5 - Le troisième héritier
[…] La rumeur expliquait que certaines capacités, endormies chez l’homme ordinaire, se seraient épanouies chez ces enfants, qui ressembleraient donc à des sortes de mutants, des prototypes de l’humain à venir, presque des extraterrestres…
VSD, février 1989 (à propos d’I. Tcharkosuski)
L’INSPECTEUR Antoon Vermeer, tenant son volant de sa seule main gauche, regarde sa main droite trembler devant son visage. Il se souvient d’un temps où une nuit sans sommeil ne l’aurait pas affecté. Il se sent vieux, fatigué et lâche. Il jure, écrase le mégot éteint qu’il tétait depuis quelques minutes et se gare devant le bassin de Lekhaven. Trois hommes l’attendent près du quai, devant les péniches amarrées. Deux de ces hommes sont ses propres adjoints. Le troisième est celui qu’il est venu rencontrer.
« Vous êtes mécanicien, c’est ça ? lui demande Vermeer, après qu’ils se sont éloignés en marchant vers les anciens bassins du quai numéro deux.
— Oui. Je travaille sur le Maria Rijn qui se trouve là-bas.
— Ça s’est passé quand ?
— Hier. Dans la nuit. Il devait être… oh… onze heures… Comme j’ai dit à vos adjoints, j’étais sur le quai, avec deux de mes collègues. Et puis j’ai entendu un bruit dans l’eau. Floc-floc… Comme ça. On a regardé. Et on a vu un gamin qui nageait dans le bassin.
— Il ressemblait à quoi ?
— Quinze-seize ans… Par là. Il avait des cheveux courts. Marron ou noirs. Il était pas très grand, mais très costaud. Pas un poil de graisse… Vous voyez, le genre athlète. Et surtout, il était torse nu ! Ouais ! Torse nu dans l’eau du bassin en plein hiver !… Vous croyez, vous aussi, que j’avais bu, hein ?… qu’on était saouls, moi et les autres ? Eh ben non. On n’avait rien bu !
— Je suis sûr que vous n’avez pas rêvé. Je vous crois… Qu’est-ce qu’il a fait, le gamin ?
— Il est sorti de l’eau, par l’escalier, ici. Il est monté sur le quai. Là. Juste là. Je l’ai appelé. Je voulais lui filer une couverture… quelque chose. Il est passé pas loin de nous, comme ça, mais il nous a même pas regardés. Il a filé vers la jetée là-bas.
— C’est tout ?
— Ça vous suffit pas ?… J’vous jure que ça nous a fait drôle. On a cru qu’on avait rêvé, d’abord… et puis non. C’était vrai.
— À votre avis, il venait de quel endroit ?
— Comment je saurais ? Y a rien, par-là, sauf l’écluse. Mais elle est toujours fermée… Et s’il avait plongé, on l’aurait entendu. Y venait de nulle part… »
L’ingénieur chargé de l’entretien des bassins fait une grimace en regardant l’eau sale.
« Oui. Il y a un gros conduit qui passe ici, et qui relie le quai deux au bassin des péniches. Il doit faire quatre-vingts centimètres de section. Mais il n’a pas été curé depuis des années. D’après moi, il est à moitié bouché par la vase et les vieux pneus. Vous n’avez pas idée des cochonneries qu’on trouve au fond d’un port… Et puis, de toute façon, c’est impossible…
— Qu’est-ce qui est impossible ? demande Vermeer.
— Il est impossible de parcourir cette distance-là sous l’eau ! Regardez. Le conduit part du vieux quai deux, là-bas, près de la porte de l’écluse. Il court sous la rue, comme ça, et puis sous la halle, et il débouche ici, à nos pieds. Vous voyez la longueur ? Ça fait au moins…
— Soixante-dix mètres, calcule l’inspecteur.
— Oui. Soixante-dix ou quatre-vingts mètres…
— La marée descendait, non ?
