Rêve 3 (Venez dans mon Palais)
— Quand allez-vous vous décider à mourir, Éric ?
Un silence, le temps d’un demi-battement de cœur.
Le coup a porté.
— Touché ! s’écrie Delise en battant des mains. Les autres invités délaissent les tables surchargées de boissons et de mets reconstitués pour se rapprocher de leur hôte.
— Est-ce un défi en règle, mon cher Sorge ?
— Non, pas du tout ! (— Si, un duel, un duel ! s’exclament deux ou trois jeunes femmes. Leurs cavaliers les font taire d’un froncement de sourcil). Vous m’avez éventré il y a à peine six semaines, de fort belle façon je dois l’avouer. Je n’ai pas eu l’occasion de m’entraîner depuis.
— Prenez le temps qu’il vous faudra, puis revenez me poser la question dès que vous aurez retrouvé vos réflexes. Je me ferai un plaisir de vous répondre.
Un geste léger de la main vers la galerie des trophées accompagne la phrase. Sorge grimace. Le corps naturalisé qu’Éric a choisi d’installer à la place d’honneur est justement celui de sa précédente incarnation. Le coup de sabre, cause de sa mort, a creusé une profonde balafre en travers de l’abdomen. Éric, avec son sens si particulier de l’humour, a débridé la plaie et étiré les lèvres avec des aiguilles d’or, comme un embaumeur consciencieux préparant le cadavre d’un client de marque.
La vue de ses entrailles exposées de si indécente façon donne à Sorge l’impression d’être nu jusqu’à l’âme. Il rougit, sa main se crispe. Pourtant il ne jettera pas de gant au visage de son hôte. Son corps neuf est trop malhabile, il ne ferait pas bonne figure devant l’invincible Éric. Éric l’invaincu, rectifie-t-il mentalement, mais cette situation dure depuis si longtemps que les deux qualificatifs se confondent dans son esprit. Comme s’il lisait en lui, Éric lève sa coupe dans sa direction et porte un toast ironique.
— Je bois à votre délicatesse, cher ami. Vous voulez m’éviter d’encombrer ma collection avec d’autres exemplaires de votre corps. La répétition engendre la monotonie et je pense vous avoir occis d’à peu près toutes les façons imaginables. Combien de trophées de vous figurent déjà dans ma galerie ? Vingt-cinq, trente ? Trop, de toute façon…
« Pour parler franc, l’idée d’un nouveau duel entre nous m’effraie et j’appréhende l’idée de vous combattre. Non que je craigne vos talents de guerrier, mais l’imagination me fait défaut pour trouver une blessure inédite à vous infliger. À moins que vous n’ayez une idée de votre côté ?
Les spectateurs applaudissent mollement. Sorge se tait mais un renfort inattendu lui vient de Delise, qui fut pendant longtemps sa compagne. La jeune femme se rapproche d’Éric, glisse une main sous son bras.
— Vous n’êtes pas beau joueur avec ce pauvre Sorge. Pour la première fois, ce soir, il a rayé l’armure qui vous enveloppe. Saluez cela comme une belle feinte, une botte nouvelle qui vous a forcé à rompre, et efforcez-vous d’en trouver la parade. La question reste posée : quand vous déciderez-vous à mourir ?
— Mais jamais ! Ou alors demain, aujourd’hui, dans une heure, dès qu’un des nobles guerriers ici présent aura réussi à me battre. Qu’y puis-je, s’ils y mettent si peu d’empressement ?
— Oh, vous n’êtes pas drôle !
Elle s’éloigne, furieuse. Il la regarde fendre la petite foule qui les entoure en caressant machinalement la cicatrice de sa joue.
Les conversations reprennent et chacun évite de mêler le nom d’Éric, de Delise ou de Sorge aux phrases neutres qui s’échangent. L’orchestre joue plus soutenu, les danseurs tourbillonnent avec élégance, un duel se déclare, dont le maître de maison est tenu avec soin à l’écart. Rien que de très normal. Pourtant, les premiers invités s’en vont curieusement tôt et les autres suivent à des intervalles de plus en plus rapprochés.
Tout se passe comme si la question de Sorge avait mis en branle un mécanisme caché, un artifice du scénario dont les acteurs eux-mêmes ignoraient l’existence. Éric pressent que le prologue au drame vient à peine de se jouer et se retire dans le secret de ses appartements pour réfléchir aux développements possibles de la situation. L’important est d’avoir toujours une défense prête et, surtout, une ou plusieurs contre-attaques en réserve.
La visite du capitaine Demaria, dans la matinée du lendemain, est le coup suivant de la partie en cours. Coup brillant, ingénieux, mais pas imprévu. Éric le reçoit dans sa salle d’entraînement. Son entrée coïncide avec le final du Kata meurtrier qu’il est en train de répéter. Salut : celui de Demaria est amical, un rien désabusé ; celui d’Éric est respectueux des formes, les pieds parallèles, inclinaison rapide du buste vers les juges imaginaires qui l’observent et sortie du tatami à reculons. Il ôte son kimono, s’agenouille dans le bassin d’eau fraîche qui occupe un coin de la salle, face à la paroi de la bulle qui donne vers l’extérieur. Demaria s’assoit près du bord pour lui parler.
— Vous paraissez en grande forme, Éric.
— J’ai le regret de vous dire que ce n’est pas votre cas, capitaine. Vous négligez vos exercices quotidiens. Votre souffle est court, vos hanches commencent à s’empâter. Si vous continuez à ce rythme, vous devrez reprendre l’entraînement à zéro.
— J’en suis conscient mais je n’ai plus le temps de m’en soucier. L’extension de la bulle piétine et nous avons à nouveau des problèmes avec la récolte de bourgeons de Si’ang.
Il désigne du doigt la marée de végétation tourmentée qui s’étend à l’extérieur de la bulle, comme une tempête de sable et de suie. Les lianes pâles, dénuées de la plus infime trace de couleur, sont parcourues d’ondulations lentes. Dans le ciel gris, où stagne une lune énorme, des nuages lenticulaires passent à basse altitude en projetant des ombres régulières sur le sol. Quand celles-ci s’attardent un peu trop au même endroit, les lianes privées de lumière s’affaissent et meurent en lâchant un nuage de spores. Puis un tapis de pousses blafardes se reforme dans les secondes qui suivent la réapparition du soleil.
