1 - Le chemin des ténèbres
« Dauphin, en bédouin, se dit Abu salama : celui qui apporte la paix ».
Ce n’est pas la nuit, mais ce n’est pas non plus le jour. C’est un moment qui n’existe pas. Le temps est suspendu. Il y a une surface noire : le ciel, immense et bas ; une surface argentée et lisse à perte de vue : la mer. Et puis, suspendu entre les deux, comme fixé à l’horizon, il y a un petit losange grisâtre qui est une île minuscule, coiffée par la silhouette d’un bouquet de cocotiers comme en dessinent les enfants. À part le ciel, la mer et l’île, aussi loin que porte le regard, on ne distingue rien. Rien ne bouge, nul bruit ne se fait entendre.
Tom est dans la mer. Seuls ses yeux et son sourire émergent. Il nage lentement en déformant à peine la surface métallique de l’eau. Il s’arrête, se redresse comme un bouchon de pêcheur, regarde à droite, regarde à gauche. Mais non, personne. Il est seul. Tom semble pensif. Il ouvre la bouche, dévoilant deux rangées de petites dents pointues. Il la referme avec un claquement de déception. Il soupire en émettant un long chuintement par son évent. Puis, d’une ondulation, il se laisse glisser sous la surface. Son long corps blanc et sa nageoire dorsale surgissent un instant avant de disparaître.
« Oh non, il pleure sans bruit, sans cris, mais c’est à chaque fois pareil. Des larmes coulent sur ses joues pendant qu’il dort… Chaque nuit il pleure. Regardez. »
La jeune femme en blouse blanche tourne le récepteur vers l’homme en costume croisé assis derrière le bureau. L’écran bleu de la télé montre le visage de Tom endormi dans sa chambre sous la lumière de la lune. On entend, dans le haut-parleur, le bruit sourd de son cœur qui bat. Bodom… bodom… L’électrocardiogramme, incrusté au bas de l’image, dessine un paysage régulier. Soixante et une, soixante-deux pulsations par minute. C’est le rythme idéal d’un humain au repos. Tom semble serein. Pas un pli, aucun mouvement ne déforme son expression. Sa tête repose de profil sur l’oreiller et fait face à la caméra de surveillance. Il faut regarder l’image avec attention pour distinguer les deux traînées brillantes, petites rivières d’eau salée qui partent de ses yeux et coulent sur ses joues…
« C’est vrai, il pleure… Il fait un rêve, peut-être, suggère le médecin.
— Ça paraît évident. Mais un rêve de quoi ? »
L’homme en a assez vu. Il détourne son regard de l’écran, marche vers le mini-réfrigérateur, s’empare d’une bouteille et de deux verres.
« Ça, c’est à vous de trouver, Michèle. C’est votre chouchou, non ? Avec ou sans glace ?
— Avec. Non, sans. Un double, s’il vous plaît. »
Elle est allée jusqu’à la fenêtre. Elle regarde la longue bâtisse de pierre du bâtiment B sous la lune. Le coin des enfants cassés, comme elle l’appelle. Elle compte les fenêtres. Une, deux, trois. La quatrième, c’est celle de la chambre de Tom. Il est là, derrière ces vitres noires. Il dort sous l’œil d’une caméra pendant que des capteurs enregistrent les battements de son cœur. Il ne dit rien, il ne montre rien. Mais dans sa tête, il y a quoi ? Quel secret, quel vertige ? Bodom… bodom, fait le cœur de Tom dans le haut-parleur. Michèle Conrad pose son front sur la vitre humide et glacée et soupire pour éliminer son inquiétude. Elle est l’un des psychiatres de cet institut. Des gamins autistes, muets, idiots, des pétrifiés d’angoisse, murés dans leurs cauchemars, elle en a vu des centaines depuis cinq ans qu’elle travaille ici. Mais des comme lui, jamais.
