4 - Insomnies
Ce qui compte, c’est le choc de la révélation. Sa soudaineté et sa violence. Mettez-vous à la place de l’enfant. Il a aperçu quelque chose qui, de loin, lui apparaît comme la perfection et la plénitude. Et, en même temps, il découvre qu’il en est irrémédiablement exclu, […] Il souffre, il se sent condamné à vivre dans le monde réel comme en exil…
C. Olievenstein, extrait d’interview (mars 1983)
MICHÈLE CONRAD a lu jusqu’à minuit. Deux ouvrages professionnels, d’abord, puis un polar, qui lui est tombé des mains. Elle s’est levée, elle a marché dans le salon trop grand de son appartement trop vide, en évitant de regarder la marque blanche laissée sur les murs par les meubles et les cadres absents, afin de ne pas se souvenir de celui qui les a emportés. Elle a allumé la télé qui diffusait, au choix, des séries américaines ou un film d’épouvante. Niaiseries industrielles ou horreurs baveuses… non merci. Elle a bu un cognac. Un second cognac. Puis un verre d’eau pour dissiper le goût trop sucré dans sa gorge. Elle s’est livrée à quelques exercices de yoga, assise en lotus au centre du tapis. Enfin elle est allée se recoucher.
Il est trois heures du matin et elle ne dort toujours pas. Elle se tourne et se retourne, s’entortille dans sa couette, à la recherche d’une hypothétique position confortable. Impossible. Couverte, elle a trop chaud, découverte elle grelotte ; elle sent des fourmillements sur sa peau, comme si une armée d’insectes grimpait le long de ses jambes nues et de ses bras. Lorsque, enfin, elle parvient à sombrer dans un demi-sommeil, c’est pour en être tirée en sursaut par des images de cauchemar, accompagnées par la sensation d’une décharge électrique et l’impression affreuse d’être en train d’étouffer. Toujours les mêmes images : noyade, chute verticale ou vertige. Elle commence à bien connaître ces symptômes d’angoisse. Voilà trois jours qu’elle souffre d’insomnie. Elle marche jusqu’à la salle de bains, fait couler l’eau dans la baignoire – tant pis pour les voisins –, contemple son reflet dans le miroir du lavabo. Ce qu’elle y voit lui déplaît. Ses yeux sont cernés, sa bouche lui semble faire un vilain pli, sa peau lui paraît blanche et sans tonus. Elle se trouve triste, elle se trouve laide, et s’adresse à elle-même une grimace de dégoût avant d’ôter son tee-shirt et de se glisser dans son bain.
Il y a trois jours, trois événements inexplicables se sont produits qu’elle n’a pas su analyser. Un : Tom a parlé. Deux : son rythme cardiaque est descendu jusqu’à huit pulsations-minute. Trois : il a réalisé un miracle avec Delphine.
« J’allais savoir ! » Ce cri résonne encore dans la mémoire de Michèle. Il a dit deux fois : « J’allais savoir ! » Une fois poussé par la colère, une fois en manière d’excuse. Il a prononcé deux mots, lui qui était resté absolument muet pendant les trois mois qu’il avait passés à l’institut – et depuis l’âge de douze ans, si l’on en croit ce couple d’Egyptiens qui l’a adopté. Cet événement en soi est déjà extraordinaire… Qu’allait-il savoir ? Qu’était-il allé chercher dans son rêve, et quel genre de rêve a bien pu provoquer l’arrêt de la respiration et l’abaissement du rythme cardiaque… ?
En pliant les jambes, Michèle fait lentement glisser son dos sur le métal laqué de la baignoire. Elle disparaît peu à peu sous la mince pellicule neigeuse de savon. L’eau atteint sa poitrine, son cou, son menton, sa bouche. Elle laisse son visage disparaître sous la surface, mais son nez s’emplit aussitôt, elle se rassied en sursaut, toussant et crachant… L’eau. C’était un rêve d’eau, forcément. Elle se souvient avoir été très impressionnée, voilà quelques années, par un reportage sur une plongée en apnée de Jacques Mayol. Des électrodes avaient été fixées à sa poitrine pour mesurer les pulsations de son cœur. Lorsqu’il était revenu à la surface – depuis quelle profondeur : quatre-vingt-dix, cent, cent dix mètres… ? –, les médecins, relisant l’enregistrement, avaient constaté que son rythme cardiaque avait ralenti au fur et à mesure qu’il descendait. Ce phénomène n’était pas volontaire. C’était un réflexe physiologique provoqué par l’apnée prolongée et la pression. Le même réflexe, se souvient-elle, que chez les cétacés, les baleines et les dauphins. À l’époque, ce sujet l’avait tant fascinée qu’elle avait couvert les murs de son studio d’affiches représentant la mer, qu’elle avait lu tous les ouvrages consacrés aux similitudes humains-cétacés, qu’elle avait enquêté sur les travaux d’Igor Tcharkovski qui faisait naître les enfants dans l’eau de la mer Noire… Elle était allée jusqu’à prendre un premier cours de plongée sous-marine en piscine, mais l’expérience s’était soldée par un échec assez humiliant et n’avait permis que de mettre en lumière sa propre peur de la noyade. C’est à cette même époque qu’elle avait rencontré George Livroski, après avoir dévoré tous ses livres. Ensuite, les exigences de sa carrière et le naufrage de son mariage l’avaient détournée de cette voie de recherche.