Pour les deux hommes, le grouillement grisâtre est un spectacle familier. Depuis la création de la bulle, cinq siècles plus tôt, l’écosystème de la planète a fait l’objet des études les plus complètes. Il est désormais connu, expliqué, disséqué. Cela ne l’empêche pas d’être mortellement dangereux, mais d’une façon prévisible.
Éric est le seul être humain de la base à ne pas être sorti pour affronter les pièges de l’extérieur. Il sait que c’est de cela dont Demaria est venu lui parler. Il attend, en agitant ses doigts de pied dans l’eau pour briser le miroir de la surface. Depuis longtemps la vue de sa propre image le met mal à l’aise.
— Quel est exactement votre problème, capitaine ?
— Vous êtes le problème, Éric. J’aimerais que vous vous en rendiez enfin compte.
Demaria soupire, conscient de sa faiblesse face à cet homme au profil de statue, dont aucune faille n’est perceptible.
— La bulle est en danger. Le front de végétation se rapproche de plus en plus de la paroi, l’anneau de protection que nous avons défriché n’a qu’une dizaine de mètres de large. Les clones que nous envoyons à l’extérieur sont incapables de survivre au-delà d’un quart d’heure. Nous n’arrivons pas à détruire assez vite les lianes, et les bourgeons de Si’ang sont de plus en plus difficiles à trouver. La récolte est compromise. Nous sommes en train de perdre pied.
— Utilisez les gros lasers de la base.
— Ne soyez pas stupide, Éric, ces plantes adorent l’énergie. Nous viderions nos batteries avant d’avoir obtenu le moindre résultat. En outre, nous pensons qu’elles sont en train de s’adapter aux armes biochimiques.
— Intéressant…
Il sort de son bain, se sèche de quelques vigoureuses frictions, puis revêt un peignoir dont il resserre la cordelière autour de ses reins.
— Vous venez de m’exposer le côté noir de la situation, capitaine. Tel que je vous connais, vous possédez déjà des éléments de réponse à vos propres questions. Ne finassons plus : Qu’avez-vous à me demander ?
— Votre mort, Éric. Pas à titre personnel, vous vous en doutez, mais il est indispensable que vous soyez tué dans les délais les plus brefs. Une seule fois suffira. La survie de la colonie en dépend.
— De la part de quelqu’un d’autre, j’aurais considéré cela comme un défi en règle, mais je vous connais trop bien. J’attends vos explications.
Le corps d’Éric dégage une odeur de sueur en partie masquée par le parfum léger qui imprègne le peignoir. Le mélange est à la fois désagréable et bizarrement excitant, une arme subtile dont Demaria contre les effets en se passant un peu d’eau à la base des narines.
— Réfléchissez à notre situation : nous sommes un petit groupe d’humains enfermés à l’abri d’une bulle infiniment extensible, à la surface d’une planète perdue. Autour de nous, un écosystème complexe, des centaines de variétés de plantes toutes mortelles pour l’espèce humaine, à l’exception du fragile Si'ang dont les bourgeons nous fournissent les substances nécessaires à notre longévité.
« En temps normal, nous aurions détruit toute trace de vie, afin que la bulle puisse s’agrandir sans risque jusqu’à recouvrir la totalité des terres émergées. Ici, cela nous est impossible. Nous ne pouvons pas éliminer la flore de ce monde sans nous priver au passage de l’immortalité. Les bombes, les rayons de force, toutes les armes disproportionnées de notre arsenal sont inutilisables ici. Le seul combat possible avec cette jungle est un corps à corps.
« Pendant un siècle, nous avons médité cela en observant l’adversaire puis, en grande partie sous votre direction, nous sommes devenus des guerriers. Plus exactement, vous êtes devenu un guerrier et nous nous sommes efforcés d’être un peu plus que des apprentis. Nos duels, nos morts successives, nous endurcissaient, nous étions capables de survivre de plus en plus longtemps à l’extérieur. Les escarmouches avec les lianes tournaient souvent à notre avantage, nous supprimions les espèces les plus dangereuses, la bulle grossissait…
« Durant cette période, nous avons tous cherché un moyen de vous battre. Aucun de nous n’y est parvenu.
— Vous avez été celui qui s’en est approché le plus, capitaine.
Éric suit du bout des doigts le tracé de sa cicatrice, en souriant à demi. Il a toujours refusé de faire disparaître ce trait d’union qui le relie à Demaria.
— Vous avez perdu votre habileté et je le regrette. Je manque depuis quelque temps d’adversaires de valeur.
— Je ne vous aurais jamais touché une seconde fois, vous le savez bien. Ne jouez pas avec moi ! Vous ne laissez personne vous égaler ; dès que l’un d’entre nous s’élève un peu trop et vous menace, vous retournez vous entraîner et vous reprenez de l’avance.
— Qu’est-ce qui vous a empêché de m’imiter ? Vous en aviez les moyens…
Demaria hausse les épaules. Une fois de plus, son attaque a été déviée et la riposte a suivi, mortellement précise. La remarque d’Éric a ravivé de cruels regrets. Il aurait pu, lui aussi, être un guerrier mais les devoirs de sa charge et un certain manque de confiance en soi l’ont détourné de cette voie. À présent, la distance qui les sépare est trop grande, infranchissable. Il reprend, d’une voix qui réussit à être ferme :
— Nous avions appris peu à peu à haïr le personnage plein d’arrogance que vous étiez devenu. Vous avez exacerbé cette haine avec votre manie de collectionner nos corps en guise de trophées. Ce fut fort intelligemment fait. Pendant longtemps nous nous sommes exercés, poussés par l’aiguillon de la rage, et les clones ont travaillé efficacement à l’extérieur.
