6 - La preuve par l’eau

À Moscou, le Pr I. Tcharkovski rapporte que sa fille pouvait, âgée de trois mois, retenir sa respiration sous l’eau pendant trois minutes, sans que son organisme en soit affecté.

Eiaine Morgan, De l’origine aquatique de l’homme

 

TOM, qui porte un pansement au-dessus de l’arcade sourcilière, prend place dans la Cadillac noire, accompagné par Michèle. Ils sont rejoints, dans les profonds fauteuils de cuir d’agneau, par George Livroski. Hans, le jeune tueur roux, s’installe à l’avant, à côté du chauffeur. Michèle est très impressionnée par le luxe de leur équipage. Elle caresse du doigt la garniture de velours des portières, pose un œil d’enfant sur le frigo, l’ordinateur intégré, l’uniforme du chauffeur, et remarque, sur l’aile avant droite, le socle vide d’un support de drapeau.

« C’est une voiture d’ambassade ? » demande-t-elle.

George la gratifie d’un sourire amusé et d’un rire insouciant.

« Oui. Joli, hein ? Nous bénéficions des faveurs du gouvernement américain, ma chère. Mais vous verrez, il n’est rien dont on ne puisse se lasser…

— Tom est citoyen américain ?

— Tom ? » Le vieil homme pose un regard tendre sur le garçon. « Quasiment. Les démarches sont en cours. »

Tom n’a pas fait un geste depuis qu’il est entré dans la voiture. Il regarde le paysage urbain qui défile au-dehors, en luttant contre un malaise persistant. Il connaît bien Michèle Conrad, il sait qu’il n’a rien à craindre d’elle. Il émane de la psychiatre un rayonnement nerveux, des vaguelettes d’amour désordonnées, et de subites déferlantes de tension et de plaisir mêlés. Son paysage mental est un tableau limpide pour le garçon : la jeune femme est à la fois très heureuse, très fière – mais de quoi ? – et nerveuse, comme si elle s’apprêtait à passer un examen. Dominant toutes ces impressions simples, comme un phare sur une mer inégale, brille le puissant amour qu’elle éprouve pour lui. La personnalité du vieil homme est beaucoup plus difficile à définir. Elle semble faite de plusieurs couches superposées, comme ces toiles que l’on réalise au couteau : une couche de rouge, qui cède la place, si on la gratte, à une couche de noir, puis à une autre, et encore… La première de ces couches, celle que le vieux monsieur met en avant, comme un masque, est faite de bonté, de bonne humeur, et aussi d’un orgueil triomphant difficile à contenir. Tom décèle également le curieux sentiment de possession que Livroski éprouve à son égard, comme si le garçon lui appartenait. Derrière… derrière ces couleurs plutôt rassurantes se trouvent des zones d’ombre froide. Des surfaces métalliques, des roches glacées battues par le vent perdues dans la pénombre. Et quelquefois, au hasard d’une phrase banale lâchée dans la conversation qui le lie à Michèle, il perçoit, comme par une déchirure, le noyau rouge et brillant de vieilles rancœurs inconnues, d’une rage toujours vivante mais refoulée. Quant au troisième personnage, le roux, Tom évite de regarder vers l’avant pour ne pas voir sa nuque soigneusement rasée. Jamais, dans sa vie, il n’a eu aussi peur de ce que ses sens lui apprenaient. Ce type, assis à côté du chauffeur, dans son costume irréprochable, n’est pas vraiment humain. Il a l’esprit d’un chien malade. Une marmite sous pression emplie d’une soupe bouillonnante de haines, de mépris, de pulsions épouvantables, surmontée d’un couvercle d’acier mal ajusté qui laisse échapper des vapeurs putrides.

Un concentré d’excréments enveloppé dans une fine pellicule métallique faite d’ordre et de respect pour l’autorité. Une boule de matières fermentées, prêtes à exploser. Une bombe. Fermer les yeux ou détourner le regard n’y changerait rien. Tom perçoit la pestilence de l’esprit de Hans aussi nettement qu’il sentirait l’odeur d’un pet.