— Euh, à quelle heure, onze heures ?… Oui, elle descendait, d’accord, ça devait créer un courant dans le… Mais non… Vous ne vous rendez pas compte ! Dans l’eau glacée, dans la vase, l’huile sale… et de nuit ! Même un champion du monde de plongée ne réussirait pas à passer par ce tuyau. Franchement, vous devriez travailler sur une autre hypothèse, inspecteur. »
Vermeer a retrouvé sa bonne humeur. Mieux, même, il ne peut empêcher les commissures de ses lèvres de se relever en un sourire incongru de fumeur de haschisch. Frankie est vivant. Il en a à présent la certitude. C’est lui qu’ont vu les pêcheurs, et leur témoignage a été confirmé par des riverains de la jetée qui ont dit l’avoir aperçu, peu après onze heures, marchant en direction du sud. Quoi qu’en pense l’ingénieur, il s’est enfui en utilisant le conduit. « Sacré gamin », pense le policier avec émerveillement.
Alors qu’il réintègre sa voiture, un appel radio lui ordonne de se rendre au quai numéro deux, près de l’entrée.
« Je suis juste à côté, j’arrive, répond-il. Qu’est-ce qui se passe ?
— Des ouvriers ont trouvé un corps, lieutenant.
— Vous l’avez identifié ?
— … Euh, oui… mais on préférerait que vous veniez, chef », conclut la voix après un silence.
Un corps recouvert d’un drap est allongé sur les pavés humides, au pied de la haute grue rouillée, juste à côté de l’endroit où Frankie a plongé la veille.
« Qui l’a trouvé ? » demande Vermeer.
Un ouvrier en bleu de chauffe s’avance vers lui, l’air un peu hébété, toujours sous le choc de sa découverte.
« C’est moi, monsieur. On devait préparer le démontage de la grue, avec les collègues. Il y avait le gros crochet, qui était descendu jusque dans l’eau du bassin. Alors j’ai fait marcher les enrouleurs… Le crochet est sorti de l’eau…
— Et puis ?
— Et puis… » L’ouvrier pâlit en se remémorant la scène. « Et puis, y avait ce type ficelé par les pieds au crochet, comme… comme un poisson, quoi. »
Vermeer s’est agenouillé devant le corps. Le médecin légiste, près de lui, finit de prendre quelques notes sur un formulaire.
« D’après moi, ça fait au moins dix heures qu’il était dans le bassin.
— Cause du décès ?… Noyade ? »
Le médecin a une moue d’ironie glacée :
« Rhume de cerveau, plutôt… Regardez vous-même. »
Le policier soulève un coin du drap et demeure une seconde le souffle coupé par la surprise. Le jeune homme qui est étendu devant lui a le front percé par la marque absolument ronde d’une balle de revolver.
« Calibre 38, précise le médecin. Tirée à un ou deux mètres. Elle est ressortie par l’occiput. »
Bien que le visage ait pris une vilaine couleur bleue et que les chairs se soient boursouflées à cause du séjour prolongé dans l’eau, Vermeer n’a aucun mal à reconnaître le mort.
« C’est bien lui, hein, lieutenant ? demande l’un des policiers présents.
— Oui, c’est lui, répond Vermeer en replaçant le drap. C’est Bernhard Van Hess, l’assistant social… Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? »
Le centre de transit est un triste bâtiment de brique rouge posé au milieu de champs gris, et entouré de barbelés. Ce n’est pas vraiment une prison. C’est plutôt une annexe de l’aéroport : un centre de dépôt temporaire pour visiteurs indésirables, destinés à être renvoyés chez eux.
Une surveillante morose conduit Vermeer dans la grande salle du réfectoire. Une quarantaine d’individus, hommes, femmes et enfants, y terminent leur déjeuner, dans la lumière blafarde des néons. La plupart affichent une expression lugubre et mangent sans lever le nez de leur assiette. Quelques-uns, les plus jeunes surtout, posent sur le policier un regard plein de morgue et de défi. Bontawee et Kanokporn sont assis au fond de la salle, seuls, de part et d’autre d’une longue table encombrée de cartons et d’assiettes empilées. Ils ont fini de manger, soigneusement replié leur serviette près de leur bol, rassemblé les miettes de pain en une petite pyramide et ils attendent on ne sait quoi, les yeux dans le vague. Vermeer remercie la surveillante et lui laisse le temps de s’éloigner, avant de s’asseoir près d’eux.