Le dernier fait marquant s’était produit lorsque Tom avait consolé Delphine. Michèle en avait parlé, depuis, avec ses collègues, et, par téléphone, avec les parents de Delphine. Les uns et les autres étaient formels : pas un instant, pas une seconde depuis l’anniversaire de ses treize ans, Delphine n’était sortie de sa prison intérieure. Elle n’avait jamais donné le moindre signe prouvant qu’elle avait, ne serait-ce que très vaguement, conscience du monde extérieur ; elle n’avait jamais reconnu personne. Plus grave encore, ses yeux ne suivaient pas les objets qu’on lui présentait. Entre Delphine et l’univers réel, le mur qui s’était élevé paraissait inébranlable et aucun spécialiste, pas même Michèle, ne donnait à la jeune fille la moindre chance de s’en sortir. Et pourtant, il avait suffi de quelques secondes à Tom pour entrer en contact avec elle. Michèle s’en souvient : Delphine avait paru ressentir un choc, une surprise, lorsqu’il avait posé sa tête contre la sienne. Ses yeux s’étaient levés vers ceux du garçon. Elle l’avait vu. Comment, par quel miracle, quel tour de passe-passe, ou grâce à quel pouvoir extraordinaire est-il entré en elle ?
Le mot de télépathie avait été prononcé par une infirmière enthousiaste, certains ont évoqué la possibilité d’un choc émotionnel dû à une ressemblance, ou une similitude de situation, d’autres ont soutenu la thèse que Delphine avait ressenti une pulsion érotique à l’égard du garçon… Pulsion érotique… oui, elle n’aurait pas été la seule… Michèle ne sait que penser. Elle se souvient du proverbe : « Quand on montre la lune du doigt, l’imbécile regarde le doigt », et se méfie des conclusions hâtives. La vérité, soupçonne-t-elle, est soit beaucoup plus simple, soit beaucoup plus compliquée que ces hypothèses qui, au bout du compte, ne prouvent que l’incompétence de ceux qui les ont émises.
Toutes ces questions sans réponse… Tous ces doutes… cette affreuse liberté d’interpréter ce qu’elle voit… Les sables mouvants de la psychologie. « Misère, se dit-elle, quelle responsabilité ! J’aurais dû me diriger vers des sciences exactes, géométrie, botanique, ou devenir comptable. Là, au moins, j’aurais travaillé sur des bases tangibles… »
Lorsque le téléphone se met à sonner, Michèle fait un bond dans l’eau tiède. Elle s’était presque endormie, enfin. Pestant, râlant, elle sort de son bain et traverse son appartement en répandant derrière elle, sur ses tapis marocains et sa moquette pure laine, une tortueuse rivière d’eau savonneuse. Lorsqu’elle entend le nom de son interlocuteur, son expression subit une spectaculaire transformation. Un radieux sourire d’écolière heureuse paraît sur son visage.
« Monsieur Livroski ?… Mais pas du tout… je travaillais. Oui… des dossiers… Tom ? Oh, bien sûr, j’en serais tellement heureuse, si vous saviez comme… Demain ? De Rotterdam, en avion ? C’est une surprise. Eh bien d’accord… Comme vous voudrez. À demain, professeur. »
En raccrochant le téléphone, elle sent soudain que la nuit est devenue moins noire. Elle sourit à son reflet éclairé par les lumières de la rue, cette désirable jeune femme humide et nue, dans le grand miroir du salon ; elle s’étire voluptueusement et laisse échapper un bâillement satisfait. Elle s’allonge, encore mouillée, sur sa couette, et ferme les yeux. Lentement, ses deux mains, descendent le long de sa poitrine, vers son ventre. Elle repense à sa valse sous la pluie.
Alors que Michèle Conrad pose en soupirant sa joue sur l’oreiller, à quelques kilomètres de là, dans sa chambre de l’institut, Tom ouvre les yeux. Par la fenêtre, au-dessus de sa tête, il voit tomber quelques flocons de neige épars, si légers que le faible vent les emporte dans le ciel orange, comme des duvets. Tout contre lui, sur le lit, Hélène, l’infirmière, dort en rêvant. Elle a conservé la position dans laquelle le sommeil l’a surprise : allongée sur le côté, les deux bras amoureusement passés autour du cou de Tom. Sa blouse blanche, remontée jusqu’à la taille, dévoile ses jambes nues et sa fine culotte de coton blanc. Elle a posé une cuisse sur le ventre du garçon. Tom se dégage doucement de son étreinte et se redresse sur le lit. Il ne porte qu’un pantalon de survêtement en guise de pyjama. Le petit pendentif de platine accroché à une chaîne autour de son cou brille faiblement dans la pénombre. Il regarde Hélène. Il la trouve belle dans son abandon. Glissant la main sous son matelas, il en ressort une tige de fer longue d’une vingtaine de centimètres, recourbée à son extrémité à angle droit, et une paire de ciseaux. Il glisse la tige dans le pantalon de survêtement et s’agenouille près de l’infirmière, les ciseaux dans la main gauche. Il pose son front contre celui de la jeune femme sans la réveiller. Hélène sourit dans ses rêves à un ange mystérieux. Tom se met à l’écoute de son sommeil. Il lui paraît profond, mais pas assez. Alors il s’insinue en elle, doucement, en chantant, bouche fermée, sa chanson sur deux notes. Le sourire d’Hélène se fait plus large, plus semblable à celui d’un nourrisson repu. Elle soupire de plaisir, s’étire mollement, se laisse basculer sur le dos et se détend tout à fait. Tom sourit. Il approche lentement sa main droite du cou de la jeune femme, il déboutonne précautionneusement le col de sa blouse blanche et insinue sa main sous le vêtement, tout contre la peau nue de sa gorge. Il en extrait un mince cordon tressé auquel est accrochée une clé. Les ciseaux ont raison du cordon. Tom referme la blouse délicatement. Il pose un baiser léger sur le front de l’infirmière, se relève. Toujours en silence, il enfile un tee-shirt et un pull, ouvre la porte avec la clé et sort sans faire de bruit.