Heureusement pour lui, le trajet est de courte durée. Après avoir suivi la Seine jusqu’au bois de Saint-Cloud, la voiture s’engage dans un dédale de ruelles en forte pente. Elle longe un mur d’enceinte en pierres long de plus de deux cents mètres avant de s’arrêter devant la grille qui ferme l’entrée d’un parc dont Michèle ignorait l’existence. Une caméra de surveillance, montée sur pivot, fixe son œil de verre sur la limousine.

« Où sommes-nous ? demande-t-elle.

— On appelle cet endroit “le domaine”, répond Livroski, alors que la grille, devant eux, s’ouvre sans bruit et sans intervention humaine. Golf à neuf trous, équitation, polo, tennis, discothèque et restaurant quatre étoiles, réservés, vous l’aurez compris, à une élite… Diplomates… Hommes politiques… Et nous-même, bien sûr. » Il se laisse aller à un petit rire satisfait après ces derniers mots.

L’auto roule lentement dans les allées bordées d’arbres plus que centenaires, évite le bâtiment principal, un petit château de style normand datant de la fin du XIXe et s’arrête devant une bâtisse moderne posée sur la pelouse.

« Vous trouverez des vestiaires à votre droite en entrant, dit Livroski, j’aimerais que vous y conduisiez notre jeune ami afin qu’il revête ceci… Je pense que c’est sa taille. »

Il tend à Michèle un petit sachet de plastique sur lequel on peut lire le nom de Christian Dior. La jeune femme hausse les sourcils en découvrant, à l’intérieur, un simple maillot de bain dans son emballage en carton. Lorsqu’elle s’extrait de la voiture, suivie par Tom, George Livroski et le rouquin sont déjà entrés dans le bâtiment.

« Qu’est-ce qu’on fait, ici ? demande Michèle au chauffeur en livrée qui lui tient la portière.

— C’est une piscine, madame, répond l’homme, sa casquette à la main. On y prend des bains. »

« Piscine ». Ce mot, prononcé par l’homme en habit noir et rouge, résonne longuement dans l’esprit de Tom, et il a des accents de fête, comme une promesse de bonheur inouïe. Une piscine… Bien sûr, il sait ce que c’est. Il en a déjà vu. Au Caire, d’abord. Il se souvient : il était jeune, huit ou neuf ans, pas plus. Un cousin de son père adoptif, qui travaillait au Gezirah Sporting Club de Zamalek, l’avait fait entrer, de nuit, pour voir le grand bassin olympique. C’était en plein hiver, janvier ou février. Il faisait froid et le bassin ne contenait que quelques feuilles mortes, détachées des arbres voisins, qui achevaient de pourrir dans un ou deux centimètres d’eau brunâtre. Mais Tom était resté en admiration devant cette immense cavité absolument lisse couverte de faïence blanc et bleu. « On remplit tout ça avec de l’eau du robinet ? avait-il demandé. Jusqu’en haut, ici ? Et les gens peuvent s’y baigner ? » Le cousin riait. « Oui ! Ils nagent, et ils plongent. Ils s’amusent beaucoup. » Tom était descendu par l’échelle métallique, tout au fond du trou. Il était resté là longtemps, à rêver à ce verre d’eau géant qu’est une piscine, ce verre d’eau dans lequel on peut à la fois boire et nager.

Il en avait vu quelques autres, depuis. À la télévision, sur des photos. Et le concept de piscine lui était devenu familier. Mais jamais il n’avait été admis à s’y baigner. « Les piscines, pensait-il, c’est pour les autres. »

Il marche vers les vestiaires de marbre blanc. Il serre les dents pour s’interdire d’espérer. Prudence. Il a peut-être mal compris. On ne l’autorisera sans doute pas à toucher l’eau. Michèle l’aide à ôter ses vêtements. Son côté droit, sous la poitrine, est encore marqué par une vilaine ecchymose bleuâtre. Elle le regarde, alors qu’il se tient nu devant elle, mais elle n’ose pas baisser les yeux vers son ventre, de peur de raviver des souvenirs encombrants. Elle lui tend son maillot de bain. Il tient devant ses yeux le petit polygone rouge et bleu, il le porte à son visage et s’imprègne de son parfum de tissu neuf. Un maillot de bain, comme ceux qu’il a vus portés par les autres. Un maillot… Le passeport pour entrer dans une piscine. Est-il à lui ? Il l’enfile à l’envers. Il rit, rectifie son erreur. Il prend la main que lui tend Michèle et suit la jeune femme.

