2 - Le mutant

Je voudrais pas crever Avant d’avoir connu Le fond vert de la mer Où valsent des bains d’algues Sur le sable ondulé.

Boris Vian

 

ROTTERDAM. Loin du Binnenweg, de Lynbaan, et des quartiers cossus du centre-ville, perdu derrière la muraille d’acier des porte-conteneurs, il reste un quartier encore épargné par les démolitions. Un quartier ? À peine. Il s’y trouve juste quelques maisons de brique aux fenêtres murées et quelques immeubles délabrés, semés dans un décor de hangars et d’ateliers abandonnés. C’est le domaine temporaire de la rouille et des rats, promis à la colère des bulldozers. Dans la journée, des gens y travaillent encore ; on croise quelques ouvriers en bleu, quelques mécaniciens qui roulent à bicyclette. Mais lorsqu’elle tombe, la nuit couvre les allées sans lumière d’un silence pesant. Dans l’ombre noire des hautes grues, sur les pavés disjoints, plus personne ne passe, aucun taxi ne s’aventure. La nuit, ici, fait peur.

À l’orée du quartier, un vieux café à la façade sombre et aux vitres occultées par des rideaux crasseux sert de la bière et du genièvre à des clients discrets. La police connaît bien ce bistrot ; elle sait que les marins étrangers en fréquentent le sous-sol et qu’il y transite toutes sortes de choses illégales : stupéfiants, matériel sans licence d’importation, jeunes femmes sans permis de séjour. Mais elle ferme les yeux. Ce soir-là, lorsqu’il gare sa voiture devant le bar, l’inspecteur Antoon Vermeer est à la recherche d’autre chose. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, aux tempes blanches et au regard éteint par de trop nombreuses années de service. Il est habillé en civil, plutôt simplement, de vêtements usagés, mais le gyrophare qui tourne sur son toit est un signal sans équivoque. Le temps d’allumer une cigarette, et déjà la porte s’ouvre et le patron vient s’appuyer à la fenêtre de droite. Les deux hommes échangent quelques mots, le patron désigne une direction du doigt. Le policier hoche la tête, remercie et remet son moteur en marche.

L’adresse indiquée est celle d’un ancien immeuble de bureaux depuis longtemps déserté. Aucune lumière ne brille derrière les vitres brisées de la façade. Vermeer éteint ses phares, gare sa voiture à l’écart, s’avance prudemment et se poste dans une encoignure. Il n’a pas longtemps à attendre. Bientôt un homme s’avance dans la ruelle. L’allure voûtée, le pas fatigué, les grosses chaussures de travail et le vieux pardessus trahissent un ouvrier ou un manœuvre à la recherche de frissons pour une soirée. Un regard à droite, un regard à gauche. Ne se croyant pas espionné, l’homme se glisse par la grille entrouverte vers l’entrée de l’immeuble. Vermeer le suit, protégé par l’ombre du bâtiment qui masque la lune. Il porte son talkie-walkie à sa bouche et murmure :

« J’ai trouvé l’endroit. 207, Edisonstraat, dans l’ancien bâtiment des Affaires maritimes. Il me faut cinq voitures, trois en façade, deux sur l’arrière. Je serai à l’intérieur. » Il cache sa radio sous une pierre, près du porche, sort son arme de service de son holster et vérifie que le chargeur est plein. Il allume tranquillement une nouvelle cigarette qu’il écrase sous son talon sans la terminer. Puis, estimant qu’il a laissé suffisamment de temps à l’homme pour ne pas être suspecté de l’avoir pris en filature, il poursuit son chemin vers l’immeuble d’un pas tranquille. Le vaste hall est désert. En suivant les traces de pieds dans la poussière, il parvient à une porte close qui mène vers les sous-sols. Il frappe. Bruits de pas, bruits de clés. La porte s’entrouvre et un gorille en survêtement apparaît. « Je viens de la part de Henk, dit le policier. J’ai de l’argent. » On le laisse entrer. Il parvient au bout d’un long couloir aux murs graisseux, dans une longue salle au plafond bas, très éclairée par des néons verdâtres, qui baigne dans un âcre brouillard de fumée. Le côté gauche de la pièce est occupé par un bar en zinc devant lequel s’ennuient cinq ou six prostituées désœuvrées, et par quelques tables où des consommateurs passent le temps en buvant. Tout le reste de la salle est encombré de tables de jeu. Roulette au fond, poker partout ailleurs. La plupart de ces tables sont désertes, la roulette ne tourne pas. Tous les joueurs semblent s’être rassemblés en un groupe compact autour d’un même point. Pas de musique, peu de bruit, on se croirait dans un lieu de culte à l’heure de la prière. Vermeer s’accoude au bar et commande une bière.

« Ça ne joue pas, ce soir ? demande-t-il à la rousse en body qui exhibe ses cuisses blanches, juste à sa droite.

— Y sont tous en train de regarder Frankie.

— Frankie ?

— Tu connais pas ? T’es pas d’ici, alors. C’est notre champion maison… Le mutant… Tu me paies à boire ?

— Le mutant ?