Il parcourt les couloirs du bâtiment B. Ses pieds nus n’éveillent aucun écho sur les carreaux glacés. Il jette un œil dans la salle de garde : tout va bien, le Dr Grenier dort lui aussi d’un sommeil paisible. Il entre, traverse la petite pièce. La double fenêtre de la salle de garde est la seule de tout le rez-de-chaussée qui ne soit équipée ni de barreaux ni d’un système d’alarme. Il l’ouvre délicatement, l’enjambe, se reçoit dans l’herbe givrée. Pour la refermer derrière lui, il se sert de sa tige de métal qu’il coince sous le bois de l’un des battants afin de le tirer vers lui. Sauf courant d’air imprévu, la fenêtre restera close et ne le trahira pas trop vite. Il laisse son outil improvisé en place et s’éloigne entre les massifs, vers le mur d’enceinte en meulière qu’il escalade sans difficulté.
Il marche dans les rues désertes du quartier, entre les petits pavillons tristes et les ateliers, sous la neige fine qui brille dans la lueur jaunâtre de l’éclairage municipal et crisse sous ses pieds nus. Le froid ne le dérange pas. Au contraire, il le trouve stimulant. Il cherche du regard un coin propice à son projet. Les rues se succèdent, toutes pareilles, se coupent à angle droit et n’offrent aucun espace libre, aucun jardin, aucun terrain qui ne soit interdit par un panneau, une palissade ou un mur. Tom ne connaît pas les banlieues. Son expérience se limite aux villes – il a vécu longtemps au Caire, puis à Paris – et à la campagne d’Egypte. Ce coin de Gennevilliers, plat et monotone, résidentiel et inhospitalier, le déroute. Il a besoin d’un no man’s land, d’un bout d’herbe abandonné, une grange, un champ, un terrain vague… un lieu tranquille, n’importe lequel, pour poursuivre son rêve. Mais il ne trouve que des carrés de pelouse interdits, étriqués, clôturés ou gardés par des chiens et des systèmes d’alarme.
Rêver… Voilà trois nuits qu’il en est empêché. La nuit de jeudi à vendredi lui a fait l’impression d’un trou noir, d’un long tunnel nauséeux à la sortie duquel, au matin, il s’est senti épuisé, assommé comme par une longue maladie. On l’avait drogué. Les deux gélules qu’Hélène lui avait présentées comme étant des vitamines contenaient vraisemblablement un somnifère. Le soir suivant, il avait fait mine d’avaler les capsules mais les avait recrachées dans sa main. Malheureusement, la grosse Mathilde avait été chargée de dormir dans sa chambre et avait fixé sur sa poitrine deux électrodes branchées à un oscilloscope comparable à ceux que l’on trouve dans les salles d’opération, qui aurait émis un bip-bip d’alerte si les battements de son cœur avaient ralenti. Il n’osa pas rêver et passa une nuit blanche.
« Cette nuit sera la bonne, se dit-il. J’irai tout au fond, au pied de l’île, retrouver le dauphin gris et le dauphin noir ; je les suivrai dans la maison qui fait de la lumière, et je saurai. » Mais pour ça, il lui faut un lieu à lui tout seul, et quelques heures de solitude. Où les trouver ?
Las de marcher au hasard, il enjambe la barrière de bois blanc d’une vilaine maison décorée d’arches et de colonnes, et s’engage sur l’allée de gravier qui serpente dans le jardin, entre les moulins miniatures, la fontaine en plâtre et les sept petits nains, dont les bonnets et le bout du nez s’ornent d’une fine pellicule de neige. Il n’a fait que quelques pas dans ce Disneyland miniature lorsqu’un grognement interrogatif s’élève, venu du fond du jardin. Un chien, comprend Tom. Un gros. Dans son esprit se forme l’image d’une niche douillette blottie sous un arbre. Il s’imagine une seconde couché dans cette niche, le gros chien tout contre lui, l’enveloppant de sa bonne chaleur alors que tombe la neige sur l’herbe… Il s’avance dans la direction du grognement qui, soudain, se change en un aboiement furieux. Tom se laisse tomber à genoux. Devant lui, dans la nuit, un énorme bas-rouge s’approche en courant. Ses aboiements, poussés avec une voix de basse, résonnent dans tout le voisinage. L’animal s’arrête à quelques pas de l’adolescent, en position d’attaque, la tête basse, la gueule déformée par un rictus de gargouille, les crocs apparents, grognant et bavant. Tom se couche devant lui, roule dans l’herbe blanche puis se redresse, à genoux, et tend une main vers lui en chantant sa chanson monotone. Le chien cesse aussitôt de grogner et penche la tête avec un air perplexe. « Je t’aime, le chien…, pense le garçon. Oui, tu es un beau chien… Calme-toi. » Le bas-rouge, vaincu par une volonté plus forte que la sienne, se couche à son tour, sur le ventre, la tête entre les pattes. Il pose sur Tom un regard humble et remue stupidement son trognon de queue. Tom sourit. C’est gagné… Mais sa joie ne dure qu’une seconde. Tous les autres chiens du quartier se sont réveillés et répondent au bas-rouge. Leurs hurlements se répercutent contre les façades, au-dessus des toits, dans la rue. Ils emplissent la nuit d’échos furieux. Presque aussitôt, une fenêtre s’allume dans la maison toute proche, et une silhouette paraît en contre-jour.