La piscine est gigantesque. C’est un énorme joyau, une tourmaline bleutée de cinquante mètres sur vingt, encastrée dans un écrin de marbre blanc. Un rectangle d’eau limpide et claire comme l’eau qu’il voit en rêve, entouré par des rivières de faïence qui courent entre des arbres tropicaux, sous la lumière qui tombe à flots par le toit transparent. Tom fait un pas, un autre. Puis il s’arrête. Aller plus près, il ne le peut pas. Pas tout de suite. Il doit d’abord intégrer la vision, en comprendre l’ampleur ; la graver en lui pour ne jamais l’oublier. Cette image, il le sait, lui servira souvent, quoi qu’il arrive. Il la fera resurgir en pensée avant de s’endormir, elle le consolera dans les moments tristes, lui donnera de la force.

Michèle regarde Tom qui se tient immobile à quelques mètres du bord. Elle ne comprend pas ce qui arrête le garçon. Elle est presque inquiète. A-t-il peur de cette belle piscine ? Peur du luxe, ou peur de l’eau ? George Livroski se trouve de l’autre côté du bassin, en compagnie du rouquin et d’un type qui porte une caméra vidéo à l’épaule. Il lui fait signe de le rejoindre. Deux autres hommes, que Michèle n’a jamais vus, sont assis sur des fauteuils, un peu à l’écart.

« Que se passe-t-il, professeur ? demande Michèle, on dirait que…

— Chut…, fait Livroski. Ne dites rien, ne faites rien, je vous en prie. C’est un moment important. Vous filmez, Seamus ? »

Le cameraman hoche la tête, sans ôter son œil droit du viseur.

« Tom ! crie alors le vieux monsieur, n’aie pas peur. Elle est toute à toi, cette piscine. Baigne-toi si tu veux ! Personne ne te dira rien. »

« Tom, elle est toute à toi, cette piscine… à toi… n’aie pas peur… » Ces mots bourdonnent dans le crâne du garçon comme des abeilles folles. Est-il certain d’en avoir bien compris le sens ? Ne cachent-ils pas un piège ? « Attention, vieil homme, pense-t-il, attention. Ne joue pas avec moi. Si tu m’interdisais d’entrer dans cette eau, maintenant que je l’ai vue, que j’en suis si proche, je… » Il lève le visage vers Livroski et Michèle, et les interroge du regard.

« Vas-y, Tom, plonge ! » crie le vieux monsieur.

Tom est pris d’un vertige. Les colonnes de marbre blanc basculent dans son esprit. Il fait un pas, un autre. C’est irrésistible. Il s’abandonne à l’eau en se laissant glisser, sans une vague, au plus profond de la piscine.

« Quelle profondeur ? demande Michèle.

— Dix mètres, répond le cameraman sans lâcher son appareil.

— Les plongeurs utilisent ce bassin pour leur entraînement, explique Livroski.

— Mon Dieu ! Mais il est tout au fond, non ? C’est très dangereux ! »

La psychiatre a fait un pas vers l’eau, prête à plonger tout habillée pour sauver Tom – ce dont elle serait bien incapable –, mais la main ferme du professeur la retient.

« Vous avez promis de ne rien faire. Regardez seulement… Combien de temps, Hans ?

— Vingt secondes, professeur », répond le rouquin en regardant sa montre.

« Vingt secondes ? pense Michèle en écarquillant les yeux pour mieux distinguer la pâle silhouette immobile au fond du bassin. Mais c’est effroyable ! C’est beaucoup trop long ! »

« Combien m’avez-vous dit que duraient ses apnées nocturnes, docteur Conrad ? » demande Livroski avec un demi-sourire.