— Ouais… » La fille offre un sourire câlin au policier. « Tu me trouves comment ? Tiens, touche… »

Vermeer ne répond pas, écarte sa main et s’éloigne du bar en emportant sa bière. Il se fraie un chemin jusqu’au centre de l’attroupement. Là, autour d’une table, une partie de poker se joue à deux. L’un des joueurs est un gros type à l’air mauvais, qui tète un cigare en transpirant.

L’autre est un adolescent de quinze ou seize ans, presque un enfant encore, vêtu d’un simple tee-shirt. Il est brun, musclé, ses yeux sont extraordinairement noirs et durs. Il se dégage de lui une impression de puissance physique et de concentration comparable à celle que l’on ressent devant un félin qui chasse. Il a rangé ses cartes devant lui, à côté d’une petite montagne de billets verts. Il ne bouge pas – même d’un doigt – et couvre son adversaire d’un regard impassible. Une jeune femme, agenouillée derrière lui, ses seins collés contre son dos, lui masse la nuque avec des gestes lents. Il semble ne pas s’en rendre compte. Le gros type, lui, examine ses cartes, les classe, les reclasse, les regarde à nouveau, hésite, parle tout seul, tripote nerveusement l’argent qui lui reste.

« Ça fait cinq heures qu’ils jouent, chuchote le voisin de Vermeer. Frankie a déjà gagné onze mille dollars… Mais l’Américain s’accroche. »

« Une carte », demande enfin le fumeur de cigares.

Le vieux moustachu assis entre les deux joueurs, qui tient le rôle d’arbitre, le sert, puis interroge l’autre du regard. « Servi, annonce Frankie en conservant un visage absolument neutre.

— Shit… I don’t believe it,…, marmonne l’Américain qui ouvre des yeux ronds et ôte le cigare de sa bouche. Tu bluffes, hein ? Je suis sûr que tu n’as rien dans la main. » Il s’essaie à un rire ironique mais sa tentative tombe à plat. Il ne donne à personne l’impression qu’il s’amuse. Il paraît évident qu’il a peur. En face de lui, l’adolescent demeure silencieux. Il fixe son adversaire dans les yeux, pendant que la fille lui masse les tempes avec un mouvement circulaire d’une lenteur hypnotique. « Comment un môme de cet âge peut-il avoir un tel regard de tueur ? se demande Vermeer, admiratif. On dirait qu’il lit dans les pensées de l’autre. »

« Personne peut me battre à ce jeu, petit con. Personne… »

Le gros fumeur de cigares est à bout. Sa voix tremble, à présent, et il tape nerveusement du plat de la main sur la table.

« Je récupérerai mon fric, même si ça doit durer jusqu’à demain, tu piges ? continue-t-il. T’as rien dans la main, hein ? T’as rien dans la main, je le sais. Je vais te plumer… J’ouvre de deux cents. »

Il a poussé quatre billets au centre. Le garçon paraît réfléchir un instant en fermant les yeux. « Tue-le ! » chuchote la fille dans son dos. Dans le silence religieux qui règne autour de la table, Vermeer réalise avec surprise que le môme est en train de chanter, bouche fermée. Son chant est grave, répétitif, il ressemble à une complainte de galériens sur deux notes : une courte à laquelle répond une longue plus aiguë et plaintive, avec un léger changement de ton.

« Alors, le mutant, s’énerve l’Américain. T’as la trouille ? C’est pas ta musique de Mongol qui va te sauver, tu sais… »

En guise de réponse, Frankie s’empare d’une poignée de billets qu’il tend au vieux moustachu afin qu’il les compte. « Ça fait deux mille, annonce l’homme, son addition terminée.

— Deux mille », répète l’adolescent. Son ton de voix est si indifférent qu’on pourrait penser que la partie l’ennuie. L’assemblée laisse échapper un long soupir de satisfaction.

« Mille de plus, claironne le gros en poussant huit nouveaux billets.

— Tue-le ! chuchote à nouveau la fille.

— Plus deux mille », relance le gamin.

Le voisin de Vermeer jubile. « L’Américain va y laisser sa culotte, murmure-t-il. J’ai jamais vu le mutant perdre une partie.

— Pourquoi vous l’appelez le mutant ? » questionne le policier à voix basse.

L’autre fait un moulinet avec son index à la hauteur de sa tempe droite.

« Il est bizarre. Des fois il respire pas, des fois il a des crises. Mais au poker, ça, rien à dire. Il est terrible.

— Le pot est de dix mille dollars, messieurs, s’affole le vieux moustachu. Je vous en prie, jouez raisonnablement… »

L’Américain compte les billets qui lui restent. Il n’en a que six en main. Il les plaque sur la table en criant : « Tapis ! » Puis il éclate de rire.

« Ah ! ah ! ah ! je t’ai eu, petit con, je te tiens ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? »

Pour toute réponse, Frankie lui offre un regard perplexe. Interprétant ce silence étonné comme un aveu de défaite, l’Américain se lève alors de sa chaise et fait un tour sur lui-même pour prendre à partie toute l’assistance.

