frankie regardent sa main sans bouger. Ils ont adopté tous les deux, comiquement, la même pose : les jambes tendues vers l’avant et les bras croisés devant la poitrine. Dans l’ombre derrière les projecteurs, Hans, Trigger et le chauffeur ont poursuivi leur mouvement tournant. Ils sont maintenant sur les bords de l’arène. Vermeer crie :

« Ne faites rien ! Ne lui donnez rien !

— Je n’en avais pas l’intention, répond Sibel à mi-voix. J’aimerais comprendre… Pourquoi les colliers ?…

— Ils sont propriété du gouvernement des Etats-Unis.

— Qu’est-ce que vous en feriez ? demande Frankie.

— Ça ne vous regarde pas…

— Alors, tintin… »

Livroski est en colère, à présent.

« Frankie, vous n’êtes qu’un gamin prétentieux ! Vous vous prenez pour qui ? Il y a eu des centaines de millions de dollars investis dans cette affaire, on vous cherche partout depuis treize ans !… “Alors, tintin” n’est pas un argument recevable. Sachez que vos colliers valent beaucoup plus que vos vies, et essayez de comprendre que j’essaie d’éviter un drame !

— Il n’y a pas de drame, et il n’y aura pas de colliers… Ça suffit comme ça ! »

Sibel s’est levée en prononçant ces paroles d’une voix ferme.

« Monsieur Livroski, Frankie et moi, nous ne ferons rien tant que vous ne serez pas disposé à jouer honnêtement le jeu. Depuis dix minutes, vous ne nous avez dit que des mensonges ou des demi-vérités, et…

— Pas dix minutes… Un quart d’heure exactement. Levez les bras au-dessus de la tête, s’il vous plaît. »

Trigger vient d’entrer dans le cercle de lumière. Il tient son pistolet automatique braqué sur les deux adolescents. Il est protégé, de part et d’autre de la zone éclairée, par Hans et le chauffeur qui ont aussi dégainé leurs armes.

« À nous trois, nous disposons de dix-huit cartouches, dit Trigger, vous n’êtes que quatre. Alors, que personne ne bouge, et tout se passera bien. »

Pendant quelques secondes, plus personne ne fait un geste. Comme des pions sur un échiquier attendant la volonté d’un joueur omnipotent, tous les personnages se jaugent du regard.

Trigger a le choix du mouvement. Il s’avance vers les fauteuils en appelant ses assistants :

« Prenez le collier du garçon, Hans… Ricardo, surveillez les policiers. »

Il parvient devant Sibel pendant que Hans parcourt les quelques mètres qui le séparent de Frankie.

« Collier, mademoiselle. »

Il s’est arrêté à deux mètres de la jeune fille, l’arme dans sa main droite et la main gauche en avant. Le jet de salive craché par Sibel atterrit précisément au centre de sa paume ouverte. Trigger blêmit et se jette sur la jeune fille.

Il se passe alors trois choses, dans la même seconde. Un : Sibel évite la gifle que lui destinait Trigger, bloque sa main entre sa tête et son épaule et referme ses dents dessus. Elle le mord si cruellement qu’elle lui brise deux articulations, à la hauteur des métacarpes. Trigger pousse un hurlement. Deux : Vermeer sort un sifflet à roulette de la poche de son manteau, le porte à sa bouche et souffle dedans aussi fort qu’il le peut. L’appel du sifflet se répercute, comme une ordre crié, entre les tours d’acier et les réservoirs. Il est si strident qu’il semble qu’on puisse l’entendre à des kilomètres. Trois : Hans, qui se tenait devant Frankie et s’apprêtait à lui réclamer son collier, tourne la tête dans la direction du coup de sifflet. Une seconde. Une seconde seulement, il cesse de fixer le garçon. C’est beaucoup trop. Le pied droit de Frankie s’écrase entre ses cuisses, avec précision, à l’endroit le plus douloureux. Mazzini dégaine alors son arme. Ricardo, le chauffeur, fait feu dans sa direction. Le projectile perce une canalisation au-dessus de la tête de Vermeer. Un long jet brunâtre en coule aussitôt. Vermeer et Mazzini s’aplatissent sur le sol trempé. L’Italien tire à deux mains. Le chauffeur, touché dans le gras de la cuisse, pousse un cri et tombe à genoux. Sous les projecteurs, la confusion est à son comble. Hans est plié en deux, sous l’effet de la douleur. Frankie lui assène un second coup de pied qui fait voler son pistolet. L’arme rebondit contre les tuyaux, loin au-dessus d’eux, et se perd dans l’obscurité.