Tom est redevenu le dauphin blanc de ses rêves. Il en a la puissance et l’aisance. Il le savait ! Il savait que son corps connaissait les gestes de la nage, que ses jambes sauraient s’unir et battre ensemble, il savait que le contact réel de l’eau sur sa peau lui apparaîtrait comme une vieille sensation familière. Pourtant, aussi loin qu’il remonte dans sa mémoire, Tom ne peut se souvenir d’avoir vraiment nagé. Dans les canaux boueux, près de Miniah où il allait quelquefois en vacances ? Il avait pied. Dans le Nil ? Il avait bien essayé, une fois, de plonger d’une felouque, mais Ibrahim et Nagwa l’en avaient empêché en poussant des cris affolés. Peut-on savoir nager et plonger sans jamais l’avoir appris ? se demande-t-il. Il a lu, dans l’une des encyclopédies de l’institut, un long article consacré à l’hérédité. L’aisance dans l’eau est-elle un caractère récessif ou dominant, se transmet-elle comme la couleur des yeux et des cheveux ? Si ses véritables parents étaient des nageurs exceptionnels, est-il possible qu’il ait hérité de leur talent ? Il cesse de réfléchir. Ce n’est pas avec son cerveau, il le sait, qu’il trouvera les réponses qu’il cherche. Il les cueillera, un jour, en poursuivant ses rêves, ou en nageant. Il est parvenu au fond. Il flotte dans un cube de lumière bleue diffuse, sans poids, sans effort. Il parcourt lentement la piscine dans sa largeur. Sur le ventre, sur le dos, jouant avec les sensations grisantes de l’apesanteur. Puis il recrache un peu d’air, afin de mieux couler, et il se couche sur le sol de céramique.

George Livroski est allé échanger quelques mots avec les deux hommes assis à l’écart. Il se tourne vers Hans.

« Combien de temps ?

— Quatre minutes vingt-cinq, professeur.

— Que fait-il, à présent ? »

Michèle se tient au bord du bassin, debout sur l’échelle. C’est elle qui répond :

« Il nage, professeur. Il traverse la piscine dans sa longueur. Lentement… C’est incroyable… »

Livroski la rejoint près de l’eau.

« Vous vous en doutiez, non, puisque vous m’avez écrit ?

— Je pensais à quelque chose comme ça… Mais le voir… C’est bouleversant.

— Oui… »

Il regarde quelques instants la forme floue de Tom, avant de poursuivre d’une voix douce :

« Pensez-vous, docteur, que vous pourriez convaincre Tom de me confier son collier ?

— Son collier ? » Michèle ne comprend pas. « Non. Ça me paraît difficile. Il y est terriblement attaché. Pourquoi ? »

Le vieil homme affecte de ne pas paraître contrarié.

« Oh. C’est un symbole. Etymologiquement, du moins… Sumbolon, vous comprenez ? Un signe de reconnaissance entre initiés… Je ne voudrais pas qu’il se perde. Mais ce n’est pas grave… Laissez-le-lui. » Il se tait un instant, pose sa main sur l’épaule de la jeune femme en un geste paternel. « Je vous estime beaucoup, docteur Conrad. Je vous trouve sympathique, compétente. Et Tom semble avoir besoin de votre présence. J’aimerais que vous travailliez avec nous. Comme conseillère, et assistante. »

Michèle pose un regard étonné sur le vieil homme.

« Salaire à votre convenance… Mes… associés disposent de fonds quasiment illimités. Vous seriez chargée de Tom.

— Je ne sais pas quoi répondre, hésite Michèle.

— Vous êtes depuis peu sans emploi, n’est-ce pas ?

— Oui, mais…

— Réfléchissez. Mais pas trop longtemps. Nous devons partir pour l’Italie cette nuit.

— Cinq minutes, professeur », annonce Hans.

Le temps s’est arrêté. Tom est seul, tout au fond. Il ferme les yeux et écoute son cœur qui bat lentement. Il se sent merveilleusement bien. Après des années d’exil, il est enfin de retour chez lui.