CHAPITRE PREMIER
Vorst se savait l’homme le plus recherché de l’univers. Il survivait grâce à cette conviction. Lorsque les règles du jeu à l’échelle des mondes avaient soudain changé en sa défaveur, il s’était trouvé dans le camp des fuyards, trop vite pour avoir pu s’y préparer. Il avait perdu ses moyens d’existence, ce qui était grave, mais aussi sa confiance en lui, ce qui était infiniment pire. Son nouveau rôle de fugitif traqué l’avait empêché de céder à l’attraction du vide de sa propre vie. Se sentir en danger l’avait protégé du suicide.
Dans ses rares instants de lucidité, il devait s’avouer qu’il était peu probable que Closter, son ennemi personnel, se soit immédiatement lancé à ses trousses. Après l’atterrissage des Animaux Villes sauvages, vingt-sept nouvelles planètes s’étaient ouvertes d’un seul coup à la colonisation, au moment précis où la guerre civile éclatait sur Vieille Terre. Il y avait eu un exode massif des pauvres et des sans-abri, avec à leur tête les gitans que Vorst haïssait. Vu le chaos qui régnait à l'époque, Vorst n’avait sans doute pas été au centre des préoccupations de Closter.
Depuis, bien sûr, la situation avait changé…
Pour être précis, le changement datait de l’explosion qui avait soufflé la maison de Guanadi, à Aigues-Mortes, tout près de la Méditerranée asséchée que l’on projetait à présent de remplir. Depuis longtemps, le vieux conteur n’habitait plus l’ancienne demeure et les membres de sa tribu voyageaient entre les étoiles. Le geste de Vorst était purement symbolique mais, pour la première fois, sa signature s’était étalée au grand jour sur un pan de mur, au milieu des décombres. Il avait ressenti l’émotion du peintre qui voit une de ses toiles exposée et sa vie avait basculé.
Il était devenu un artiste en terrorisme. Le meilleur dans son genre.
Il ne défendait pas une cause, il s’attaquait à un homme. Il ne tentait pas de modifier le futur mais détruisait le passé de son ennemi, systématiquement. Il pillait la mémoire de Closter, saccageait sans pitié les endroits essentiels de sa vie, à coups d’explosifs. Et il allait mettre la touche finale à son œuvre de destruction dans quelques heures. Ici même, sur la planète Supérieure, au cœur de l’AnimalVille du même nom.
Il avait l’intention de détruire un mythe.
La cité de chair s’étendait sur près de quatre cent kilomètres carrés. Vorst en connaissait chaque dôme, chaque repli secret aux odeurs moites. Quarante-huit heures plus tôt, il l’avait rejointe en profitant du désordre engendré par l’arrivée d’un groupe d’émigrants de Vieille Terre. Il avait programmé lui-même son transfert sur le clavier neural de l’AnimalVille, avec une sorte de rage. C’était un des talents qu’il s’était découvert durant sa fuite : il pouvait manipuler les villes de chair, les forcer à se plier à ses désirs. Non pas à la façon de Closter, qui avait établi avec elles un accord de symbiose global, mais en se branchant directement sur leurs zones érogènes. Chacun de leur contact ressemblait à un viol. Il savait stimuler les Animaux Villes au moyen d’excitations électriques, jusqu’à ce qu’elles cèdent, qu’elles s’ouvrent et l’engloutissent pour le recracher ailleurs, dans une cité différente, sur une autre planète. Chacun de leurs orgasmes partagés lui permettait de franchir la toile entre les mondes, afin d’échapper à ceux qui le traquaient.
Il aurait été stupéfait d’apprendre que les AnimauxVilles ne le haïssaient pas. À aucun moment, durant leurs échanges à sens unique, elles n’avaient eu l’occasion de le lui dire.
Il se glissa sous un porche pour écouter la rumeur de la cité. Autour de lui, Supérieure bruissait d’une vie intense, malgré l’heure tardive. Les rues, d’un brun doré, pailletées de grains de sable, vibraient sous les pas de nombreux passants. L’air lourd sentait la friture et la fumée, avec des traces de sueur humaine qui s’incrustaient dans les replis mal lavés des murs. À chaque coin de place, des groupes d’émigrants chantaient en s’accompagnant d’instruments variés. Le Koto se mêlait à la Balalaïka, les tambours Bantous et les harpes d’os Esquimaudes soutenaient de leur staccato les violons plaintifs des Tziganes. La cacophonie qui en résultait n’avait de sens que pour ceux qui vivaient là. De sa cachette, Vorst voyait la foule qui avançait au rythme des musiciens les plus proches, sans effort, et qui, un peu plus loin, s’adaptait à un autre rythme, une autre mélodie. Il n’y avait pratiquement pas de bousculade.