Trigger, qui se débat avec Sibel, appelle : « Ernest ! » L’assistant était resté frileusement à l’écart depuis le début de la rencontre ; il court alors vers son patron en dégainant gauchement son automatique. Mazzini court, lui aussi, de toutes ses jambes, pour l’intercepter. Il trébuche et s’affale de tout son long, en laissant échapper son propre revolver. Il rampe. Un mètre… deux mètres… L’arme est presque à sa portée… Il tend la main pour la saisir… Ernest, tremblant, essoufflé mais résolu, l’a rejoint. Les deux hommes se dévisagent durant un minuscule instant qui leur paraît durer une vie entière. Puis Ernest, pesamment, lève son arme et vise son adversaire. Il a dans les yeux une expression désolée, comme s’il s’excusait à l’avance de devoir le tuer. Il appuie sur la détente, mais rien ne se passe. Il hausse les sourcils avant de comprendre que le cran de sûreté est mis. Trop tard. Le revolver de Mazzini crache la foudre. Soulevé du sol par l’impact, Ernest retombe assis dans la boue, les jambes tendues, comme un bébé jouant dans le sable. Il se tient le ventre, regarde son pistolet inutile avec stupéfaction. Il dit, d’un ton geignard : « Je savais bien qu’il fallait pas… » Il pose l’automatique à côté de lui dans la boue et se laisse tomber sur le côté, en fermant les yeux.

Entre-temps, Trigger a réussi à dégager sa main droite. Il frappe Sibel d’un terrible coup de crosse à la nuque. Sibel fléchit sur ses jambes. Il la retient, s’empare de son collier et en brise la chaîne, puis il lâche la jeune fille qui tombe à ses pieds en se tenant la tête à deux mains.

Dans l’ombre proche, Vermeer et Frankie se battent avec le chauffeur. Le Hollandais lui prend son arme, se retourne vers Trigger et lui crie :

« Ne bougez plus ! »

Mais l’Américain, avec la rapidité d’un professionnel, tire dans la direction de Vermeer. C’est Mazzini, qui venait de se relever et se trouvait entre les deux hommes, qui arrête, avec son dos, la balle destinée au Hollandais. Il pousse un grognement surpris, fait un tour sur lui-même et tombe sur le côté, comme une toupie en perte de vitesse.

Trigger se précipite au sol et attrape Sibel par le cou, pour se protéger. « Hans ! crie-t-il. Ici ! » Le rouquin se relève péniblement et rejoint son patron en se tenant le bas-ventre. « Ricardo, rejoignez-moi ! » En boitant, le chauffeur fait de même. « George ! poursuit Trigger en menaçant la nuque ensanglantée de Sibel avec son arme, on a le collier… À la voiture, vite ! » Sa main gauche, qu’il semble ne plus pouvoir bouger, porte la trace écarlate des dents de la fille. « Passez devant, George !… Et vous, là-bas, n’essayez rien ou je la tue. » Livroski, qui était resté dans l’ombre depuis le début du combat, regarde tour à tour les corps de Mazzini et d’Ernest. La mine consternée, il dit :

« Je vous avais prévenus. C’est de votre faute ! »

Dans le lointain, on entend la rumeur confuse créée par les voix d’une quinzaine de techniciens, hommes et femmes, qui s’approchent, alertés par le coup de sifflet de Vermeer.

Le taxi vient à peine de franchir les grilles de la raffinerie que déjà Tom se précipite hors de la voiture, suivi par Michèle qui court derrière lui, pieds nus dans la boue glacée, en lui criant de l’attendre. Le chauffeur s’extrait à son tour du véhicule arrêté sur le parking, près des gros camions, et les appelle d’un ton furieux en leur réclamant, en italien, le prix de la course.

Tom court, au sein d’un groupe d’hommes et de femmes, et s’apprête à s’engager dans les sombres allées de la raffinerie. Lorsque le coup de feu éclate, le groupe marque un arrêt qui permet à Michèle de le rattraper. Elle est à nouveau débraillée et tout à fait indécente, mais elle ne s’en rend pas compte. « Tom, crie-t-elle. Arrête-toi ! » Le garçon ne l’entend pas. Il se fraie un passage dans la foule et reprend sa course vers la lumière blanche qu’il voit briller au fond de l’allée. Galvanisée par son énergie, la petite cohorte se remet à courir derrière lui.

Soudain, tous s’arrêtent une seconde fois. Devant eux vient d’apparaître le groupe formé par George Livroski, Hans, Ricardo, et Trigger qui tient toujours Sibel par le cou et la menace avec son arme. « Laissez-nous passer ! crie-t-il. Ecartez-vous ou je tue la fille ! » Une vague de murmures parcourt l’assemblée : « C’est Sirena… Il tient Sirena en otage… Elle saigne, elle est blessée !… » Vermeer et Frankie marchent prudemment à une quinzaine de mètres de ce groupe. Vermeer tient l’arme de Mazzini à la main. Il a glissé dans sa ceinture le revolver de Ricardo. Tom regarde tour à tour la fille qui a du sang sur la tempe, celle que tous appellent Sirena, et le garçon brun qui se cache dans l’ombre, et il comprend, sans la moindre hésitation, qu’ils sont les deux dauphins de son rêve : Sibel et Frankie. Vivants ! Il a une idée, soudain. Il rebrousse chemin et court vers le parking.