« Vous avez vu ? Je l’ai eu ! Il se dégonfle ! C’est un minus, votre champion ! »

Mais, pendant qu’il s’époumone, sans un mot, l’adolescent pousse toute sa pile de billets verts au milieu de la table. Son tour d’honneur terminé, le gros joueur se retrouve face à tout cet argent. Il ouvre des yeux ronds et bégaie :

« C’est quoi, ça ? Tu suis ? Ah non, tu me l’as déjà fait, ce coup-là. Trois fois tu m’as plumé alors que t’avais rien en main ! Regarde, petit, regarde ! »

Il abat sur le tapis un full aux rois par les dix avec un grognement triomphal.

« On peut pas bluffer toujours… », répond simplement Frankie en dévoilant ses propres cartes une à une.

Valet, valet, valet, valet. Un carré.

Un « Ooooh ! » d’émotion, poussé, comme un accord d’orgue, par tous les spectateurs présents, salue ce dénouement. L’Américain a perdu tout ce qui lui restait en un seul coup. Mais pis encore : il s’est publiquement ridiculisé. Il blêmit, passe une main épaisse sur son front en sueur, cherche autour de lui un regard ami mais ne récolte que des sourires effrontés ou moqueurs. Il dit, d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, comme s’il s’en convainquait lui-même en le répétant : « Il a triché, il a triché. » Brusquement, pris d’un accès de rage aveugle, il renverse la table de jeu et hurle :

« Tricheur ! »

Dans sa main, un petit revolver est apparu. Vermeer réagit aussitôt. Il bondit sur le type. Son poing jaillit et s’enfonce dans son visage gras. L’Américain, le nez couvert de sang, pousse un cri et perd l’équilibre. Profitant de son avantage, le policier le renverse sur le sol et le désarme. Il se relève aussitôt, brandissant sa carte officielle dans la main gauche et son arme de service dans la main droite.

« Police ! crie-t-il à l’assistance. La salle est cernée. Pas un geste !… Toi, le gamin, tu… »

La lumière, qui s’est éteinte brusquement, l’empêche de finir sa phrase. Dans le sous-sol brutalement plongé dans le noir, s’élèvent des cris de panique, des ordres criés et le bruit de galopade des clients et des filles qui s’enfuient en désordre.

D’instinct, Frankie s’est jeté sur les billets de banque. Cet argent est à lui, il l’a gagné. Il en emplit son tee-shirt à l’aveuglette, tout en se battant contre tous ceux, nombreux, qui rampent à ses côtés pour le voler. Ses poings et ses pieds frappent au hasard, des nez, des bras, des ventres. Un temps, il se sent écrasé sous la masse d’un gros costaud puant qui tente de l’étouffer, mais il s’en dégage d’une ruade. Sa récolte complète, il s’enfuit à tâtons, écartant tous ceux qui se trouvent sur son chemin, assommant sans scrupules ceux qui s’opposent à lui. Escaladant des corps, volant au-dessus des tables renversées, sautant par-dessus le bar, il parvient à la trappe de la réserve qu’il ouvre. À cet instant, les portes de la salle sont brutalement enfoncées, et les faisceaux aveuglants d’une dizaine de lampes torches trouent la pénombre.

« Police ! Personne ne bouge ! » crient des voix venues de toutes les issues. Frankie saute dans le vide et se reçoit, trois mètres plus bas, sur le sol humide de la cave. Il court, droit devant lui, entre les caisses et les tonneaux qui y sont stockés. Tout au bout il parvient à une vieille porte de bois moisi, qu’il fait éclater à coups de pied. Un escalier. Il s’envole vers la surface. Il traverse une série d’anciens bureaux habillés de bleu par la lumière intermittente des gyrophares, et jaillit à l’extérieur par une fenêtre aux montants brisés.

« Halte ! » fait une voix dans son dos. Frankie pivote sur lui-même. Deux policiers, sortis de leurs voitures, sont en train de courir vers lui, sur les pavés humides. Dans leurs mains, le garçon voit briller l’acier de leurs armes. Il s’enfuit dans la direction opposée, vers l’entrée de l’immeuble. Mais, au bout de la rue, trois autres véhicules de police lui barrent le chemin. Il est pris dans un étau. Il s’arrête alors, reste un instant immobile, comme s’il hésitait sur la décision à prendre. Devant et derrière lui, les policiers s’approchent prudemment. Frankie assiste à leur manœuvre sans un geste. Soudain, il se décide, il gonfle ses poumons et hurle :

« Vous me faites chier ! »

D’un bond, il saute par-dessus la première auto. Il bouscule l’agent qui tentait de l’arrêter, et se précipite de toute sa vitesse droit sur le rang immobile des autres policiers qui l’ont mis en joue et lui intiment l’ordre de se rendre. Juste avant de les atteindre, alors qu’une demi-douzaine d’armes sont braquées sur sa poitrine et ses jambes, il fait un brusque détour. Se servant du capot et du toit de la seconde voiture comme d’un trampoline, il s’élance vers le ciel et se reçoit au sommet du mur qui longe la ruelle. Il court encore quelques mètres sur le faîte du mur, comme un danseur de corde, puis se jette dans le vide de l’autre côté, et disparaît.

Le tout s’est passé à une telle vitesse qu’aucun des policiers n’a eu le temps de réagir. Un instant de stupeur suit la scène. « C’était quoi, ça ? demande l’un. Bioman ?