Il a des tas de questions à leur poser. La veille, après sa macabre découverte du port, il avait repris l’enquête du début. Il avait interrogé les voisins et les anciens employeurs de Bontawee. Les uns et les autres avaient affirmé, dur comme fer, que les parents adoptifs de Frankie étaient des gens honnêtes, et que jamais ils n’auraient eu l’idée d’utiliser de faux papiers. Le directeur coréen d’une maison de confection, qui avait fait travailler Kanokporn pendant six mois, trois ans auparavant, avait finalement retrouvé des photocopies de son permis de séjour et de sa carte de travail d’alors. En comparant ces photocopies avec les documents saisis lors de l’arrestation, Vermeer s’était rendu compte qu’on l’avait mené en bateau. Quelqu’un avait, à dessein, remplacé les vrais papiers de Bontawee, Kanokporn et Frankie par des faux, afin de les compromettre avant de les dénoncer. Et ce quelqu’un devait avoir des appuis haut placés car, en consultant les fichiers de l’immigration, le policier n’avait trouvé aucune trace de l’entrée dans le pays du couple thaïlandais et de leur fils adoptif.
« Vous connaissiez bien Bernhard Van Hess ? »
L’homme, Bontawee, hoche vigoureusement la tête. Oui, ils le connaissent bien, raconte-t-il avec son fort accent et en butant sur les « r ». C’est lui qui s’occupait de leurs formalités administratives depuis bientôt trois mois. Ils pensent que c’est un garçon dévoué et compétent.
« Et il aime beaucoup Frankie, ajoute Kanokporn avec un sourire triste et en détachant fortement les mots. Toujours très gentil. Offre les cadeaux, demande les nouvelles souvent. Où est Frankie maintenant ? »
Ils sortent du réfectoire et vont s’asseoir sur un banc, devant la porte du dortoir. Il fait froid, mais un mince rayon de soleil orange donne une vague illusion de douceur à ce début d’après-midi. Vermeer raconte, sans rien omettre, le film des derniers événements : l’affaire des faux papiers, l’arrestation ratée et la fuite du garçon, la découverte du cadavre de Van Hess. En entendant cette dernière nouvelle, l’homme et la femme se raidissent et échangent un regard apeuré. Bontawee prend dans la sienne la main de son épouse.
« Van Hess n’était pas ce que vous croyez, conclut-il. Je suis certain qu’il travaillait pour le compte de quelqu’un de très puissant. Et que ce quelqu’un a essayé de se servir de la police – de moi – pour mettre la main sur Frankie… Van Hess a échoué dans sa mission. Il a été tué. Aujourd’hui, je suis sûr que Frankie est en danger. Alors, je veux que vous me disiez tout sur lui… D’où il vient, qui il est… toute l’histoire. »
Bontawee réfléchit un instant, puis déclare :
« Frankie, c’est le fils de ma sœur. Elle a eu lui avec un GI. À Pattaya. Ma sœur morte, nous on a pris Frankie.
— Frankie serait votre neveu, alors ? »
Vermeer a posé cette question sans quitter ses interlocuteurs du regard. Il sent la gêne de la femme, qui fait semblant d’être perdue dans ses pensées, et le regard de l’homme lui paraît flottant, inquiet. Il allume une cigarette, tire une bouffée, puis déclare :
« Je ne vous crois pas. Vous ne me dites pas la vérité.
— Si ! C’est la vérité, c’est la vérité ! insiste Bontawee.
— Non. De quoi avez-vous peur ? »
Le Thaïlandais hoche négativement la tête et soupire, comme si le souffle lui manquait subitement.
« On ne peut pas, répond-il, on ne peut pas. Pas raconter. Pas possible.
— Pourquoi ?
— C’est… C’est une promesse. Une vieille promesse. Aujourd’hui il y a du danger pour nous, du danger pour vous aussi. On ne veut pas mourir… comme Van Hess. »
Kanokporn interrompt son mari en lui posant une question en thaï. Tous les deux discutent un instant, échangeant de brefs propos sur un rythme rapide. C’est elle qui parle le plus, sur un ton chargé de colère. Bontawee se tait finalement. Il paraît résigné, sans forces, et s’abîme dans la contemplation de ses genoux. Kanokporn se tourne vers le policier et cherche ses mots.
« Vous… pas expulser, alors ?
— Non. Pourquoi expulser ? Vous êtes en règle. Si vous le désirez, vous pouvez rentrer chez vous tout de suite, vous aurez de nouveaux papiers. Des vrais, cette fois… Et si je peux vous aider, je le ferai. »
La femme paraît incrédule. Elle passe une main sur sa frange noire avec un geste d’adolescente.