« Puis la tendance s’est inversée. Vous étiez décidément trop fort, vous défier relevait de l’inconscience. Aucun de nous ne tenait à occuper la place d’honneur de vos soirées, embaumé sur un piédestal, ses blessures bien en évidence. Le jeu a peu à peu perdu de son intérêt, les salles d’entraînement sont presque vides. Nos clones ne sont plus assez résistants pour combattre les lianes. La bulle a cessé de s’agrandir…
— Il existe une solution à ce problème, nous en avons discuté mille fois au moins. Utilisez mes propres clones !
— La réponse est toujours non, Éric. Désolé. La loi est trop stricte là-dessus : les clones ne peuvent être activés qu’après la mort de l’original. Je pourrais vous citer les peines que nous encourrions tous les deux à passer outre mais, puisque nous sommes en train de parler franchement, je préfère vous dire que je ne tiens pas à lâcher sur cette planète une armée d’Érics dont vous seriez le chef immortel.
— Je ne saurais que faire du pouvoir que vous craignez que je prenne !
— La race humaine a eu l’exemple de deux révolutions sanglantes pour se persuader du contraire. La loi est juste. Un clone, par sa durée de vie plus faible et son incapacité à se reproduire par des voies normales, est contrôlable. Vous ne l’êtes pas et ne le serez jamais. Tant que votre première existence ne sera pas achevée, je ne peux pas prendre le risque de vous dupliquer.
— Soit ! Le problème reste donc entier.
— Pas tout à fait. Votre mort est la solution de nos difficultés, admettez-le. Si l’un de nous réussissait à vous éliminer, le jeu reprendrait tout son intérêt puisque la première place ne serait plus inaccessible. Je suis persuadé que les entraînements recommenceraient. De plus, je pourrais envoyer un contingent de vos clones défricher les alentours de la bulle. Nous sommes en train de mettre au point une arme sélective qui devrait détruire les lianes les plus rétives. Par malheur, son emploi est malaisé. Je ne vois guère que vous pour vous en servir avec efficacité.
— Vous commencez à m’intéresser, capitaine. Parlez-moi de cette arme.
— Elle fonctionne en deux temps : vaporisation d’un nuage de gouttelettes d’eau, puis déclenchement d’un rayon lumineux. Il se produit alors un arc-en-ciel qui dure près d’une minute. Là où les ombres colorées sont projetées par le rayon, les plantes meurent.
« Nous avons essayé avec un prisme, sans résultat. Il faut un arc-en-ciel naturel. L’équipe du laboratoire ne sait toujours pas expliquer pourquoi. Que pensez-vous du principe ?
— Astucieux… Bien qu’un peu trop poétique à mon gré.
Il y eut un silence pendant lesquels les deux hommes se jaugèrent, avec dans leur regard plus de quatre siècles d’expérience.
— Vous me demandez de mourir. Que se passerait-il si je refusais ?
— Rien. Nous mourrions à votre place et, tôt ou tard, la bulle serait ensevelie sous la marée des plantes. Je sais qu’elle est indestructible, mais combien de temps vous sentez-vous capable d’errer dans des couloirs déserts, sans voir autre chose qu’un grouillement reptilien à la place du ciel ?
— Beaucoup plus longtemps que vous ne le pensez, mais pas indéfiniment, c’est vrai. Et seul l’infini m’intéresse !
« En outre, je n’aurais plus l’occasion d’acquérir de nouveaux trophées pour ma galerie.
— Ne soyez pas cynique. À elle seule, elle occupe déjà près du quart de la superficie dont nous disposons. Je doute que vous souhaitiez l’agrandir encore.
— Là, vous faites erreur, mais je n’essaierai pas de vous détromper. Supposons, je dis bien supposons, que je me résigne à l'idée de mourir. Avez-vous une méthode à me proposer qui respecte mon amour-propre ?
— Depuis plusieurs mois, l’enseigne Weiss s’exerce en secret au maniement des lasers. Avec ce type d’arme, la plupart des blessures sont mortelles, et il est, paraît-il, très adroit. Laissez-lui l’occasion de vous lancer un défi.
— Voyons, capitaine, les lasers ne tuent qu’à condition de toucher leur cible. Je ne suis guère facile à atteindre ! Un trophée de plus dans ma galerie ne résoudra pas le problème.
Demaria se releva et se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il lança par dessus son épaule :
— Vous vous laisserez toucher parce que je vous le demande ! Weiss prépare un assaut suicide. Vous l’abattrez, bien entendu, mais il vous aura aussi. Cela n’aura rien de déshonorant pour vous, vu les circonstances.
— Un instant… Quelle est la partenaire du jeune Weiss en ce moment ?
— Delise, je crois. Pourquoi ?
— Simple curiosité. Je vous promets que je réfléchirai à votre proposition, capitaine. J’y réfléchirai sérieusement !
La porte se ferme avec un déclic. Face à la paroi, Éric observe le grouillement des lianes qu’il lui faudra un jour dompter à coups d’arcs-en-ciel. Une ombre de sourire éclaire son visage. Puis il défait la cordelière du peignoir et reprend l'entraînement, sans se soucier d’enfiler le kimono poissé de sueur.
La soirée donnée par Sorge menace de tourner court. Les mauvaises nouvelles, sans cesse colportées, amplifiées, sont au centre de toutes les conversations. La sortie de la matinée a été un échec complet. Sur les seize clones qui ont quitté la bulle, aucun n’a survécu plus de trois minutes et la surface défrichée est insignifiante. Les réserves de Si’ang étant au plus bas, il ne sera pas possible d’animer d’autres clones avant plusieurs jours, faute de l’élixir de vie tiré des bourgeons. Personne ne prend la peine de feindre un quelconque enthousiasme ; les musiciens mécaniques ont rangé leurs instruments. Par contre, on boit beaucoup et les esprits s’échauffent.
Éric circule de petit groupe en petit groupe avec une assurance tranquille, happant des bribes de phrases au passage mais sans jamais intervenir directement dans les discussions. On pourrait croire que c’est lui qui reçoit tant il se multiplie, se montre, un sourire affable accroché à ses lèvres minces comme un lambeau de chair crue à la gueule d’un fauve.