— Non. C’était un gosse », répond un autre.

Un troisième agent s’est approché du mur, et mesure des yeux la distance qui le sépare de la voiture au toit défoncé d’où Frankie s’est élancé. Il semble ne pas comprendre.

« Il y a plus de quatre mètres entre les deux… C’est pas normal… Il avait un ressort dans le cul, ou quoi ? »

Frankie a couru un quart d’heure encore, puis il s’est réfugié dans une impasse entre deux hangars, près de l’ancien bassin du port. Il se laisse tomber dans un coin d’ombre. Assis en tailleur, le dos et la nuque raides, il fait le vide en lui, ferme les yeux et se concentre sur un point qu’il connaît bien, à la base de sa colonne vertébrale. Sa respiration se calme rapidement et son cœur retrouve presque aussitôt un rythme normal. Dans le noir de ses paupières closes, il sent chacun de ses muscles se détendre irrésistiblement. Ceux des jambes, d’abord, puis les abdominaux, les dorsaux. Le sentiment d’une satisfaction profonde l’envahit. Son corps est une machine parfaite dont il se sert en virtuose. Tout va bien à présent. Il est hors de danger. Insensible au froid humide de l’hiver hollandais, il ôte son tee-shirt, le pose à plat devant lui et compte les billets calmement. Il y en a vingt-sept de cent dollars, trente-six de cinquante et dix-huit de vingt : quatre mille huit cent soixante dollars récupérés sur les presque dix-sept mille qu’il avait gagnés en cinq heures de jeu. C’est une somme inespérée. Plus d’argent qu’il n’en a jamais vu, jamais possédé. Il soustrait au tas quelques grosses coupures et les glisse dans le vieux portefeuille qu’il extrait de la poche arrière de son jean. Il porte à sa bouche le petit pendentif de platine qu’un vieux cordon de cuir retient autour de son cou, et lui offre un baiser sonore. Cette nuit a été une excellente nuit.

Il se laisse aller à rêver tranquillement, mais ses songes sont presque aussitôt interrompus par la conscience d’une présence qui s’approche.

« Salut, Nit, dit Frankie, tu peux venir. »

Il est rejoint dans l’ombre par un jeune garçon asiatique vêtu d’un blouson de cuir trop grand pour lui.

« Bonsoir, Ki. Comment t’as su que c’était moi ? J’étais encore loin quand tu m’as appelé, et je faisais pas de bruit.

— Je t’ai reconnu.

— Dans le noir ? »

Le garçon renonce à essayer de comprendre. Une fois pour toutes, il a appris à considérer Frankie comme infaillible, invulnérable, doué de facultés surnaturelles, et il se contente aisément du bonheur de faire partie du cercle étroit de ses amis.

« Je suis venu quand j’ai su qu’y avait eu une rafle au club. Ils ont emmené tout le monde, tu sais. Mais ils sont furieux, parce que c’est après toi qu’ils en avaient, et que tu es le seul qui ait réussi à filer.

— C’est moi qu’ils voulaient ? s’étonne Frankie.

— Ouais. Leur chef a dit qu’il fallait qu’on te retrouve. Je l’ai entendu gueuler à la radio. Il a envoyé ton signalement à toute la ville. » Nit a un petit rire de fierté. « Ils disent que tu as battu un record olympique de saut en longueur. C’est vrai ? »

Frankie ne répond pas. Il est perplexe. Cette rafle aurait été destinée à se saisir de lui ? Pourquoi ? Depuis ses ennuis à Bangkok, il avait pourtant appris à se montrer prudent en affaires. Qui aurait eu intérêt à le dénoncer ? Il tend le tee-shirt noué à son ami.

« Ecoute, Nit. Rends-moi service. Tu portes ça à Bontawee et Kanokporn. O.K. ? »

Le jeune garçon malaxe le précieux colis et écoute avec un respect émerveillé le bruit de billets froissés qui s’en échappe.

« Waouh ! Y a combien là-dedans ?

— J’avais gagné trois fois plus, ce soir, mais ça leur suffira sûrement pour déménager. Dis-leur que je les verrai demain. »

Très fier de la mission qui lui a été confiée, Nit cache le paquet dans son blouson et se met en marche. Il parvient, dix minutes plus tard, devant une longue palissade de tôle couverte de tags. En se faufilant entre deux plaques disjointes, il pénètre dans le terrain vague auquel elle interdit l’accès. Au fond du chantier abandonné, là où s’élèvent quelques cabanes préfabriquées, une insolite lueur bleue clignotante fait battre son cœur plus vite. Les flics, comprend-il. Il se met à genoux dans la terre boueuse, dénoue le tee-shirt de Frankie et entreprend de cacher les billets en en bourrant ses poches et ses vêtements. Ainsi équipé, il a simplement l’air d’un garçon trop bien nourri. Faisant taire sa peur, il continue son chemin. Une petite foule de badauds l’attend près des baraques. « Qu’est-ce qui se passe, Nit ? lui demande-t-on, qu’est-ce qu’ils veulent, les poulets ? » Il hausse les épaules en signe d’ignorance. S’il savait, il aurait moins peur… Alors qu’il passe devant les voitures stationnées, deux policiers, surgissant de la nuit, s’emparent de lui sans prêter attention à ses cris de protestation, et appellent :