Le spectacle absorbait Vorst au point qu’il sursauta lorsqu’une main se posa sur son épaule. Ses vieux réflexes de mercenaire faillirent l’entraîner dans un Kata mortel dont le nouvel arrivant aurait fait les frais. Il se contrôla, juste à temps, et desserra les poings. Ce n’était pas le moment de déclencher une bagarre…
— Je vous ai fait peur, étranger ?
L’homme, un grand échalas au visage bronzé, avait une voix amicale, pleine de sollicitude, et une haleine plutôt alcoolisée.
— Quelque chose comme ça, répondit Vorst. (Il se força à sourire). Je regardais les passants. Cette ville me fascine.
— Vous venez d’arriver, hein ? Je m’en doutais. (Avec familiarité, il passa le bras autour des épaules de Vorst). Venez boire avec nous, nous fêtons la première vendange. J’ai planté les ceps moi-même. Les grains sont petits et le vin est vert, mais mon fils vient juste de naître. Quand je le marierai, la vigne sera belle !
— Merci… J’attends l’ami chez qui je dois loger ce soir. Je ne voudrais pas le manquer.
L’homme se pencha vers lui et secoua la tête.
— Dommage ! Il y a des saisons pour le vin, ajouta-t-il après un silence. Le verre que vous refusez ne pourra plus jamais être bu. Enfin, si vous changez d’avis, remontez la rue jusqu’à la place. Le bruit des bouteilles vous guidera.
Vorst suivit des yeux le vigneron qui s’éloignait sans se retourner et secoua la tête avec une ombre de sourire. Le piège était trop grossier. Il vérifia que personne ne le surveillait avant de quitter le porche.
Il se laissa porter par le flot des passants, le long d’une avenue bordée de dômes plissés par la chaleur et de statues de bois verni. Les paroles du vigneron résonnaient dans son esprit et il ne parvenait pas à les en chasser. Les règles non écrites qui régissaient l’accueil des émigrants voulaient que ceux-ci payent leur nourriture et leur logement par des chants, des œuvres d’art, des légendes ou des histoires drôles. Les Animaux Villes avaient donné naissance à une autre façon de vivre, basée sur la notion de tribu élargie.
Vorst, autrefois, jouait du piano. Sa musique dérangée aurait pu lui valoir une place au milieu de la foule. Au lieu de cela, il avait choisi de marcher parmi les ombres, le long des ruelles tordues qui ceinturaient le Beffroi. Ceux qu’il croisait n’accrochaient jamais son regard et distinguaient à peine sa silhouette émaciée, moulée dans un collant noir aux multiples poches. Il savait exactement où il allait…
Il atteignit son objectif vers une heure du matin et grimpa sur la terrasse la plus proche pour avoir une vue dégagée du quartier. Il se déchaussa afin que la plante de ses pieds soit directement en contact avec l’édifice (une technique qu’il avait volée à Closter), et sentit l’épiderme rougeâtre de la Ville fourmiller d’informations indéchiffrables. Il caressa d’un geste machinal la ceinture d’explosifs serrée contre son ventre et s’accroupit, la tête dépassant à peine de la rambarde. Dans le lointain, les échos de la fête nocturne s’éteignaient un à un.
Il se prépara à attendre.
Lors de son précédent séjour sur Supérieure, cinq ans plus tôt, une scène cruciale pour l’avenir de l’humanité s’était jouée à proximité de son poste d’observation. Outre lui-même, trois personnes y avaient pris part : un membre du Cartel des propriétaires du nom de Tor Hannes, Closter et sa compagne, Marika. Sans oublier Ombre, le chat de Closter, une bête haïssable à qui Vorst devait les sillons pâles qui balafraient sa joue. À présent, il retournait en ce même lieu pour y régler ses dettes.