Sa tenue est d’une exceptionnelle sobriété : pas de collant couleur chair orné de cicatrices en trompe l’œil, ni de costume anatomique imitant un corps retroussé, les organes internes en sautoir comme des montres molles battant au rythme de son pouls. Ce soir, Éric a choisi la simplicité. Il porte une tenue de Ninja d’un blanc immaculé, et des gants assortis. Demaria, qui l’observe depuis un recoin de la demeure, n’ose y voir un signe favorable et ses yeux cherchent sans cesse ceux de Weiss, dissimulé derrière un écran de haut-parleurs.
La tension, savamment orchestrée, monte peu à peu. Sorge s’en tient malgré lui à l’écart, accaparé par ses devoirs d’hôte. Lorsque l’explosion se produit, il est à l’autre bout du salon et doit jouer des coudes pour se rapprocher d’Éric et de Weiss.
Celui-ci n’a rien trouvé de mieux pour lancer son défi que d’envoyer le contenu d’un verre d’alcool au visage de son adversaire. Le geste était stupide, mais nécessaire : les mots, même les plus durs, rebondissaient sur la carapace d’indifférence du guerrier sans l’entamer. Le jet de liquide a manqué son but mais une goutte, une seule, souille la blancheur du bandeau qui enserre ses cheveux, comme un troisième œil entrouvert juste au milieu du front. Le sourire a disparu, pourtant une ombre imperceptible subsiste un instant au coin des lèvres, si légère et fugace que Demaria qui l’observe craint de s’être laissé abuser et doute du témoignage de ses sens.
— Vous êtes toujours aussi peu adroit, Weiss. C’est décourageant !
— Je peux vous prouver le contraire où et quand vous le désirez, Éric.
La foule exhale le soupir qu’elle retenait. Le défi est désormais officiel.
— Vraiment ? Ah oui, on m’a parlé de votre toute nouvelle habileté au laser. Malheureusement, je crains qu’un combat entre nous dans ces conditions ne soit guère équitable.
— Vous avez peur ?
Weiss hésite avant de prononcer ces mots. L’idée paraît si… irréelle, appliquée à Éric. Demaria lui-même sursaute en entendant le rire clair du guerrier.
— Peur, moi ? Seigneur non, je suis simplement fatigué de ces victoires faciles contre des débutants tout fiers de leurs quelques semaines d’entraînement. Parlez-moi de siècles, ou au moins de décennies, si vous voulez m’effrayer.
Il toise Weiss, qui tient à la main le verre vide qu’il n’a pas eu l’occasion de poser.
— Je relève le défi, mais à mes conditions. Avant le combat, Demaria me fera une injection pour paralyser mes jambes. Et, bien entendu, je serai sans armes.
Silence.
— Cela vous convient-il, ou préférez-vous m’adresser vos excuses ?
— Vous êtes fou, mais j’accepte. Je vous enverrai mes témoins demain matin à la première heure.
— Inutile d’attendre, allez chercher un laser. Capitaine, puis-je vous demander de nous rapporter de l’infirmerie un injecteur paralysant ? Mon cher Sorge, vous disposez sans doute d’une salle vide à nous prêter ? Oui ? C’est merveilleux. Quant à moi…
Il détache le bandeau souillé et le jette dans un coin.
— Me voici prêt.
Les serviteurs mécaniques de Sorge ont nettoyé un vaste salon et installé des miroirs sans tain à la place de trois des murs. Les invités massés dans les pièces voisines ne perdront pas de vue la moindre péripétie du combat, sans pour autant mettre leur vie en danger.
Weiss a revêtu un collant de combat et accroché le laser à un étui de ceinture, derrière son dos. Ainsi accoutré, il ressemble à un soldat d’une guerre improbable égaré dans une réception de l’état-major. Delise est appuyée à son bras, un peu pâle comme il sied à la compagne d’un futur héros. Elle sait ce qui l’attend en cas d’échec, mais ne s’en soucie guère. Cette fois le guerrier est allé trop loin, rien ne peut le sauver. Pourtant, une inquiétude diffuse règne dans son esprit. Éric n’a pas la réputation d’un homme à faire des cadeaux, ou alors en suivant la logique d’un dessein plus vaste qu’il est seul à connaître. Et l’unique tache de liquide sur son front était trop symétriquement disposée…
Avec agacement, elle devine que son compagnon est lui aussi troublé et que cette nervosité est un handicap dangereux, face à un adversaire aussi dénué de nerfs qu’Éric. Elle voudrait le rassurer d’un mot mais, déjà, Weiss s’éloigne à grands pas, une expression concentrée sur le visage. Le cœur lourd, elle se rapproche des miroirs devant lesquels sont alignés des sièges.
Le salon est plongé dans la pénombre. Éric s’est agenouillé au centre de la pièce, face à la porte d’entrée. Ses mains reposent sur ses cuisses temporairement paralysées. Le regard vide, il semble méditer sur sa mort prochaine et ses conséquences. Quand la vibration sonore du gong retentit pour annoncer l’imminence de l’attaque, il ôte ses gants et les jette avec indifférence derrière lui.
La porte s’ouvre lentement. Weiss jaillit dans un roulé-boulé de grand style, qui l’envoie dans le coin opposé à l’entrée. Il tire deux fois, mais à hauteur d’homme. Les rayons sifflent au-dessus de la tête d’Éric immobile, avant de se perdre dans les boiseries ignifugées du mur.
La riposte ne vient pas. Weiss se relève, un peu confus, le laser pendant au bout de son bras comme un jouet inutile. Il époussette machinalement son collant de la main gauche et prend la position du tireur debout, les pieds bien écartés, les hanches face à l’adversaire. Le canon de l’arme se redresse, ajuste la silhouette agenouillée à une dizaine de mètres. L’index se crispe mais, quand l’éclair jaillit, Éric a basculé son buste en arrière. Le coup est manqué.