« Inspecteur ! On l’a ! On l’a trouvé ! »

Le tenant chacun par un bras, ils le conduisent vers la baraque la plus à gauche, qui est celle qu’occupent les parents adoptifs de Frankie. Ils le font entrer. Quatre personnes l’attendent dans l’espace exigu de la cabane. Kanokporn et Bontawee sont assis sur leur couche, serrés l’un contre l’autre, l’air soumis. Debout près d’eux se tient l’inspecteur Vermeer qui semble fatigué, dépité, et qui regarde sans un mot une vieille photo du palais royal de Thaïlande punaisée à la cloison. Derrière le rideau du fond, un jeune homme en jean et blouson de sport est en train de fouiller dans les affaires de Frankie. Ce jeune homme se retourne, dévisage Nit avec un sourire et dit aux deux policiers :

« C’est pas celui qu’on cherche. Faites-le entrer quand même. »

Nit est poussé au centre de la pièce. Il salue les parents adoptifs de Frankie d’un hochement de tête furtif.

« Qui es-tu ? lui demande Vermeer.

— J’habite à côté.

— Je le connais, inspecteur, intervient le jeune homme en se levant avec un grand carton à dessin dans les mains. Il s’appelle Nit. Ses parents sont des immigrés thaïlandais, comme ceux de Frankie. » Le jeune homme s’est approché du gamin. « Salut Nit, tu vas bien ?

— Bonjour, monsieur Van Hess, répond Nit, reconnaissant en lui l’assistant social de ses parents.

— On cherche Frankie. Est-ce que tu sais où il est ?

— Non, je l’ai pas vu ce soir. Pourquoi vous le cherchez ?

— On ne lui veut pas de mal. Qu’est-ce que… ? »

L’assistant social se tait. Il vient de voir, dépassant de la ceinture du garçon, le coin d’un billet vert. Nit essaie de rajuster discrètement sa tenue, mais ses poches et son tee-shirt gonflés ont trahi son secret. L’homme et l’enfant échangent un regard. Van Hess prend alors l’inspecteur Vermeer par l’épaule et le conduit vers la sortie.

« Inspecteur, j’aimerais vous parler… Pas ici. »

Les deux hommes sortent.

La porte s’est à peine refermée sur eux que Nit, déjà, s’est à demi dévêtu. Il retourne ses poches et ses vêtements sur les genoux de l’homme et de la femme qui voient avec stupeur une pluie de billets verts leur recouvrir les jambes.

« Cachez ça, vite ! leur ordonne Nit. C’est ce que Frankie a gagné au poker ce soir. »

Le policier et l’assistant social marchent dans la nuit jusqu’aux voitures, afin de discuter. Vermeer allume une nouvelle cigarette.

« Les poches de Nit sont bourrées de dollars, inspecteur, lui dit Van Hess. C’est sûrement Frankie qui lui a confié l’argent pour ses parents.

— Le gamin saurait où il se trouve ?

— J’en suis sûr. Ces deux-là sont inséparables.

— Vous avez une idée ?

— Peut-être… De combien d’hommes pouvez-vous disposer ? »

Bontawee et Kanokporn sont conduits dans le fourgon cellulaire, sous l’œil désolé ou satisfait de leurs voisins massés derrière le cordon de police. Nit les suit en s’accrochant au bras de l’assistant social.

« Pourquoi vous les embêtez ? demande-t-il. Y a pas de raison !

— Ils vont être expulsés, répond Van Hess. Mais pas tout de suite. Il faut retrouver Frankie d’abord.

— Pourquoi expulsés ? Ils ont rien fait ! Vous les emmenez où ? »

C’est l’inspecteur Vermeer qui répond :

« Leurs papiers étaient faux. On les conduit au centre de transit d’Ouderkerk, pour le moment. Après, on verra.

— Nit, poursuit l’assistant social en s’accroupissant devant l’enfant, si tu vois Frankie, dis-lui de venir me trouver au Bureau d’aide sociale. C’est important. Il ne peut pas rester seul. »

Nit se méfie et rejette la main de l’homme de son épaule.

« Pourquoi je ferais ça ? Je sais pas où il est, moi, Frankie.

— Tu n’as pas confiance en moi ?

— Avant, oui. Plus maintenant. Vous avez qu’à demander aux flics de vous aider, puisque vous êtes tellement copains…

— Tu as tort de le prendre comme ça, Nit. On peut encore arranger les choses, pour les parents de Frankie, si… »

Le gamin n’écoute plus. La tête rentrée dans les épaules, il s’éloigne des voitures et s’enfonce dans la nuit bleue, les mains dans les poches, en donnant des coups de pied aux cailloux.

Vermeer lui donne le temps de disparaître, puis il s’assied derrière le volant de son véhicule et s’empare du micro. « Ludo et Jan, tenez-vous prêts, dit-il. Il se dirige vers la Aelbrechtskade. Je quitte le chantier. » Van Hess, qui tient sous son bras le carton à dessin qu’il a trouvé dans la baraque, prend place à ses côtés et ferme sa porte. L’auto, gyrophare éteint, démarre, forçant la foule des badauds à s’ouvrir sur son passage.