Encadré à distance par la masse des assistants et des techniciens qui marchent à reculons, et suivi par Frankie et Vermeer qui ne peuvent rien faire, le petit groupe formé par Trigger, Livroski, Hans, Ricardo et Sibel vient de s’engager sur la vaste étendue découverte où sont garés les caravanes et les camions. « C’est bien, dit Trigger. Restez sages comme ça, et il n’arrivera rien à la petite. Dégagez !… Laissez-nous respirer ! » Ils parviennent tous les cinq près de la Mercedes. Hans fait le tour du véhicule et s’arrête devant la porte du conducteur. Ricardo, grimaçant et traînant derrière lui sa jambe blessée, s’installe à la place du passager.

« Ouvrez la porte arrière et montez le premier, George, ordonne Trigger

Tom sursaute. Ce n’est pas ainsi qu’il avait prévu que les choses se passeraient…

Le vieil homme obéit et pénètre dans la voiture. En faisant glisser son corps sur les coussins afin de laisser de la place à sa droite, il heurte soudain une masse à moitié dissimulée sur le sol, contre les sièges avant, et s’écrie :

« Tom ! »

Tom fixe le professeur en lui jetant un regard noir. Il pose un doigt sur sa bouche pour lui ordonner de se taire.

À l’extérieur de la voiture, Trigger a entendu le cri de Livroski.

« Qu’y a-t-il, George ? » demande-t-il.

George ne répond pas tout de suite. Que doit-il faire ? Dénoncer Tom à Trigger, le maîtriser ? Pendant treize ans, il a cherché à retrouver ce gamin, et à présent qu’il le tient en son pouvoir, il se sent brutalement fatigué, découragé, impuissant. Il vient de comprendre que les jeux sont faits, et que, quoi qu’il décide dans les secondes à venir, qu’il dénonce Tom ou qu’il le protège, il sera également perdant.

Il regarde le garçon à ses pieds, il voit les boucles blondes sur son front, il voit sa bouche qui tremble, ses sourcils froncés, sa détermination. Il est pris d’un vertige. « Absurde. Tout ça est absurde. » Il aspire une grande bouffée d’air, comme pour reprendre courage, puis il répond à Trigger :

« Je… je disais qu’il faut passer à l’hôtel, chercher Tom.

— Ah… Oui. On y va. »

Sibel est projetée dans la voiture. Elle ouvre de grands yeux en découvrant le garçon blond. George les regarde tous les deux. « Je suis sûr qu’ils se reconnaîtront d’instinct », pense-t-il. Il a raison. Tout va très vite. Sibel comprend, elle sourit à son frère d’eau, Tom ouvre la porte de gauche et se précipite au-dehors en la traînant par le bras. Livroski ne fait pas un geste pour les retenir. Ils se précipitent sous le premier camion. Trigger leur crie de s’arrêter. Il tire trois coups de feu qui soulèvent deux petites gerbes d’eau dans les flaques et crèvent un pneu. Livroski n’est pas inquiet pour les enfants. Il sait ce dont ils sont capables en matière de vitesse et d’agilité. Il les regarde une dernière fois bondir entre les caravanes, puis il referme la porte. Trigger crie : « Démarre, Hans, c’est fichu ! » ; il plonge sur la banquette arrière. La Mercedes rugit et s’élance dans la nuit vers le boulevard.

« Que s’est-il passé, George ? Pourquoi les avez-vous laissés filer ?

— Le garçon était plus fort que moi, répond Livroski, sans même prendre la peine de paraître contrarié. Il m’a forcé. »

Ils abandonnent la Mercedes à mi-parcours et prennent place dans la voiture qui a été mise à leur disposition. Ricardo est évacué vers un hôpital privé. Hans et les deux hommes sont conduits à l’aéroport. Un petit biréacteur d’affaires les attend sur la piste. Avant d’embarquer, Trigger fait un dernier point de la situation avec Hans.

« Contactez qui vous savez, lui dit-il, et demandez toute l’assistance nécessaire, en priorité. Il faut clore les dossiers de la psychiatre et des deux policiers. Pour les trois GH, débrouillez-vous comme vous voudrez, mais il faudra faire croire à une disparition… On ne peut plus éviter d’impliquer George, alors, en cas de besoin, n’hésitez pas. Chargez-le… C’est de sa faute si on en est là… » Il réfléchit un instant, un pied déjà posé sur la passerelle. « Il y aura des vagues, Hans, ça va faire un raffut de tous les diables, et je ne pourrai pas vous couvrir… À moins que vous ne fassiez taire tous ces gugusses ! »

Il entre dans l’avion et vient s’asseoir non loin de Livroski, dans la cabine déserte. Il tire un mouchoir de son gilet et s’en sert pour bander sa main cassée qui a déjà presque doublé de volume. Il regarde le vieil homme avec incrédulité.

« Je vais vous tuer, George », dit-il.

Livroski lui jette un regard indifférent.

« Oui. Je sais… répond-il. Mais pas tout de suite.. Vous avez mal ? »

Hans, demeuré seul sur la piste, regarde la silhouette des deux hommes à travers les hublots, et l’hôtesse qui referme la porte de l’avion. Il respire une profonde bouffée d’air froid et sourit aux images de mort qui se présentent dans son esprit. « Enfin, pense-t-il… Tuer ! »