Weiss s’avance avec prudence. Il est en train de se rendre ridicule face aux spectateurs dont il devine l’attentive présence de l’autre côté des parois de verre mat. Une rage froide l’envahit. Son regard accroche celui d’Éric. Il tire, pas assez vite cependant pour atteindre sa cible qui ondule comme une liane en se moquant de lui.
À trois pas, il s’immobilise et lève l’arme à deux mains, bien résolu à appuyer sur la gâchette jusqu’à ce que son adversaire soit coupé en deux. Mais, durant la fraction de seconde qui précède le tir, Éric a levé ses paumes ouvertes dans lesquelles brillent deux miroirs ronds, incrustés dans les chairs. Le rayon mortel, réfléchi avec précision, vient dépecer la poitrine de Weiss qui s’écroule avec lenteur aux pieds d’Éric.
Impassible, celui-ci attend l’arrivée des spectateurs et de Demaria qui le guérira de sa paralysie. Il a ramassé le laser que Weiss a laissé échapper dans sa chute. On ne sait jamais…
Pendant tout le reste de la soirée, il parade devant les invités, Delise à son bras ainsi que le veut la règle qu’il a lui-même fixée bien des années plus tôt. La compagne du vaincu appartient au vainqueur, tant que le clone du défunt n’est pas redevenu fonctionnel. Les serviteurs mécaniques ont enlevé le corps qui souillait la demeure. Demain, l’embaumeur le figera dans sa dernière posture, à l’intérieur de la galerie des trophées. Éric a bavardé de cela avec Delise, lui glissant à l’oreille ses idées les plus cruelles, pour le plaisir de faire naître sur ses lèvres boudeuses un rictus de dégoût. Lorsque les premiers invités se disposent à partir, il claque des mains pour attirer l’attention et impose le silence à l’orchestre.
— Mes amis, la coutume veut que le survivant d’un duel organise une fête. Celle-ci, pour une fois, sera double !
« Non, ne partez pas, l’invitation que je vous lance n’est pas ordinaire. Il ne s’agit pas d’une réception classique dont le thème central serait mon dernier trophée. Je vous convie à quelque chose d’infiniment plus réjouissant. Ma propre mort !
Il parcourt du regard l’assistance pétrifiée et perçoit les frémissements qui animent Delise. Il se penche et l’embrasse à pleine bouche, mordant au passage sa lèvre inférieure gonflée.
— J’ai besoin de temps pour mes préparatifs, aussi l’invitation est-elle repoussée à dans un mois, jour pour jour. D’ici là, je n’accepterai aucun défi ni ne participerai à aucun duel, même amical. Je suis las de ces jeux sans surprise. Je vous donne rendez-vous à mon ultime soirée et vous charge de répandre la nouvelle partout dans la bulle.
« Et maintenant, reprend-il d’une voix amusée, j’aimerais vous parler, capitaine Demaria.
L’annonce de la réception occupe tous les esprits durant les semaines qui suivent. Les hypothèses les plus folles circulent : Va-t-il sortir combattre les lanes ? A-t-il décidé de nous lancer un défi collectif à la fin de la soirée ? Demaria, interrogé, refuse de répondre. L’expression de fureur de son visage décourage ceux qui le questionnent de pousser plus avant. Delise, qui a regagné ses appartements après une seule nuit passée dans ceux d’Éric, a les yeux cernés et la mine exécrable. Son vainqueur ne lui a pas fait la grâce de la garder auprès de lui. Un tel affront à sa beauté est intolérable, et la prive des moyens de savoir avant les autres ce qui se trame.
La tempête de questions suscitée par l’invitation a balayé les doutes et les inquiétudes quant à la situation de la bulle. Un regain d’activité permet de contenir l’avancée des lianes. Si la sortie suivante n’est pas un succès complet, du moins fait-elle figure de victoire. Les essais de l’arme nouvelle ont donné des résultats encourageants : les ombres colorées des arcs-en-ciel ont fait reculer la lisière de la végétation meurtrière.
Pourtant l’arme n’est pas sans danger. Deux clones ont commis l’erreur de lever trop longtemps les yeux vers l’arche étincelante aux nuances de vitrail qu’ils avaient engendrée. Face aux lianes mortelles, de telles erreurs ne pardonnent pas et l’on souhaite tout bas qu’Éric puisse se joindre aux prochaines sorties, afin d’y apporter le poids de son irremplaçable expérience.
Son nom est le péage que doit désormais acquitter toute conversation mais lui-même reste invisible, tandis que l’accès de ses appartements est interdit à quiconque.
Au jour dit, chacun se presse dans les salons où se déroulera la réception. Presque tous sont venus armés, par précaution, au cas où Éric se déciderait pour un dernier combat seul contre tous mais, au fur et à mesure que la soirée s’avance, cette éventualité paraît de plus en plus improbable.
Les invités se regroupent autour des tables surchargées de cocktails ou se lancent dans une exploration prudente des appartements de leur hôte. La galerie des trophées est fermée, mais les plus belles pièces sont dispersées dans les différentes salles envahies par la foule. Beaucoup d’entre elles sont exposées aux regards pour la première fois.
L’ingéniosité d’Éric et son bizarre sens artistique ont transformé les cadavres grotesques de ses adversaires d’un jour en authentiques œuvres d’art. Tous ceux qui sont là l’ont défié au moins une fois. Sous la vaste coupole de la bulle, les morts sont plus nombreux que les vivants. Chacun est donc confronté tôt ou tard à son propre visage enclos dans un bloc de résine translucide aux couleurs de bonbon, inclus dans le panneau d’un meuble-sarcophage, ou posé comme un bibelot sur une cheminée…
Certains corps sont réduits à la taille d’une poupée à l’exception de la partie où se trouve la blessure mortelle, dont l’importance est ainsi soulignée de façon atroce. D’autres sont écorchés. La peau, déroulée à la façon d’un papyrus funéraire, expose avec complaisance ses meurtrissures et ses plaies réparties harmonieusement sur toute sa surface. D’autres encore ont été munis de tiroirs renfermant les organes essentiels ou de portes ouvrant sur le secret de leurs entrailles.