« Il marche le long de Aelbrechtskade, dit une voix dans la radio. Il regarde à droite et à gauche. Il a peur d’être suivi, je crois.

— Il peut vous voir ?

— Impossible… Il est à l’angle de Aelbrechtskade, maintenant. Tu le vois, Ludo ? »

Une seconde voix, plus faible :

« Ouais. C’est lui. Il arrive. Il court, à présent.

— Je passe par la Faassenstraat. Continuez à m’informer. »

Vermeer repose le micro et passe la seconde. Il conduit lentement dans les rues de la ville endormie. À ses côtés, Van Hess a ouvert le carton à dessin. Il examine une peinture faite par Frankie, l’étale devant lui. « Ça vous fait penser à quoi, inspecteur ? » demande-t-il. Vermeer jette un œil à la feuille dépliée. « Une maison. Dans le bleu… Une maison dans la mer, non ?… C’est pas un poisson, ça ?

— Si. C’est un poisson. Un poisson avec un visage de femme, et qui sourit. Une maison dans la mer, avec trois fenêtres et une cheminée avec de la fumée en forme de ballons… Un soleil posé sur le fond. Des tortues… Un, deux, trois arbres… Ou trois madrépores… Vous vous y connaissez en psychologie, inspecteur ?

— Non. J’ai fait des études d’histoire.

— Moi non plus. Pas des masses. J’a fait de la socio. Mais il y a des psys dans mon service. Vous connaissez peut-être ce test qu’ils font faire aux enfants ? On leur demande de placer dans un même dessin une maison, un arbre, un soleil, de l’eau et un serpent…

— Et alors ?

— Alors, tout est symbolique, dans ce test. En faisant ce dessin, le gamin se raconte lui-même. La maison, c’est lui, tel qu’il se voit ; le soleil, c’est le père ; l’eau, c’est la mère. Selon la façon dont ces éléments sont agencés, les psys peuvent déduire des tas de choses. Complexe d’Œdipe, problèmes de la petite enfance…

— Vous y croyez, vous ?

— S’agit pas d’y croire. C’est prouvé… Mais regardez le dessin de Frankie. Tout est à l’envers. On est dans l’eau, le soleil est au fond, le serpent est une sirène…

« Il avait pris de l’acide ou quoi ? »

Vermeer jette un coup d’œil distrait à la peinture naïve et pleine de couleurs. Il la trouve belle, et préfère la chasser de son esprit pour éviter un pénible mélange de genres. Pas d’attendrissement : cette belle peinture a été faite par un gamin qu’il s’apprête à expulser. Il sort un paquet de cigarettes de la poche-poitrine de sa chemise. Vide. Il jure à voix basse, fouille dans ses poches et, en se tortillant sous le volant, déniche un autre paquet dans son manteau. Ce n’est qu’une fois sa cigarette allumée qu’il reprend la parole, sans conviction :

« C’est un dessin d’imagination… Un rêve de gosse…

— Vous avez eu des gosses, inspecteur ? »

Cette question réveille de mauvais souvenirs dans la mémoire du policier. Des souvenirs de cris, de larmes, d’une porte claquée. Un départ. Et les cauchemars, longtemps après. Encore maintenant, certaines nuits…

« Ouais, répond-il d’une voix lasse. Deux… Il y a longtemps.

— Ils rêvaient des trucs comme ça ?

— Euh… Je ne sais pas. »

Il laisse passer un temps de réflexion silencieuse, puis :

« Qui c’est, ce Frankie ?

— “Qu’est-ce que c’est ?” vous voulez dire.

— Ouais… Qu’est-ce que c’est, ce gosse qu’on poursuit ? Je l’ai vu gagner dix-sept mille dollars au poker, et après il est passé au travers d’un barrage de dix hommes…

— C’est une expérience.

— … ?

— Le résultat d’une expérience. N’en demandez pas plus.

— Qui vous commande ? Services secrets ? »

Van Hess prend un air étonné.

« Moi ? Je suis assistant social.

— Me faites pas rire, Van Hess. Ce soir je suis pas d’humeur… J’aime pas ne pas savoir à quoi on m’utilise… »

Il reste silencieux, le temps d’une bouffée de cigarette.

« D’habitude, je cours après des trafiquants ou des maquereaux. Et j’ai pas trop de problèmes pour m’endormir, le soir. Mais la chasse aux immigrés clandestins, c’est pas mon rayon, vous comprenez… La chasse aux mômes non plus. »

Van Hess se réfugie dans la contemplation du paysage.

« Vous êtes un philosophe, inspecteur.

— Non. Je suis seulement plus vieux que vous ne pensez. »

Le silence qui suit cette réplique est interrompu par un appel chuchoté à la radio :

« Ludo à voiture dix-sept, Ludo à voiture dix-sept. »

Vermeer reprend le micro.

« J’écoute, Ludo.

— On les tient. Le petit chinetoque est entré dans une impasse sur l’ancien port. Quai numéro deux. Je fais quoi ?