« Vous savez, Michèle, dit le médecin-chef en lui apportant son verre, je me demande si Tom n’est pas le plus heureux des habitants de cet institut. Il n’est pas triste, il ne se met pas en colère, il aime tout le monde, il sourit tout le temps…
— Il ne parle pas.
— Et alors ? La plupart des gens parlent pour ne rien dire… Il n’a pas besoin de ça pour se faire comprendre, c’est tout.
— Il ne rit jamais.
— On rit pour éliminer une tension, un malaise. Tom ne souffre d’aucun malaise, d’aucune tension. Il vit dans la béatitude. Et je vous jure, continue-t-il en allumant une cigarette, que quelquefois, je l’envie.
— Il pleure en rêvant.
— Ça ne prouve rien… Moi aussi, je pleure quand j’épluche un oignon.
— Foutaises, Paul. Tom souffre. Il passe des heures prostré dans un coin. Il oublie de respirer. Son cœur s’arrête… Oh ! j’ai tout le temps peur que… »
Le médecin-chef sourit d’un air sceptique.
« Cette histoire de cœur qui s’arrête, moi je… »
Michèle Conrad ne le laisse pas finir sa phrase. Elle lui intime le silence d’un geste, tout en tendant l’oreille.
« Ecoutez ! Ça commence ! »
Elle court vers le récepteur.
« Le magnéto, Paul. S’il vous plaît ! »
Le médecin-chef se dirige vers le magnétoscope et appuie sur la touche « enregistrement ». La bande commence à défiler.
« Et voilà, on a l’air de deux idiots, constate Paul après un temps. Il ne se passe rien…
— Taisez-vous. Ça y est. Regardez. Cinquante-cinq… cinquante-deux… quarante-huit… »
Paul, le regard rivé sur le tracé du cardiogramme, avale son whisky d’un trait, les yeux ronds.
« Mon Dieu, c’est vrai, ça baisse… »
Dans le silence de la pièce, on n’entend plus que les pulsations sourdes et de plus en plus espacées du cœur de Tom.
La mer n’est plus lisse, elle s’est creusée d’une myriade de vaguelettes aiguës. Tom, le dauphin blanc, écoute. Il espère que le vent qui s’est levé porte un appel pour lui, mais le vent reste muet. Pourtant il connaît cet endroit, ce ciel noir, cette mer de métal et cette île. Il y est venu chaque nuit. Il sait que les réponses qu’il attend sont là quelque part. Il comprend qu’il lui faut vaincre sa peur et descendre profond, plus profond que jamais, dans la nuit, vers les racines de l’île. Cette fois, il y parviendra. Il pousse un cri, bondit en l’air d’un coup puissant de sa nageoire caudale et plonge. Tendu vers le fond comme un avion en piqué, les nageoires ramenées en arrière, il prend le chemin des ténèbres. En bas. Tout en bas, là où il fait noir. La pression augmente régulièrement à mesure qu’il s’enfonce. Chaque battement de sa caudale l’éloigne un peu plus de la surface. Trente, cinquante, cent mètres. Il ne compte pas pour ne pas réveiller le vertige. Ne plus respirer, ne penser à rien, ne faire qu’un avec l’eau. Avoir confiance. Il sent les battements de son cœur ralentir. Il connaît ce phénomène. Il est normal. Une sorte d’engourdissement s’empare de lui. La tête lui tourne un peu et il perd légèrement conscience de ses extrémités. Bientôt il atteindra le point de non-retour, mais il sait que son but se trouve plus bas encore. Dans son ventre, la douleur apparaît. Insidieuse, d’abord, puis de plus en plus précise. Ses poumons se contractent par spasmes et réclament de l’air frais. Penser à autre chose. Il chante, une longue plainte monotone qui est comme un échange de questions aiguës : « Mhhhmmmmmiiii ? » et de réponses mélancoliques.