Le cadavre de Weiss a eu droit à un traitement particulier. Sa chair, plusieurs fois laminée, est devenue de l’épaisseur d’un voile et il est enroulé comme une bande sans fin dans un distributeur géant de tissu propre et sec. En tirant à deux mains pendant assez longtemps, on fait apparaître à la fenêtre du distributeur sa bouche aux lèvres cousues et ses yeux étonnés. Weiss lui-même s’y amuse un moment avant de retourner s’asseoir. Il vient juste de sortir de la matrice, ses jambes sont encore flageolantes.
Éric surgit soudain en compagnie de Demaria et tous se pressent autour d’eux. Il élude les questions d’un revers de main :
— Ne soyez pas impatients, la soirée ne fait que commencer. Je vous dirai tout d’ici deux heures, si je survis jusque-là.
Parmi les sourires qui accueillent la boutade, combien dissimulent une envie de mordre ? Malheureusement, Éric n’éprouve plus le frisson familier entre les omoplates que déclenchait le regard de ses ennemis. Il a soudain envie de les insulter, de les provoquer jusqu’à l’irréparable, tout en sachant que la petite flamme de haine qui les anime est incapable d’embraser durablement leur âme. Sa moue ne passe pas inaperçue et Sorge, qui s’est hasardé à l’interroger, reçoit en réponse un commentaire désabusé :
— Vous ne me haïssez pas assez, messieurs. Oh, vous faites de votre mieux, j’imagine, mais ce n’est en aucun cas une excuse. Vous rendez-vous compte que vous avez fini par me vaincre par votre inertie ? Je n’ai même plus envie de vous combattre.
Il scrute les visages qui l’entourent, sans y voir autre chose qu’une attention malsaine et des rides d’ennui. Seigneur, s’il avait donné le signal des applaudissements, il croulerait à présent sous les ovations. Qui pourrait s’intéresser à de tels adversaires ? La mort lui apparaît soudain comme la seule retraite possible ; mourir, dormir, se réveiller peut-être dans un Walhalla peuplé de guerriers semblables à lui. Oui, il est sans doute l’heure de disparaître à jamais, l’heure de s’effacer. La décision qu’il a prise est la bonne.
Le cliquetis d’un serviteur mécanique l’arrache à sa rêverie. Le message qu’il lui transmet est clair et concis : tout est prêt.
Plus tard, lorsque la tension atteint son paroxysme, la voix d’Éric s’élève à nouveau, relayée par d’invisibles haut-parleurs :
— Je vais bientôt vous quitter, aussi permettez-moi de vous préciser par avance les différentes étapes de ma mort et de ma résurrection. D’ici dix minutes, j’avalerai de mon plein gré le poison qui accomplira ce que vos armes, votre habileté ont vainement tenté de réussir. Demain, ma galerie comptera un trophée de plus. Vous me pardonnerez, j’espère, de ne pas me faire Seppuku comme le voudrait la tradition, j’ai horreur du sang sur mes tapis.
Un silence. Chacun est à la fois attentif et soulagé de ce rôle de spectateur qu’Éric leur impose.
— Ma mort n’est que le début des réjouissances, si j’ose les appeler ainsi. À l’heure exacte où mon cœur s’arrêtera de battre, sept de mes clones ouvriront les yeux. Ce ne seront pas des nouveau-nés chancelants, aux réflexes incertains, mais sept athlètes entraînés, sept copies de moi-même au meilleur de ma forme.
« Chacun d’eux s’éveillera à un endroit différent de la bulle. Il devra échapper aux pièges qui lui seront tendus et affronter ses six frères. Un seul survivra pour prendre ma place, le plus fort, le plus rusé. Le capitaine Demaria, qui m’a fait l’honneur de me seconder dans mes préparatifs, veillera à ce que tout se passe sans anicroche.
« Vous pourrez suivre le déroulement des combats sur les écrans de contrôle. À partir de maintenant il vous est impossible de quitter mes appartements, jusqu’à ce que mon successeur vous libère. Il fera son entrée par la galerie des trophées, accueillez-le bien, il le mérite, et commencez à le craindre. Je doute que vous trouviez en lui un adversaire plus accessible que moi.
Devant les invités qui se sont peu à peu massés autour de lui, il lève la coupe que lui a tendue un serviteur mécanique. L’odeur caractéristique de l’extrait de lianes s’élève du liquide. La première gorgée le fait chanceler, mais il a le temps d’en boire une autre avant de s’écrouler, un filet de bave noire au coin des lèvres.
Les serviteurs emportent son corps vers leurs quartiers privés, où les embaumeurs se mettront au travail pour lui restituer une apparence de vie. Personne ne s’en soucie plus. Dans les salles envahies de trophées, les écrans se sont allumés à l’instant prévu.
Bousculant au passage deux ou trois silhouettes auxquelles il n’accorde aucune attention, Sorge se rapproche de Demaria.
— Sept clones à la fois, entraînés avant l’heure en plus, c’est totalement illégal ! Cela a sans doute vidé nos réserves de bourgeons pour plusieurs semaines. Comment avez-vous pu donner votre accord ?
— Je n’avais pas le choix. Éric n’a accepté de mourir qu’à cette condition.
— Vous auriez pu refuser, le faire abattre alors qu’il n’était pas sur ses gardes, en simulant un accident.
— Qui s’en serait chargé ? Vous ? Oh, et puis taisez-vous, je veux regarder le spectacle.
Sorge, à son tour, se laisse engluer par les images, prisonnier de la toile quasi hypnotique qu’a tendue Éric avant de disparaître.
Les clones se réveillent au même instant. À peine ont-ils ouvert les yeux qu’ils réagissent de façon identique, en roulant sur le flanc pour s’extraire de leur berceau protecteur. Le deuxième est en retard d’une fraction de seconde et le filet électrifié qui s’abat sur lui anéantit à jamais ses chances de survie. Son numéro s’éteint sur la grille de contrôle, au bas de chaque écran.
Déjà, des paris sont lancés. On ne joue ni pour de l’argent, qui n’a pas cours à l’intérieur de la bulle, ni pour des faveurs ou des corvées à éviter. On joue pour gagner le droit d’être le premier à affronter la réincarnation d’Éric.