— Tu ne bouges pas. Tu attends Jan. On arrive.

— Et si l’autre essaie de se tirer ?

— Tu lui colles aux fesses. C’est tout. Joue pas au cow-boy.

— Mais c’est juste un môme, et…

— Tu n’y touches pas, j’ai dit ! »

Suit un silence déçu, puis :

« O.K., patron. Je vais essayer. »

« Fais ce qu’on te dit, crétin, pense Vermeer avant de changer de fréquence. Si Frankie est seulement la moitié de ce qu’on m’a raconté, c’est lui qui te mettra en bouillie. » Il appelle :

« À toutes les voitures de l’opération. Ici Vermeer. Rendez-vous sur l’ancien port. Quai numéro deux. Le gamin a été repéré là-bas. Intervention en silence et sans armes. Je répète : en silence et sans armes. »

Frankie rêve sans dormir. Il s’est plongé lui-même dans cet état hypnotique qu’il affectionne et, appuyant doucement sur les globes de ses yeux fermés, il a laissé se former des images dans le fouillis des figures changeantes que perçoit sa rétine. D’abord un dauphin est apparu, qui semble tourner sur lui-même comme un danseur ivre ; puis un autre, bondissant dans le brouillard animé ; puis un troisième, et d’autres encore. Une foule de dauphins frénétiques s’agitent dans ses pensées, comme autant de vagues sur la surface de la mer, comme un papier peint fantastique. Et il est l’un d’eux. Il est un dauphin noir, il vole de crête en crête, jouissant d’une absolue liberté, goûtant jusqu’à l’extase les délices de la vitesse et du vertige. Comme d’habitude, il perçoit la présence de Nit bien avant de l’entendre ou de le voir. Le petit Thaïlandais court. Frankie sent sa peur et sa colère rayonner autour de lui aussi distinctement qu’il verrait le halo de lumière qui enrobe une luciole.

Nit s’agenouille en haletant devant son ami. Il lui raconte par bribes ce qu’il a vu, fait et entendu. L’arrestation de Bontawee et Kanokporn, l’histoire des faux papiers, le policier à l’air triste et l’assistant social unis contre eux, l’argent caché dans un sac de voyage, le carton à dessin emporté… Frankie se lève brutalement.

« Ils t’ont suivi ? demande-t-il.

— Qui ?

— Les flics… Oui, ils t’ont suivi. Ils sont là.

— Mais non, je…

— Tu t’es fait avoir, Nit. C’était un piège pour me coincer, et tu les as conduits ici. »

Nit pâlit. Il se sent misérable, stupide. « Je m’excuse,

Ki. Je savais pas. » Frankie ne prête aucune attention à lui. Les muscles de son torse jouent comme des billes de métal sous sa peau nue. Son haleine dessine une flèche de buée dans l’air froid. Le visage tourné vers le ciel, il semble humer la nuit. Il a un mince sourire.

« Ils ne sont que deux… Planque-toi. » Son ton de voix n’admet pas de réplique. Nit se cache dans le coin le plus sombre.

« Fais gaffe quand même… », gémit-il en le voyant s’éloigner sur la pointe des pieds.

« Y me fait braire, Vermeer, avec ses consignes à la noix. Pas d’armes, pas de violence. Et quoi encore ? Merde, je suis flic ou pas ? J’ai l’entraînement pour ça… J’ai qu’à y aller. Je cogne, je les chope. Banco… J’aurai qu’à dire qu’ils essayaient de se tirer…

— Excuse-moi, t’as pas une cigarette ? »

Ludo, qui battait la semelle sur le béton des docks, se retourne d’un bond, surpris dans ses ruminations par la voix rauque de l’adolescent. Il reste un instant sidéré devant le spectacle de ce garçon torse nu, qui le dévisage avec un sourire narquois et, dans les yeux, une flamme impossible à soutenir. Il ouvre la bouche, la referme comme un poisson agonisant, bégaie :

« Mais, hé ! C’est toi le… ! »

Il ne dit pas un mot de plus. Avec un cri de rage, Frankie s’est jeté sur lui. Son pied droit, lancé à hauteur du plexus solaire, le plie en deux en lui coupant le souffle ; ses deux poings réunis au bout de ses bras tendus le cueillent sous le menton, de bas en haut, avec un bruit de clap. Ludo reste en équilibre une seconde, sur ses jambes fléchies en position de chasse-neige, et le regard flou. Un flot de sang mousseux jaillit entre ses dents. Puis il tombe en avant avec un bruit mou, comme un jouet cassé. Aussitôt, un appel retentit, qui résonne longuement contre le métal des hangars et les structures rouillées des hautes grues :

« Ça suffit, le gosse ! Lève les bras ! »

Frankie jette un œil par-dessus son épaule, aperçoit la silhouette armée de Jan qui se précipite vers lui, courbé en deux comme un soldat chargeant en première ligne. Il s’enfuit en courant vers le bord du quai.

« Arrête-toi, gamin, je vais tirer ! » crie Jan qui s’essouffle derrière lui.