Il descend dans le noir. Il vient de dépasser le point de non-retour. Il n’a plus assez d’air frais dans ses poumons et dans son sang pour espérer rejoindre la surface. Il lui faut lutter contre la panique et continuer son voyage. Quoi qu’il advienne, maintenant, son salut se trouve vers le bas.
Sur l’écran de la télévision, le tracé de l’électrocardiogramme ressemble à présent à un paysage de hautes montagnes séparées par d’interminables plaines absolument plates. Une pulsation suivie d’un silence qui s’allonge à chaque fois. Vingt-deux, vingt et un battements à la minute : le rythme cardiaque de Tom est en chute libre.
« C’est incroyable, murmure Paul en se rongeant furieusement l’ongle du pouce. Jamais vu ça.
— Jusqu’à quel point son cœur peut-il ralentir sans danger ?
— Mais… je ne sais pas. Il n’y a que des yogis qui puissent faire ce genre de choses. C’est hors de ma compétence, Michèle.
— Vous avez remarqué qu’il ne respire pas ?
— Hein ? »
Michèle Conrad jette un coup d’œil à sa montre.
« Tom ne respire plus depuis deux minutes quarante-cinq, Paul. »
La douleur a disparu. Et aussi l’angoisse. Tom ne sent plus ni le froid intense, ni même le glissement de l’eau sur sa peau. Il baigne à présent dans un état infiniment doux fait d’une absence totale de sensations physiques. Il vole, comme un astronaute, dans un vide d’un noir d’encre, sans corps, sans chagrins, sans pensées. Il se sent bien. Alors, il voit la lumière. Tout au fond. Cela fait d’abord comme un halo confus, une vague nuance bleutée dans la nuit. Mais plus il descend, plus l’impression se confirme. Le noir se dissipe progressivement, en cercles concentriques. Droit devant, à la verticale, un rond de clarté se dessine, encore nuageux et fragile, mais à chaque seconde plus net, plus lumineux. Et dans ce rond de soleil, deux formes semblent danser. Tom est émerveillé. Il nage plus vite. Il veut savoir.
Neuf pulsations à la minute. Quatre minutes trente d’apnée.
« C’est de la folie, Michèle ! s’exclame Paul. On ne peut pas laisser faire ça !
— Attendez, Paul. Un instant. »
Sur le visage de Tom endormi, un large sourire vient de se former.
« Il a trouvé quelque chose dans son rêve. Une clé, peut-être. Laissez-lui encore… »
L’homme en blouse blanche n’écoute plus.
« Huit pulsations à la minute… Vous jouez à l’apprentie sorcière, Michèle, vous êtes folle ! Il va y rester, ce gamin ! »
Il se précipite hors du bureau et court dans le couloir vers le bâtiment B.
« Paul ! Non ! »
C’est une maison posée dans la brume laiteuse, sur les prairies d’algues vertes du fond, adossée comme un chalet de montagne à la pente abrupte des fondations de l’île.
Une maison toute simple. Un cube de briques surmonté d’un toit de tuiles rouges et d’une cheminée qui fume. Une cheminée qui fume sous la mer… C’est une maison de dessin d’enfant ouverte par de larges fenêtres qui diffusent alentour une violente lumière blanche, comme si elle contenait un soleil. Autour de cette maison, deux dauphins dansent, jouant avec les faisceaux de lumière, traçant des flèches d’ombre et d’or dans le brouillard. L’un est un dauphin noir, l’autre est un dauphin gris, tous deux à peu près de la même taille. Soudain, ils s’arrêtent de danser et se tournent vers Tom.
Les deux dauphins, le gris et le noir, sont immobiles dans le soleil qui fuse par les fenêtres. Ils attendent. Mais Tom est tétanisé par l’émotion. Pendant un temps il ne fait rien. Il a la tête bourdonnante. Enfin il se décide et s’approche timidement. Il entre dans la lumière et pendant un bref instant, ébloui, il n’y voit plus. Puis, ses yeux s’habituant, il distingue à nouveau les formes voilées des deux dauphins. Ils sont tout proches à présent, et ils lui sourient. Encore un coup de nageoire et il les aura rejoints. Il sera parmi eux. Plus jamais seul, plus jamais.