« Pourquoi vous faites ça ?…
— Je voudrais comprendre ce qui se passe…
— Oui… Comprendre… Vous êtes un policier spécial.
— Spécial… ? Comment.
— Vous êtes gentil… Bontawee et moi, on est fatigués. On est vieux. Et Frankie, il a des problèmes, alors on s’en fout, la promesse… je vous raconte. Mais vous dites rien, à personne, oui ?
Vermeer extrait un carnet et un crayon de la poche de son manteau. « C’est promis. Cette histoire ne sortira pas d’ici », répond-il en se tapant le front du poing.
Kanokporn sourit vaguement, en témoignage de la confiance qu’elle accorde au policier ; elle réfléchit quelques instants, puis elle commence :
« C’est treize ans avant… 1980… Bontawee et moi habiter Krungthep, alors… Bangkok, oui ? »
Une heure plus tard, lorsque Vermeer réintègre sa voiture, il se sent plus embrouillé encore qu’en arrivant. Il repart seul vers la ville : Bontawee et Kanokporn ont repoussé son offre de les reconduire chez eux, préférant demeurer quelques jours de plus au centre, où ils se sentent en sécurité.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » répète-t-il, comme si cette phrase idiote avait le pouvoir de mettre de l’ordre dans son esprit.
« Récapitulons. » Parler à voix haute lui a souvent permis, dans le passé, de trouver un lien logique dans les énoncés les plus ardus. Tout en s’engageant sur la bretelle qui mène au Ring, il sort de son manteau un enregistreur à cassettes, le met en marche, le glisse dans la poche poitrine de sa chemise et commence : « Affaire Frankie… Résumé du récit de Bontawee et Kanokporn. Ce résumé ne doit en aucun cas figurer dans le rapport. J’ai promis… Voyons voir… Un couple de Thaïlandais pauvres, venus du nord-est du pays pour trouver du travail à Bangkok. Bien. Ils vivotent dans une cabane misérable. Arrive un étranger nommé… euh… » (il sort son carnet d’une main et le coince sur le tableau de bord pour relire ses notes) « … Michael Aldous Thornback. C’est un barbu bronzé qui leur a fait penser à un marin. Il est blond, costaud, il a quarante ou quarante-cinq ans. Américain, sans doute, ou australien, éventuellement. Il est venu sur une grosse moto – marque indéterminée – et amène avec lui un garçon de trois ans, plus ou moins : Frankie… Michael Aldous Thornback, Michael Aldous Thornback… C’est un nom qui me rappelle quelque chose… J’ai déjà dû le lire ou l’entendre… Mais où… où ? Hein ? Zut ! » Il tape du poing sur son volant. Une femme, qui vient de s’arrêter au feu rouge à côté de lui, le regarde monologuer avec un demi-sourire effaré. « Mon Dieu, semble-t-elle penser, il y a même des fous dans la police ! » « Michael Aldous Thornback offre cinq mille dollars au couple pour qu’il garde l’enfant jusqu’à son retour…, poursuit Vermeer en redémarrant. Bon sang… Cinq mille dollars, pour une famille pauvre de Bangkok, c’est une somme énorme, non ? Un pactole… Il met deux conditions à son offre. Un, ne pas parler de cette rencontre. À personne. Bontawee et Kanokporn doivent prétendre que le gamin est le fils de leur parente prostituée de Pattaya… Comment savait-il que Bontawee avait une cousine prostituée ? Deux : conserver, comme un trésor, le bijou que l’enfant porte autour du cou. Elever l’enfant dans l’adoration de ce morceau de métal et lui expliquer qu’il s’agit de son bien le plus précieux. Du seul lien qui le rattache à son vrai passé… »
Vermeer se tait une seconde, rêveur. Ce point-là du contrat a été scrupuleusement respecté, pense-t-il. Il se souvient parfaitement que le dernier geste de Frankie, avant de plonger dans le port, a été de donner un baiser au petit pendentif brillant qu’il portait autour du cou.