« Qui est là ? crie une voix d’homme. Montrez-vous ou je tire ! Attaque, Rolf, attaque !!! »
Tom hésite un instant. Il se sait invisible, tapi dans l’herbe ; mais le chien, près de lui, menace de devenir dangereux. Il se traîne sur le ventre, grogne et gémit, montre les dents et remue son arrière-train tour à tour, victime de pulsions contradictoires. Doit-il obéir à son maître et mordre, ou céder à la douce volonté du garçon qui lui ordonne de l’aimer ? Tom renonce. Il rampe jusqu’à la clôture qu’il enjambe. Dans son dos, la voix de l’homme reprend :
« Je t’ai vu, voleur ! Attaque, Rolf, attaque ! »
Le bas-rouge, libéré de l’emprise du garçon, se réveille soudain. Il se rue sur la barrière et la franchit d’un bond avec un rugissement de tigre. Il atterrit dans la rue, dérape sur la neige fraîche, glisse sur le côté en remuant stupidement les pattes et vient finir sa course contre les pieds de sa victime désignée.
« Eskot ! » lui crie Tom. (Tais-toi !)
Le chien se redresse en s’agitant comme un poisson échoué sur la terre ferme, lève le museau, prêt à mordre. Soudain, il reconnaît son adversaire. Ses grognements s’interrompent en un hoquet grotesque, il reste un instant la gueule ouverte. Puis il se recouche en pleurnichant, la tête cachée entre ses pattes.
« Aala ay hal mich ghaltetak, ya kalb, lui dit Tom en arabe. Bas enta ghabi… » (Ça n’est pas de ta faute, le chien, mais tu es vraiment un crétin…)
Il s’éloigne sans hâte dans la rue, accompagné par les aboiements de tous les autres chiens du quartier, et par les ordres furieux du maître du bas-rouge : « Mords-le, Rolf, attaque ! »
Il parvient, peu de temps après, à proximité d’un groupe d’immeubles très laids, simples parallélépipèdes de béton peints en bleu layette, qu’entoure un petit parc arboré dont l’herbe pelée est parsemée de vieux papiers et de déchets. Il est presque cinq heures du matin. Il se sent fatigué, déprimé, et le froid s’insinue peu à peu en lui, engourdissant insidieusement ses mains et ses pieds nus. Les deux dernières nuits sans sommeil deviennent un fardeau trop lourd à porter. Alors, rêver ici ou rêver ailleurs… Il n’est plus question de faire la fine bouche. Il se choisit un endroit à peu près sec, sur le tapis d’épines jaunâtres semé par les branches basses d’un pin malingre. Il s’assied en lotus, le dos appuyé au tronc de l’arbre, et ferme les yeux.
Il fait le vide, respire lentement en poussant hors de lui, à chaque expiration, une longue colonne d’air qui se transforme aussitôt en buée. Oublier le froid, oublier la contrariété qui raidit les muscles et agace le système nerveux. Oublier le contact rugueux du tronc de l’arbre, oublier les sons lointains de la ville endormie, ce grondement de moto qui s’éloigne. Oublier ses muscles, un à un, comme si l’on éteignait l’une après l’autre les lumières d’une grande maison. Oublier jusqu’à l’existence de son corps. Penser à l’eau. À la mer, chaude et salée. La mer immobile, au miroitement hypnotique sous le soleil. Sentir le sommeil descendre en soi comme un lourd rideau de velours bleu. Dormir. Dormir.
Tom dort. Son expression est paisible. Une larme coule sur sa joue et gèle avant de parvenir à sa bouche. Puis une autre. Il pleure doucement.
C’est un paysage gris et noir – ciel noir, mer grise – avec une île en forme de losange, surmontée de cocotiers, comme un pubis posé sur l’horizon. Tom nage à la surface de la mer couleur de métal fondu. Il n’a pas besoin de regarder autour de lui pour savoir qu’il est seul. Ce qu’il cherche se trouve au fond. Très loin vers le bas, là où les racines de l’île rejoignent la grande plaine abyssale… Il nage lentement pour ne pas s’essouffler. Son grand corps de dauphin blanc fend l’eau sans effort. Il est presque prêt à plonger. Encore un instant…
Karim, Jean-Louis et Momo sont ivres morts en descendant de la Ford Taunus du père de Jean-Louis. Cette virée du samedi soir a été un franc succès. Ils l’ont débutée au bowling, jusqu’à minuit. Treize bières : trois pour Karim, quatre pour Jean-Louis et six pour Momo. Puis ils sont allés en discothèque, au Pondorly. À cent quarante kilomètre-heure sur le périphérique, en écoutant AC/DC à fond. « C’était super, comment t’as conduit, Jean-Louis, beugle Momo en ouvrant la porte arrière. On aurait dit qu’on était dans un avion ! » C’est là, après huit bières de plus – deux pour Karim, deux pour Jean-Louis et quatre pour Momo – qu’ils ont rencontré Viviane. « T’es une chouette nana, Vivi. T’es bien roulée et puis t’es pas bégueule », lui a dit Karim pour la séduire. Ils l’ont ramenée ici. À la cité.