« Menteur…, pense Frankie en accélérant son allure. S’il avait dû tirer, il l’aurait déjà fait quand j’ai démoli son copain. Il a certainement reçu l’ordre de ne pas utiliser son arme. » Confiant dans la vitesse de sa course, il se dirige à longues foulées vers les grilles qui ferment l’entrée des docks. Il en est encore distant d’une centaine de mètres lorsque surgissent quatre voitures de police aux lumières et aux gyrophares éteints. Les autos passent la grille, puis elles se rangent sur une ligne qui occupe toute la largeur du quai, et avancent vers lui. Sur leurs toits, des projecteurs à quartz s’allument, qui l’épinglent dans leurs faisceaux blancs comme un papillon de nuit. Frankie s’arrête, bras et jambes écartés à la manière d’un rugbyman attendant le ballon. Devant lui, le passage est fermé. Une dizaine de policiers viennent de sortir des véhicules pour compléter le barrage. Derrière, Jan l’attend sans bouger, tandis qu’une cinquième voiture vient d’apparaître à l’extrémité du quai, lumières allumées, roulant à toute allure. La voiture s’immobilise dans un dérapage, près de Ludo, le policier assommé. Vermeer et Van Hess en jaillissent. Vermeer tient dans sa main un porte-voix.

« N’aie pas peur, Frankie, dit-il, et sa voix amplifiée claque comme une détonation. On ne te veut pas de mal. On veut seulement te parler. »

Frankie éclate d’un rire cynique.

« Me parler ? Ça va pas, non ? Faites partir vos chiens si vous voulez me parler. »

Vermeer et Van Hess ont fait deux pas en avant. Dans le dos de Frankie, les voitures et les hommes à pied se sont aussi avancés, imperceptiblement.

« Hé ! ho ! crie Frankie. C’est quoi, ce jeu ? « Un deux trois, soleil ? » Je vous ai vus, là ! »

Van Hess, à son tour, avance de quelques pas, un grand sourire aux lèvres.

« Tu me reconnais, Frankie ? Je suis Bernhard Van Hess, l’assistant social. Viens avec moi ! »

Vermeer a décelé un frémissement dans le corps du garçon, il a remarqué qu’il regardait vers l’eau. Il comprend le danger.

« N’avancez plus ! » dit-il à Van Hess. Mais Van Hess ne s’arrête pas ; la main en avant et le sourire en bannière, il poursuit sa marche lente vers Frankie. De l’autre côté du quai, les policiers l’imitent et forment peu à peu un demi-cercle qui se referme sur l’adolescent.

« Allez, Frankie, fais pas l’idiot !… Bontawee et Kanokporn m’ont demandé de te ramener à la maison… » Frankie le foudroie du regard.

« Menteur ! »

Il a fait deux pas en arrière vers le bord du quai. Son pied s’arrête sur la bordure. Derrière lui, l’eau huileuse du bassin luit avec des reflets irisés. Son regard se pose sur le petit Nit qui vient de sortir de l’impasse et qui regarde la scène, sans oser s’approcher. Van Hess et les policiers font un nouveau pas vers lui, puis un autre. Resté en arrière, Vermeer leur répète l’ordre de ne pas bouger. Mais il est trop tard. Frankie a placé ses mains en porte-voix, autour de sa bouche.

« Nit ! crie-t-il, dis à Bontawee et Kanokporn que je reviendrai les voir bientôt ! »

« Reculez ! hurle Vermeer.

— Attrapez-le ! » hurle Van Hess.

La ruée confuse des forces de l’ordre ne rencontre que le vide. Frankie s’est retourné posément. Il a embrassé le pendentif fixé au bout de son collier. Puis il a pris une longue inspiration et a plongé dans le bassin. Van Hess et tous les policiers se précipitent au bord du quai et scrutent l’eau noire agitée par une série de cercles concentriques. « Plongez, hurle Van Hess, mais plongez ! Qu’est-ce que vous attendez ?

— Dites donc, lui répond Jan, vous n’avez qu’à y aller vous-même… »

Vermeer est arrivé à son tour au bord du bassin. Il contemple un instant la surface de l’eau et lâche :

« Vous êtes un imbécile, Van Hess. »

Vingt secondes, trente secondes, une minute s’écoulent sans que rien trouble le silence. Douze paires d’yeux observent en vain la surface du bassin rectangulaire qui a retrouvé son calme. Frankie ne réapparaît pas. Au bout de deux minutes, Vermeer s’allume une nouvelle cigarette.

« Jan, dit-il à voix basse. Tu vas à ma voiture et tu appelles une équipe de plongeurs par radio.

— Qu’est-ce qui se passe, chef ? lui demande un de ses hommes.

— Il se passe, répond Vermeer, que je crois qu’on vient de faire une bavure… »

Les épaules du policier s’affaissent. Il contemple un instant les reflets de la ville sur l’eau sale, puis il baisse les yeux.

« Putain, la vache », répond-il, avant de poursuivre : « Dites, inspecteur, y a Ludo qui pisse le sang. Il s’est coupé la langue en deux avec ses dents. Qu’est-ce qu’on fait ? »

Vermeer hoche la tête un instant, l’esprit ailleurs. Puis il se retourne et s’éloigne :

« Foutez-lui une bouteille d’eau oxygénée dans la bouche, répond-il, ça désinfectera. »