Encore un coup de nageoire et il comprendra tout…
Le médecin-chef s’est précipité sur le corps inerte du garçon et le secoue violemment par les épaules.
« Réveille-toi, Tom ! Reviens ! »
Dans le couloir, derrière la porte ouverte, on entend le martèlement des talons de la jeune psychiatre et sa voix qui crie :
« Ne faites rien, Paul, ne le touchez pas ! »
Mais Paul ne prête aucune attention à Michèle. Fou d’inquiétude, il s’est emparé de Tom encore endormi et le serre contre lui en agitant sa tête d’avant en arrière, comme un sac de riz.
« Réveille-toi, Tom, tu es en danger ! Sors de ce rêve, Tom, c’est un ordre ! »
Dans l’esprit de Tom, cela fait comme un cataclysme. L’univers de son rêve implose sous l’effet d’un séisme sous-marin. Il se sent emporté par des masses d’eau tourbillonnantes, son corps de dauphin écrasé, écartelé, déchiqueté par le courant. Il est rejeté dans le noir, profond, toujours plus profond, et se voit rebondir contre les parois de pierre d’un précipice vertical. Il se sent mourir. Il ouvre la bouche et gonfle son thorax pour hurler. Une cataracte d’eau glacée s’engouffre dans son œsophage et ses poumons. Il se noie.
Michèle s’est immobilisée dans l’ouverture de la porte de la chambre et assiste, épouvantée, au réveil de Tom. Dans les bras du médecin, le garçon est pris de spasmes, son corps se contracte et se tend par saccades, comme s’il était victime d’une crise d’épilepsie. Il se débat, râle, ses bras griffent l’air, il suffoque, son visage est violet. Et puis soudain, il hurle. Ses yeux s’ouvrent ; ils sont deux fenêtres ouvertes sur la mort liquide qu’il sent en lui. Deux trous emplis d’horreur.
« Arrête, Tom, calme-toi ! crie Paul, qui ne parvient pas à maîtriser les ruades du garçon. Tu vas te faire du mal ! »
Tom s’immobilise. Ses yeux effrayants se sont posés sur le médecin. Il l’a vu, il le regarde en haletant. Il semble comprendre, sortir du rêve. Alors, dominant son essoufflement, il crie. Deux mots seulement, jetés avec une rage et un désespoir comme jamais Michèle n’en avait senti.
« J’allais savoir ! »
Avec une violence fulgurante, il se dégage de l’étreinte de Paul, s’empare de son bras et le rejette loin de lui. Depuis la porte, Michèle perçoit distinctement le claquement sinistre de l’épaule du médecin qui se démet. Paul est projeté contre le mur et va frapper du front contre le pied d’une commode. Il reste allongé sur le sol, face contre terre, son bras droit replié en arrière dans une position absurde.
Michèle n’ose pas bouger. Elle entend confusément dans son dos le bruit des pas de tous les occupants du bâtiment, alertés par le vacarme, qui viennent aux nouvelles. Elle regarde tour à tour le corps immobile de Paul, et le garçon qui est resté debout au milieu de la pièce et qui, son calme revenu, semble étranger à la scène. Une infirmière en chemise de nuit la pousse et se précipite au secours du médecin. Deux collègues de Michèle entrent à sa suite dans la pièce et regardent la scène sans un mot, essayant de comprendre. Alors Tom se tourne vers eux tous. Son visage reflète une profonde détresse. Il dit encore, comme pour s’excuser :
« J’allais savoir… »
Un silence stupéfait suit ces deux mots.
« Mais… Il parle, s’étonne un collègue de Michèle.
— Il a parlé ! » dit l’autre.