« Tu viens, Vivi ? demande Jean-Louis en ouvrant la porte à la jeune fille avec des gestes de chauffeur de maître. On va aller jouer dans l’herbe. » Les rires gras de ses deux copains saluent sa proposition. « Ah ouais, ah ouais, dans l’herbe, heu heu heu », fait Momo en tétant le goulot d’une dernière canette avant de la jeter sur le parking où elle éclate. Viviane rajuste son corsage en lamé au-dessus de son caleçon rose fluo. « Avec vous trois ? demande-t-elle, un peu surprise.
— Oui, oui, oui, répondent les trois garçons en hochant simultanément la tête.
— Ben… » Viviane rit, hésite. « Moi, j’veux bien, si ça vous fait plaisir… mais ça pèle. Faudrait une couvrante ou quéqu’chose, quoi…
— Attends, attends, fait Jean-Louis en ouvrant le coffre. J’ai ça !… Tarii… taraaa… ! »
Il sort du coffre une vieille couverture raide de crasse, sans doute destinée à protéger le pare-brise du gel. « Il est super-équipé, mon vieux… On y va ?… »
Riant, rotant, chantonnant avec des voix molles, tous les quatre s’enfoncent dans le petit bois, vers le pin sous lequel Tom vient de s’endormir. Karim est déjà affairé à peloter les fesses de Viviane, qui se laisse faire en poussant des petits cris amusés. Momo s’arrête une seconde pour uriner contre un arbre, sous les quolibets des trois autres.
« Ici, on sera bien, hein, Vivi ? » Jean-Louis vient de jeter sa couverture devant les pieds de Tom qu’il n’a pas vu. « Allez, viens, ma colombe, au dodo ! » Il fait glisser le caleçon rose de Viviane jusqu’à ses genoux, la prend dans ses bras et la jette sur la couverture. La fille roule en riant et vient buter de la tête contre la hanche de Tom. Elle se retourne et pousse un cri.
« Hé ! Y a quelqu’un, là ! »
Les trois garçons s’agenouillent sous la branche basse de l’arbre et se retrouvent nez à nez avec le dormeur. Viviane s’accroche aux épaules de Jean-Louis.
« C’est un gamin, constate Karim.
— Qu’est-ce qu’il fait là à cette heure ? Il est malade ?
— Il est pas normal, pleurniche Viviane en se rhabillant. Y m’regarde avec un drôle d’air.
— Hé ! les mecs, braille Momo. Z’avez vu ? Il est pieds nus ! »
Le rêve s’est interrompu. Disparus le ciel, la mer et l’île. Tom réintègre dans la douleur son enveloppe d’adolescent. Il revient, la rage dans l’âme, à ce monde froid, pesant, rugueux et hostile que son corps habite. C’est un arrachement, une déchirure, un supplice. Il demeure un instant, les yeux ouverts dans le vide, attendant que la conscience des choses lui revienne tout à fait. Son cœur s’affole sous l’effet d’une rage froide, ses muscles se contractent par spasmes et une terrible envie de hurler lui monte à la gorge. Il découvre alors les quatre inconnus qui l’entourent, ses oreilles reçoivent leurs voix comme le grincement d’une mécanique hostile, et c’est plus fort que lui : il attrape le plus proche d’entre eux, Jean-Louis, par son tee-shirt et le soulève d’une main, tout en se redressant. Il plonge son regard dans le sien et laisse couler vers lui des torrents de fureur accumulée. Jean-Louis, le souffle coupé par la surprise d’être ainsi soulevé du sol par quelqu’un de deux fois plus léger que lui, et par la peur que ce gamin aux yeux comme des braises lui inspire, n’émet qu’une faible plainte. C’est Viviane qui vole à son secours et s’accroche au bras gauche de Tom.
« Lâche-le, crie-t-elle, lâche-le, espèce de monstre ! »
Mais Tom ne l’entend pas. Il l’attrape elle aussi par son corsage en lamé et la tire vers lui. Le corsage se déchire net. Viviane pousse un cri de rage, gifle Tom de toute sa force et s’écarte d’un bond en refermant les pans de son petit blouson rouge sur ses seins nus.
Sous l’effet de la gifle, le rideau de brume qui séparait encore Tom du monde extérieur se dissout tout d’un coup. Il prend brutalement conscience de la situation. Terrifié par sa propre violence, il lâche Jean-Louis et sort de sa cachette sous l’arbre en ouvrant les mains en un geste de conciliation. Mais les garçons ne l’entendent pas ainsi. Le poing de Momo s’abat sur son visage alors qu’il lui offrait un sourire timide. Karim se jette sur ses jambes pour le faire tomber. Viviane attend qu’il soit à terre pour se précipiter et labourer ses flancs avec la pointe aiguë de ses santiags. Tom suffoque sous la pluie de coups. Il voudrait crier, ou parler à ses agresseurs, se faire pardonner par eux en utilisant des mots. Mais aucun mot ne vient, aucun son ne sort de sa bouche. Karim l’a saisi par les cheveux et lui frappe la tête contre le sol en criant :
« Qu’est-ce t’as, toi, hein ? Qu’est-ce t’as… ? Tu nous cherches, hein ? »
Sa bouche et ses narines s’emplissent de boue glacée, des cailloux s’incrustent profondément dans ses joues et dans son front.
Jean-Louis se relève alors, s’approche de ses amis, regarde une seconde le spectacle de la correction qu’ils infligent au garçon avant d’intervenir :
« Lâchez-le… Lâchez-le, j’ai dit ! »
Tom sent l’étau qui l’emprisonne se relâcher. La pluie de coups cesse. La lourde main de Momo le saisit par le pull et le force à se relever.