« D’après Kanokporn, il s’agit d’un petit morceau d’argent ou de platine découpé, qui semble représenter une nageoire de poisson… Deux conditions, donc… Et une menace de mort. Thornback leur assure qu’il les tuera lui-même s’ils révèlent le secret de cette affaire. Il disparaît peu après sur sa moto. Et ni Bontawee ni Kanokporn ne l’ont jamais revu depuis treize ans… Avec l’argent, ils ouvrent un magasin. Mais leurs affaires périclitent et Frankie a des ennuis avec la police. Ils débarquent à Rotterdam en novembre 1985, sur le conseil d’un vague cousin… Vérifier cette information… Ils sont fauchés. Ils obtiennent un permis de séjour et survivent, de petit boulot en petit boulot, en attendant toujours le retour de Thornback… Ils disent avoir gardé le secret sur l’origine de Frankie jusqu’à aujourd’hui, et je les crois parce que… Parce que : un, ils ne savent pas mentir. Et parce que : deux, mon intuition me dit de les croire. Fin du résumé…
« Questions : qui est Michael Aldous Thornback ? Pour qui travaillait Van Hess et qui l’a tué ? Que voulait-il dire quand il prétendait que Frankie était le résultat d’une expérience ?… »
Le policier arrête l’enregistreur, le range dans son manteau et poursuit sa route vers la Nieuwe Binnenweg, empli d’une énergie nouvelle. Cette affaire, il en est le premier surpris, l’a mis d’excellente humeur. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas été confronté à une enquête aussi ardue.
Il gare sa voiture sur le sol défoncé du terrain vague et marche vers les baraques de chantier. L’intérieur de la bicoque est tel qu’il l’avait gardé en mémoire : exigu, encombré de caisses et de tout un mobilier bricolé avec du matériel de récupération. Les murs sont graisseux et décorés de photos de Bangkok découpées dans des journaux. Il tire le rideau qui sépare le coin réservé à Frankie du reste du logement, s’agenouille devant le lit de camp et demeure un temps immobile, à s’imprégner de l’atmosphère du lieu. Il se sent vaguement gêné d’être ici et de fouiner. En fait, constate-t-il avec surprise, il éprouve une sorte de vénération pour ce garçon. Quelque chose comme une admiration sacrée. Il lui semble que Frankie pourrait revenir à tout moment et qu’il serait alors en droit de lui demander des comptes, comme à un intrus. Il se débarrasse de son malaise par un soupir et entreprend de fouiller dans ses affaires. Ce qu’il cherche exactement, il n’en a aucune idée… Des objets personnels, des indices, les éléments d’un portrait… Il doit apprendre à connaître le garçon, s’il veut retrouver sa trace.
La vieille valise de carton bouilli, sous le lit, ne lui apprend pas grand-chose. Elle ne contient que ses effets personnels : jeans, tee-shirts, pull-overs râpés et blousons bon marché. Les cartons empilés sur la commode branlante sont pleins de cahiers et de livres d’école, de dictionnaires, d’ouvrages consacrés à la mer, et de manuels de plongée aux pages salies et déchirées. Rien, dans le bric-à-brac amassé dans les tiroirs, ni le dictionnaire de néerlandais, ni le matériel de peinture, ni les sacs de sport vides, ne semble fournir d’informations nouvelles sur le garçon. C’est par hasard, alors qu’il s’assied près de la commode pour réfléchir, que Vermeer aperçoit, sous le matelas, le coin d’une chemise en carton cachée entre deux épaisseurs de toile. Il s’en empare et l’ouvre. Le contenu lui en paraît si intéressant qu’il se déplace vers la table, au centre de la baraque, pour l’examiner.
La chemise contient une vingtaine de coupures de journaux et d’extraits de magazines, soigneusement agrafés, annotés et classés par ordre chronologique. Tous ces articles, et les photos qui les accompagnent, sont consacrés à une jeune étoile montante du cinéma italien nommée Sirena. « Sirena, la belle ondine », titre un hebdomadaire. « Sirena, athlète ou pin-up ? » demande un journaliste, ironique. « Quelques jours dans l’intimité de Sirena », promet la couverture d’un magazine consacré au cinéma. Vermeer feuillette les pages découpées et s’attarde sur chaque photo. La plupart d’entre elles sont des images sous-marines montrant la jeune actrice, seins nus, vêtue d’un simple chiffon noué autour des hanches, nageant avec grâce sous quelques mètres d’eau limpide dans un lagon tropical. D’autres la représentent en tournage, habillée d’une combinaison faite d’une matière souple et brillante qui moule son corps, une cape autour des épaules et un diadème ornant ses cheveux châtains ; ou bien en haillons soigneusement salis et déchirés aux endroits stratégiques, et les cheveux fous. Vermeer a déjà vu cette actrice. Il ne va jamais au cinéma, mais, quelques mois auparavant, lors du lancement d’un film – quel film ? –, son image avait couvert les murs de la ville. Il n’y avait alors prêté aucune attention, mais il se souvient que ses collègues policiers n’avaient que son nom à la bouche, à croire qu’ils en rêvaient la nuit. Il s’empare d’un long article tiré d’un quotidien daté du mois d’octobre, afin de le lire.