Lâchés à des endroits différents de la bulle, les clones se lancent à la recherche d’une arme. Trois d’entre eux ont eu l’idée d’aller récupérer le filet électrifié en arrachant d’abord les fils meurtriers du panneau de commande. Un autre a préféré s’emparer d’un levier de métal qui saillait d’une porte. Les deux derniers s’avancent les mains vides, sautant d’ombres en ombres dans le labyrinthe des rues.
La situation évolue peu dans le quart d’heure qui suit. Les Érics se dirigent vers le lieu de la réception, en évitant avec soin tout affrontement. Aucun d’eux n’a essayé de se procurer une arme plus meurtrière, susceptible de faire la différence au moment opportun. Leur attitude, mélange d’imprévoyance et de prudence exagérée, agace les observateurs habitués à l’efficacité méthodique et mortelle de l’original ainsi qu’à sa témérité froidement calculée.
Deux Érics pénètrent en même temps dans une ruelle et s’avancent l’un vers l’autre avec circonspection. Celui qui tient la barre de métal la fait tournoyer comme un sabre et dessine une série de figures hypnotiques avec la pointe. Son opposant déplie son filet qu’il tient prêt à lancer. Ils entament un ballet complexe, feintant, se rapprochant d’un pas pour s’éloigner aussitôt, toujours à la limite de la distance de sécurité. La situation se fige peu à peu. Les deux adversaires finissent par s’immobiliser.
Durant un instant, on peut croire qu’ils vont se lancer à l’assaut mais aucun d’eux ne se décide à bouger. Puis, avec prudence, ils reculent, reculent, avant de faire demi-tour et de retourner se fondre dans les ombres de la bulle.
Les invités n’ont pas le temps de manifester leur déception ; l’image change pour se focaliser sur un autre affrontement. Cette fois, deux clones en attaquent un troisième. Le défenseur, acculé contre un mur, se bat avec ardeur. Le sourire qui étire ses lèvres est digne de l’Éric des grands jours. Il feinte à droite, brise d’un coup de talon le genou de son premier adversaire, avant d’éviter de justesse le filet du second. Il projette à son tour le réseau de mailles métalliques à la tête de son double, et profite de son recul précipité pour achever l’autre assaillant d’une projection du coude qui écrase les fragiles cartilages de la gorge.
Un quatrième clone, attiré par le bruit de la lutte, se tient dans l’ombre à distance, prêt à intervenir si l’occasion s’en présente.
Gêné par le cadavre à ses pieds, le défenseur trébuche. Son opposant lance une nouvelle fois son filet, en visant les jambes mal protégées. Déséquilibré, le clone s’écroule et n’a pas le temps de se relever…
L’Éric dissimulé juge plus prudent de ne pas se montrer. Il laisse le vainqueur s’éloigner sans sortir de sa cachette et attend un long moment avant d’aller ramasser l’arme du vaincu.
Durant de longues minutes rien ne bouge sur les écrans, les invités échangent des plaisanteries grinçantes ou vont se chercher un autre verre. Le spectacle mis en scène par Éric ne tient pas ses promesses, pourtant ses ressources et ses ruses sont telles que personne n’ose proclamer ouvertement que sa place sera facile à prendre.
Les premières lueurs de l’aube illuminent la voûte de la bulle, parcourue d’irisations changeantes. Peu à peu, les rayons invisibles du soleil bleu transforment l’échiquier des rues sombres en arène où nulle cachette n’est possible. Les quatre survivants se découvrent chacun à leur tour et se dirigent vers l’esplanade de pierre, sur laquelle s’ouvre l’entrée des appartements d’Éric.
Ils s’immobilisent à quelques mètres l’un de l’autre. Leur regard glisse le long des courbes identiques de leurs multiples corps, à la recherche d’une fêlure, d’une altération trahissant la fatigue ou la peur. Puis, lorsqu’ils ont obtenu la preuve que chacun d’eux est l’exact reflet de la perfection des trois autres, leurs yeux se cherchent, s’accrochent et ne se lâchent plus.
Il suffirait d’un rien pour que les Érics jettent leurs armes, se déshabillent, se caressent de leurs mains devenues soudain messagères de paix. L’anneau qu’ils forment est parcouru d’un courant silencieux, dont les spectateurs isolés derrière les écrans perçoivent à peine l’incroyable intensité. Dans les salons bondés les murmures s’apaisent…
Une alliance entre ces guerriers serait la pire menace que la bulle ait jamais affrontée. Les invités hésitent, la main sur la crosse de leur arme : peut-être vaudrait-il mieux se frayer un passage hors du piège des appartements verrouillés, afin de balayer les Érics à coup de lasers. Mais les secondes passent et personne ne se décide à agir.
L’attaque surprend tout le monde par sa soudaineté. D’un commun accord, les trois clones munis de filets se sont jetés sur le quatrième qui n’a pas eu le temps de parer leur assaut de sa barre. Il s’écroule. L’arme gluante de sang rebondit avec un bruit métallique sur les pavés. Les trois survivants reprennent leur danse de mort, sans se soucier du corps allongé comme une ombre à leurs pieds.
Le moment d’angoisse qui a précédé le dernier assaut a rappelé aux spectateurs à quel point Éric, seul ou démultiplié, peut être dangereux. La soirée a basculé. Ceux qui se réjouissaient d’avoir choisi le numéro de l’un des survivants souhaitent à présent que leur favori perde, afin de ne pas être les premiers à affronter le clone vainqueur.
Pourtant, tous les invités savent que quelque chose s’est brisé dans la mécanique implacable du Guerrier. Son aura d’invincibilité s’est lentement dissoute au fil des images montrant Éric blessé, Éric vaincu, Éric mort. Celui qui survivra aura prouvé sa valeur mais les six cadavres semés derrière lui seront autant de brèches dans sa cuirasse. Il sera défié, défié sans cesse. Tous s’efforceront de prendre sa place, au sommet de la pyramide.