« Laissez-le partir, répète Jean-Louis.
— Ça va pas, non ? Il a voulu te taper, et il a tout déchiré le truc de Vivi, c’est un…
— Laissez-le, c’est tout ! »
Déçus et perplexes, Momo et Karim s’écartent de l’adolescent. Tom, encore sonné, recule de quelques pas en frottant son nez ensanglanté avec le dos de sa main.
« Minable ! » lui lance Viviane.
Tom recule encore, sans qu’aucun de ses agresseurs ne le poursuive. Il écarte les bras et hausse les épaules. Puis il se retourne et s’enfuit vers le parking.
« Pourquoi tu nous as pas laissés ? proteste Karim. On lui aurait appris à vivre, à ce romanichel !
— Ouais, pourquoi ? Hein ?… Pourquoi ? insiste Momo.
— Et qui c’est qui va me le payer, mon bustier en lamé ? » pleurniche Viviane en serrant ses bras autour de son blouson trop étroit.
Tom se glisse entre deux voitures ; il court, pieds nus dans la neige, sans se retourner. Jean-Louis attend qu’il ait disparu derrière les immeubles bleus avant de répondre, d’une voix sans timbre :
« Y avait un truc. Dans ses yeux. Je peux pas vous expliquer… Ce gamin-là, fallait pas l’embêter… C’est pas… J’ai vu un truc, quand il m’a regardé… »
Momo et Karim sont perplexes.
« Oh, la vache, tu déjantes ?
— Hé, Jean-Louis, c’est pas la bière qui fait ça… T’as fumé ou quoi, là ?
— C’est vrai, intervient Viviane, t’es tout pâle. T’es malade ? »
Jean-Louis regarde toujours fixement le coin de bâtiment derrière lequel Tom a disparu.
« Non. Je vous jure, dit-il encore, en retenant un frisson, c’était pas un gamin normal. T’as vu comment il m’a soulevé ? S’il avait voulu, il aurait pu nous exploser la tête. Mais il a pas voulu. Y avait un truc dans ses yeux… »
La neige a cessé de tomber vers la fin de la nuit ; les trottoirs et les rues ont peu à peu ôté leur fin manteau blanc pour s’habiller d’eau sale et de boue. Tom marche longtemps, au hasard. Il a froid, à présent. Son visage est maculé d’une couche de terre, de larmes et de sang congelés qui lui fait comme un masque primitif. Il a mal. Sa figure écorchée lui brûle. Son œil droit est enflé et chaque battement du sang réveille le souvenir du coup de poing de Momo. Son côté droit le met au supplice dès que son bras s’en approche. Sans l’avoir cherché, de rues en avenues, d’avenues en boulevards, il parvient, au petit matin, porte de Clichy, et soudain, les lieux cessent de lui être étrangers. Il passe sous le périphérique et monte vers la Fourche. Il se souvient que c’est la direction que prenait toujours Ibrahim, son père adoptif, pour rentrer à la maison. Il ne croise personne, en ce dimanche matin frileux. Un camion-benne le double sans ralentir. Une ambulance pleure dans le lointain. Place de Clichy, il prend à gauche dans la grande avenue aux arbres sans feuillage. Debout dans un coin de rue, enveloppé dans un manteau de fausse fourrure violette, un travesti l’interpelle gentiment :
« Hé, belle gueule, tu t’es battu avec un autobus ? Viens, je vais te soigner ! »
Tom lui répond par un geste vague de son bras gauche, et poursuit son chemin. Il passe la place Blanche et continue dans la grande avenue, longeant sans les regarder les photos grandeur nature des cabarets et les rideaux grenat des sex-shops. Un peu avant Pigalle, il tourne une dernière fois à gauche, dans la rue Pilon. Il parvient, au matin blême, devant la vitrine éteinte d’un petit restaurant sur la vitre duquel sont dessinés les trois pyramides de Guizèh, et un chameau qui rit en montrant ses dents jaunes. « Au chameau qui rigole – Spécialités égyptiennes et syriennes. Sandwiches et fallafels à toute heure », dit le bandeau au-dessus de l’entrée. La porte est close, condamnée par des scellés rouges où se lit la mention : « Fermé par décision préfectorale ». Tom tambourine aux carreaux du restaurant, mais personne ne lui répond, et aucune lumière ne s’allume à l’intérieur.
« Y sont partis, dit une voix dans son dos. Y sont plus là, c’est moche. » Se retournant, Tom entrevoit une forme brunâtre qui s’agite dans l’ombre du porche en face. C’est un clochard, protégé du froid par plusieurs couches informes de vieilles couvertures d’où n’émergent que ses cheveux sales et le sommet de son visage. Tom s’en approche sans un mot. Les yeux du vieil homme, injectés de sang et bordés de rides durcies par le froid, se posent sur lui et l’examinent.
« Ben dis donc, mon ami, t’as mauvaise mine… Tu parles pas ?… T’as raison. Faut rien dire, des fois qu’on dirait des bêtises… T’as pas froid aux pieds ? »
Tom désigne le restaurant d’un geste du menton et l’interroge du regard.