DOLPHIN BLUES : L’ÉNIGME SIRENA, titre le journaliste. En l’espace de trois longs métrages, la jeune actrice italienne connue sous le pseudonyme de Sirena est devenue une star, mieux, même, un véritable mythe, et ceci, indépendamment de la qualité, somme toute médiocre, de Prise de risques et Yemanja, les deux premières productions auxquelles elle a collaboré. Ni la plastique émouvante de cette jeune fille de seize ans, ni ses qualités de nageuse et d’apnéiste, ni les tenues très dévêtues dans lesquelles les réalisateurs se plaisent à la faire jouer ne suffisent à expliquer la vague d’enthousiasme délirant qui a secoué l’Italie, puis la France et enfin, aujourd’hui, les Pays-Bas, lors de la sortie de son dernier film, Dolfîn Blues. Le réalisateur, Jean-Paul Benneaux, peu surpris par ce succès, a émis, lors d’une conférence de presse, l’hypothèse que : (sic) « … Sirena possède un magnétisme animal qui est du domaine du surnaturel. Qu’elle vous parle, qu’elle vous regarde, simplement, et vous vous retrouvez comme prisonnier d’une aura qui émane de tout son être […]. » Ses paroles passeraient pour des élucubrations sans conséquence, si de nombreux témoignages ne venaient les étayer. Réalisateurs, producteurs, techniciens, comédiens, tous ceux qui ont, de près ou de loin, approché Sirena, parlent d’elle en termes à peu près analogues. Les mots de « fascination », « hypnotisme », « vertige » sont des lieux communs, à son sujet. Alors… ? Qui est réellement cette jeune fille qui fait pleurer les adolescents et leurs parents, que « 75 % des hommes entre 19 et 40 ans considèrent comme « l’actrice la plus séduisante » (source ISCE), et à propos de qui coulent de telles rivières d’encre ?… C’est pour le savoir que…
Vermeer soupire. Cette diarrhée de mots creux l’épuise ; il a le sentiment d’avoir lu mille fois le même article, à propos de chaque nouvelle starlette. Pourtant, il ne peut détacher son regard du visage imprimé de la jeune fille. Il y a quelque chose… quelque chose dans ses yeux, dans l’arrogance de sa pose, dans sa manière de se tenir ainsi cambrée, torse nu, devant l’objectif, qui lui rappelle… Il pousse un juron à voix basse et tourne frénétiquement les pages en ne lisant que les passages que Frankie a lui-même entourés ou soulignés : « … magnétisme animal », « … enfant de nulle part… », « … caractérielle et fragile… », « … une force physique incompatible avec sa taille… », « … des capacités extraordinaire à l’apnée… ». Et surtout celui-ci, tiré d’un supplément du week-end : « … banlieue de Livourne, où M. Cippoli était ouvrier-ajusteur. Il a reconnu lui-même, dans une interview datant de 1990, n’être que le père adoptif de la belle.
Quant à l’identité de ses véritables parents, le mystère demeure entier… »
Vermeer referme le dossier, le met sous son bras et sort de la baraque. Il sait à présent ce qu’il doit faire. Il sait où chercher.
Il passe le reste de l’après-midi à régler une foule de détails pratiques. D’abord, il se fait accorder dix jours de congé par son chef. Il laisse à son adjoint toutes ses instructions concernant le dossier de Bontawee et Kanokporn, et le charge de la suite de l’enquête sur le meurtre de Van Hess. Il donne ensuite une dizaine de coups de téléphone, dont plusieurs à longue distance. Puis il fait un tour à la bibliothèque de l’université, et quelques emplettes dans des librairies du centre-ville. Il a à peine le temps de rentrer chez lui et de boucler sa valise avant de sauter dans un taxi. À vingt-deux heures trente, épuisé mais satisfait, il embarque dans le vol KLM 544 à destination de Milan.