Inconscients des pensées qui agitent ceux qui les observent, les clones se préparent pour l’affrontement final. Trois est un mauvais chiffre pour des combattants de force égale : trop statique, trop stable, il évoque une trêve perpétuelle où toute offre d’alliance est à priori suspecte. Qui courra le risque d’attaquer le premier, en sachant que les deux autres se ligueront aussitôt contre lui ? Une pointe rapide et meurtrière est hors de question, les trois guerriers sont sur leur garde et connaissent chaque feinte de leurs adversaires. Pat.
Sur la grille de contrôle, une lampe éteinte un moment plus tôt recommence à clignoter. Le clone tombé n’est pas tout à fait mort. Toujours incapable de bouger, il se remet lentement des coups qu’il a reçus. Ses paupières s’entrouvrent, puis ses doigts se tendent vers la barre abandonnée à portée de main.
Il va s’en emparer lorsqu’un des Érics interrompt sa danse pour lui porter le coup de grâce du tranchant du pied. La barre roule à proximité de la porte fermée avec un bruit de ferraille qui résonne comme un signal. Le guerrier la ramasse et se laisse rouler sur le sol de l’esplanade, pour échapper au filet lancé sur lui une fraction de seconde trop tard.
La boucle de sa botte reste prisonnière des mailles métalliques. Il tire avec violence, profitant de l’élan de sa roulade. Son adversaire, surpris, lâche son filet. Une fois désarmé, il devient une proie facile pour le troisième Éric qui surveillait à l’écart l’issue du combat…
Il n’y a plus que deux chiffres au tableau d’affichage. Un soupir d’excitation parcourt la foule des invités. Le dénouement est proche, les jeux sont presque faits. La réussite du projet d’Éric dépend de cet instant : suivant la façon dont son successeur se comportera lors de l’assaut final, il sera accueilli par des applaudissements mêlés de crainte ou par des sourires insolents aux allures de défis. Il reste au futur vainqueur à ajouter le dernier chapitre de sa propre légende, à signer de son paraphe sanglant la peau de son double, avant de rejoindre la réception.
Les armes, inutiles, sont laissées de côté ; l’affrontement aura lieu à mains nues. Front contre front, reflet contre reflet, les guerriers se heurtent, se confondent dans un tourbillon trop rapide pour l’œil. Il n’y a pas de feintes savantes ni de péripéties ennuyeuses, juste l’action de deux forces d’égale intensité qui s’opposent et s’épousent, étroitement mêlées…
Lorsqu’une des deux silhouettes s’écroule, aucun des spectateurs ne sait dire pourquoi. La faille qui s’est ouverte dans le monolithe à présent effondré restera à jamais secrète. Le vaincu tend sa gorge nue pour recevoir le coup de grâce et le silence se fait, comme après le dernier coup d’une horloge dont les secondes seraient des siècles.
Éric salue son alter ego aux ailes brisées avant de se détourner des caméras. Il pousse la porte de ses appartements privés et disparaît aux regards des invités. Les écrans s’éteignent l’un après l’autre, l’orchestre mécanique recommence à jouer en sourdine.
Le clone s’avance à travers les couloirs et pénètre dans la salle d’entraînement plongée dans la pénombre. Une voix familière le paralyse :
— Il reste un dernier détail à régler, petit frère.
Les lumières s’allument brutalement. À l’autre bout du tatami, l’Éric original se redresse, en position de combat.
Plus tard, un bruit de pas résonne dans la galerie des trophées. Le survivant détaille au passage les corps exposés sur des piédestaux taillés en forme de loupe, les puzzles de membres et d’organes à demi reconstitués, les visages déformés par des grimaces posthumes dont il effleure les traits en guise de salut. Quelle collection superbe que la sienne ! Et ce n’est que le début…
Bientôt les duels reprendront. Il sait que de l’autre côté de la porte tous l’attendent pour le défier, comme autrefois. Il se sent capable d’entretenir leur haine durant de longues années, avant qu’ils ne se lassent de s’attaquer à lui. Ses clones successifs aideront la bulle à progresser et lui permettront d’agrandir la galerie à sa convenance, car la place lui manquera très vite.
Il ralentit le pas, sourit en caressant sa cicatrice. Pourquoi ne pas rêver d’une planète entière transformée en musée privé ? Le temps ne lui est pas compté et il est si facile de faire croire à ceux qui vous entourent que vous êtes vulnérable, afin qu’ils commettent l’erreur de vous attaquer. Venez dans mon palais, disait l’araignée à la mouche… Au besoin, il sacrifiera l’un de ses bras lors d’une soirée semblable à celle-ci et s’en fabriquera un gant pour souffleter ses adversaires. Qui pourrait craindre de relever le défi d’un infirme ?
Il s’immobilise devant la niche secrète qui attend son occupant. L’apparence de celui-ci ne sera pas altérée : aucun apprêt particulier ni plaisanterie macabre ne viendra modifier son visage, dans lequel celui d’Éric pourra se refléter comme dans une eau noire. Face au piédestal vide, il repense à ce dernier duel dont l’enjeu était si élevé.
Cette mort qui se dressait entre eux était la seule inconnue de sa carrière de guerrier, la faille primordiale qu’il avait toujours refusé d’affronter, mais qui constituait l’essence même de sa vie. Jusqu’à ce jour, mourir était un sort qu’il réservait aux autres mais qu’il rejetait pour lui-même avec passion.
L’expérience de la résurrection, en le débarrassant de sa peur, avait-elle privé le clone de ses ultimes réserves de force, celles qui surgissaient jusqu’alors dans les situations les plus désespérées, qui transcendaient ses doutes et le rendaient invincible ? Ou bien est-ce que la mort, avec son cortège de révélations, était la clé qui lui manquait pour aller jusqu’au bout de lui-même ? Le combat a tranché, comme les Érics le souhaitaient. Le vainqueur sait que la réponse méritait à elle seule toute cette mise en scène.
Il détourne la tête et repart lentement vers les salons de la réception, sans plus se soucier des trophées qui l’entourent. En tendant l’oreille, il peut déjà entendre les ovations de ses futures victimes.