« … Y sont partis, j’t’ai dit. Hier, avec des policiers. Ch’ais pas où, ch’ais pas pourquoi… Moi, je les aimais bien. C’étaient des Arabes, peut-être, n’empêche, c’étaient les seuls du quartier qui me filaient à bouffer… »
Tom demeure un instant silencieux. Il lève les yeux vers les fenêtres closes, à l’étage. Puis il s’éloigne d’un pas hésitant. Dans son dos, le clochard continue ses explications :
« … Drôle de bouffe, d’ailleurs… leurs trucs… euh… fallafels, kaftas, avec les haricots… tout ça… Mais pas mauvais, hein, pas mauvais… Ça non… Et puis offert de bon cœur… Les haricots avec la sauce… Alors la police, moi, hein… pfffrrt… Hé, machin, marche pas pieds nus ! »
Il est neuf heures précises lorsque Michèle Conrad gare sa mini-Austin dans le parking du personnel de l’institut. Elle est d’humeur radieuse et chantonne en se dirigeant vers le bâtiment B. Elle entre en salle de garde pour se changer, et se retrouve nez à nez avec un inconnu barbu en train d’examiner la fenêtre en compagnie d’Hélène l’infirmière. « Bonjour, vous êtes qui, vous ? » demande-t-elle gaiement, tout en ôtant son manteau. L’homme se présente : il est inspecteur de police, chargé d’enquêter sur l’escapade de l’un des patients de l’institut. « Quel patient ? Qu’est-ce que c’est, cette histoire ? interroge Michèle.
— Vous êtes peut-être le Dr Conrad… ?
— C’est moi, oui.
— Docteur, j’aimerais avoir un entretien avec vous et avec le directeur de cet établissement, si ça ne vous dérange pas. »
Hélène, qui avait gardé le regard vissé sur ses pieds depuis le début de l’entretien, intervient alors, penaude. Elle a les yeux rouges. Sa bouche tremble.
« C’est Tom, Michèle. Il m’a pris la clé et il est parti cette nuit. »
Michèle blêmit.
Paul affiche l’expression grave et responsable qui convient à son rang et à la situation, mais, derrière son masque de sévérité, Michèle, qui le connaît bien, ne peut s’empêcher de lire la joie secrète qu’il éprouve. Paul est ravi de la fuite de Tom. Le hasard ne pouvait lui faire de plus beau cadeau que de donner raison à son pessimisme.
« Pourquoi avoir prévenu la police ? demande Michèle.
— Ma chère… » Paul croise lentement les jambes et rajuste le bandage de son bras droit afin que le policier en ait un meilleur aperçu. « C’est la règle, n’est-ce pas… Un accord passé avec le commissariat du quartier. Nous devons les tenir toujours informés… Et puis… hmm… Tom n’est pas un pensionnaire quelconque…
— Pas quelconque, ça veut dire quoi ? » Michèle est sur le point de se mettre en colère. Paul exhibe son bandage et la marque sur son front en s’adressant au policier :
« Dangereux, inspecteur. Tom est un patient dangereux. Ou, pour le moins, imprévisible. J’avais suggéré au Dr Conrad un traitement par chimiothérapie et, euh… un peu d’électrothérapie, auquel elle s’est opposée, et… »
Michèle est en rage :
« Tom n’est pas dangereux ! Tom est le plus doux de nos gamins… »
Paul attendait cette sortie. Il peut enfin placer son coup de théâtre. Il se lève, pointe sur elle son bras gauche, comme un ayatollah de pacotille désignant un incroyant à la foule, et prend sa plus belle voix de basse pour déclarer :
« Vous n’avez plus droit à la parole, docteur Conrad ! Vous ne faites plus partie de cet établissement depuis ce matin ! Tenez ! »
Il pousse sur le bureau une lettre signée par tous les membres du conseil d’administration de l’institut.
« Votre lettre de démission, docteur. Vous constaterez que, par bonté d’âme, le conseil ne parle pas d’erreurs professionnelles mais d’incompatibilité de points de vue… Vous signerez en bas à gauche. »
Michèle s’empare de la lettre et essaie de la lire, sans y parvenir. La stupeur a posé un voile opaque devant ses yeux.
À neuf heures, alors que la rue commence à s’animer et que les premiers cars de touristes passent dans l’avenue, Tom entre dans une cabine téléphonique. Il s’empare de l’annuaire et en tourne les pages. Son regard s’arrête sur un nom et une adresse. Il ferme un instant les yeux pour mémoriser l’information qu’il vient de lire, puis il sort de la cabine et traverse l’avenue vers le plan de métro qui se trouve à l’entrée de la station Pigalle. Un plan de métro est une chose nouvelle pour lui. Mais il ne tarde pas à en comprendre le fonctionnement. Son doigt se pose sur l’indication « 15e arrondissement » et se promène au hasard sur les noms de rues et de boulevards. Enfin, il sourit. Il a trouvé ce qu’il cherchait. Il hésite un instant sur la direction à prendre, mais le soleil, qui s’est levé derrière lui, est la meilleure des boussoles. Il s’engage vers le sud, dans la rue Frochot. Quelques promeneurs, étonnés ou inquiets, se retournent sur son passage. Une vieille dame pousse un soupir consterné en le voyant s’éloigner.
Michèle a claqué la porte du bureau de Paul. « Ce type est un dangereux incompétent, dit-elle au policier qui l’a précédée dans le couloir.
— Mais vous allez vous laisser faire ? demande-t-il.
— Me laisser… ? Comment ?… Non. Je ferai appel de la décision, mais en attendant, je suis virée, vous n’avez pas compris ? Virée ! »
Elle fait quelques pas rageurs dans la direction du bâtiment B, puis s’arrête brusquement et se retourne vers l’inspecteur :
« Il faut retrouver Tom !
— Vous n’avez pas une idée, ou un… ? commence le policier en courant derrière elle.
— Non. Aucune idée. Je ne sais pas où il est, je ne sais pas pourquoi il est parti, je ne sais rien… Rien !… Sauf… »
Elle s’est à nouveau arrêtée et attend que l’inspecteur la rattrape. Elle pose sa main contre sa poitrine.
« … Sauf que c’est le môme le plus doux, le plus adorable, le plus sympathique, le plus exceptionnel que j’aie jamais rencontré… Sauf que c’est ma faute s’il est parti, que j’aurais dû prévoir… Sauf qu’il a passé la nuit dehors, et qu’il neigeait et… Oh, crotte ! »
Sa voix monte dans les aigus, elle retient un sanglot et essuie précipitamment une larme qui s’apprêtait à couler de son ceil droit. « Excusez-moi, je suis fatiguée… »
Un appel répété résonne dans le couloir. « Michèle ! Michèle ! » Venue de la salle de jeux, Hélène court vers eux. Ses sandales de bois claquent sur le carrelage.
« Michèle ! » Elle parvient près de la psychiatre, avale sa salive et reprend son souffle en s’appuyant à son épaule un instant. « Michèle, poursuit-elle enfin, il y a des gens pour toi, à l’accueil. Trois hommes qui sont venus des Etats-Unis et de Hollande. Drôlement chics, costards, attachés-cases… Ils ont une voiture officielle… on dirait un corbillard ! »
Tom s’est perdu dans le dédale des rues parallèles du 15e arrondissement. Voilà trois fois qu’il repasse devant la gare TGV de Paris-Vaugirard. La fatigue le rend incapable de se concentrer. Tous ses muscles sont douloureux, le sang bat contre ses tempes. Résister à l’envie de cesser de se battre et de se coucher sur le trottoir devient de plus en plus pénible. En lisant le plan de métro, il avait largement sous-estimé la distance qui le séparait de sa destination.
Il décide finalement d’entrer dans une petite épicerie. L’intérieur de la boutique sent le cumin et le piment. Cette odeur lui rappelle les ruelles du Caire et le rend soudain étonnamment heureux. Il reste debout sans bouger, entre les sacs de pistaches et les bocaux de halva. Le patron de la boutique, un Tunisien d’une quarantaine d’années, apparaît derrière sa caisse. Il regarde le garçon un instant. Ses yeux s’élargissent.
« Ya ibni ! Allah Allah !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demande-t-il. T’as fait la bagarre ? Faut pas rester comme ça… »
Tom regarde l’homme sans un mot. Il mime le geste d’écrire.
« Tu parles pas ? T’es vraiment bizarre, toi… Tu veux quoi ? Tu veux le papier ? Tiens. »
Tom s’empare du bloc et du stylo et griffonne quelques mots, d’une écriture maladroite et oblique. Il rend le bloc au commerçant qui penche la tête sans comprendre.
« Qu’est-ce que c’est, ce bazar ?… C’est de l’arabe ? Dans quel sens ça se lit, hein ? » L’homme tourne le bloc devant ses yeux et, soudain, alors qu’il le tient dans le mauvais sens, un éclair de compréhension illumine son regard. « Hé, mais t’as écrit à l’envers ! Le haut est en bas ! Il faudrait un miroir… Attends… Vingt-sept… vingt-sept, rue… Bou… Bourseul… C’est ça que tu as écrit ? »
Tom sourit et hoche la tête.
« Mais pourquoi tu as écrit ça ? Hein ? Pourquoi tu causes pas ? »
Tom fixe toujours l’homme.
« Tu veux savoir où c’est ? »
Nouveau sourire et nouveau hochement de tête.
« C’est pas loin… Deuxième à gauche et… euh… au feu, encore à gauche. Tu as compris ? »
Tom hoche une dernière fois la tête. Il a compris. Il offre son plus beau sourire au commerçant et sort à regret de sa boutique odorante.
La rage dans l’âme, Michèle Conrad rentre chez elle. Elle conduit comme une folle dans la circulation fluide de ce dimanche matin, faisant payer sa mauvaise humeur à sa malheureuse boîte de vitesses, méprisant les insultes des piétons qu’elle contraint à se réfugier précipitamment sur les trottoirs, et les coups de klaxon des autres automobilistes à qui elle refuse la priorité. Malheureuse et pleine de honte, elle avait dû avouer à George Livroski et ses collègues qu’elle venait d’être renvoyée et qu’elle ignorait où Tom était passé. Contre toute attente, le vieux professeur n’avait rien laissé paraître de sa déception. Au contraire, il semblait penser que tout s’arrangerait vite. Il lui avait glissé un mot de consolation pour la perte de son emploi, en lui laissant clairement entendre qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Il lui avait ensuite communiqué le numéro de l’hôtel George-V où il projetait de rester quelques jours, en lui faisant promettre de garder le contact avec lui. Puis il était remonté dans sa limousine, en compagnie des deux inconnus qui formaient son escorte. Il s’était montré tellement gentil, tellement serein… Comment pouvait-il être sûr que Tom serait retrouvé ?
Michèle se gare devant son immeuble, ouvre la porte à code, monte dans l’ascenseur. Lorsqu’elle parvient sur le palier du quatrième étage, la surprise lui coupe le souffle. Couché en boule sur le paillasson, devant la porte de son appartement, il y a un jeune homme blond, habillé d’un pantalon de survêtement et d’un pull taché de sang et de boue, qui semble dormir. Michèle fait quelques pas vers lui. Elle s’agenouille en s’écriant :
« Tom ! »