C’était une folie indispensable. Obnubilé par sa vengeance, Vorst avait renoncé à toute prudence, il avait négligé les règles et pris un maximum de risques. Son plan reposait essentiellement sur la surprise. Personne, et surtout pas son ennemi, n’imaginerait qu’il puisse revenir là, sur le champ de bataille où s’était consommée sa défaite, où lui et ses doubles avaient tout perdu.
Dans le musée de Supérieure… Plus exactement dans la partie consacrée à Monteori, le célèbre créateur d’équilibres, qui, lorsque les masques étaient tombés, s’était révélé être Closter en personne. Par la suite, celui-ci avait tourné le dos a son passé et Monteori était officiellement mort dans les décombres de la galerie, lors de l’atterrissage brutal des villes sauvages. Le musée n’avait jamais retrouvé sa splendeur d’antan. Mais cinq ans avaient suffi pour qu’un nouvel artiste surgisse, un artiste qui signait Clost et que ses rares apparitions publiques montraient accompagné d’une femme superbe, et d’un chat noir.
En se renseignant auprès de ses anciens contacts, en jouant avec habileté des appuis qu’il avait conservés de l’époque où il dirigeait la milice secrète du Cartel, Vorst avait remonté la piste de sa proie. Il avait détruit une partie des équilibres signés Monteori, jusqu’à ce qu’il réalise que cela n’affectait en rien son ennemi. Le passé d’artiste de Closter était déjà mort pour lui, il ne servait à rien de le tuer une seconde fois.
Vorst avait décidé de s’attaquer à son présent. Et de lui enlever toute possibilité de futur…
Un de ses informateurs lui avait appris que la prochaine exposition conçue par son ennemi aurait lieu ici même, dans le musée de Supérieure restauré pour la circonstance. Les premiers visiteurs, sur invitation seulement, franchiraient les portes dans une quinzaine d’heures. Vorst comptait s’introduire dans l’édifice avant l’aube et transformer l’inauguration en un spectacle sanglant dont on se souviendrait. Le discours d’ouverture de Closter risquait de marquer la fin de sa carrière et, accessoirement, de sa vie.
Une demi-douzaine de pochards emplirent la rue de chants avinés et scabreux. Vorst ferma les yeux. Avec un soupir excédé, il se laissa aller contre la rambarde de cartilage qui vibrait sous sa joue, tiède et câline. L’odeur de la ville avait changé. À ses effluves de chair bien lavée se mêlaient à présent des senteurs d’origine humaine : sueur, crasse, trace de nourriture ou d’ordure. Vorst avait connu Supérieure immaculée, bichonnée comme un animal d’appartement, et quasi déserte. Il la retrouvait souillée. La populace piétinait ses membranes de chair rose, s’entassait dans ses dômes aux parois délicatement veinées de bleu. Vieille Terre déversait son trop plein de déchets et de gens à la surface des mondes neufs que le Cartel avait souhaité préserver.
Vorst contempla les étoiles qui piquetaient la voûte du ciel, admira la pureté de leur lumière blanche. Si l’homme, un jour, réussissait à les atteindre, combien de temps faudrait-il pour que leur éclat se ternisse ?
En contrebas, la rue était redevenue tranquille. Vorst se redressa. Il fit un rapide inventaire de ses poches et redescendit se glisser dans les ombres de la surface. Avec prudence, il s’approcha du musée. Les cinq dernières années lui avaient donné l’instinct du cobra. Il pouvait frapper, instantanément, puis se terrer jusqu'à l’arrivée d’une autre proie. Il savait qu’il sentirait toute présence anormale, qu’il détecterait toute anomalie. Les sens aux aguets, il se força à attendre, à vingt mètres à peine de la porte.
Aucune sentinelle ne se montra.
Lorsque il eut acquis la conviction que le musée n’était pas gardé, Vorst se permit un sourire las. Closter l’avait sous-estimé. Son arrogance l’avait poussé à se croire intouchable, mais les heures qui allaient suivre lui serviraient de leçon. Une leçon qu’il n’aurait pas le temps de méditer. Vorst transportait suffisamment d’explosifs pour souffler l’édifice de chair, pour le faire éclater comme une bulle de savon en carbonisant tous ses occupants.
En trois bonds, il vint se plaquer contre l’épaisse porte de bois qui barrait le porche. La vieille pancarte donnant les périodes d’ouverture était toujours là, négligemment collée à hauteur d’yeux. Il força les deux serrures l’une après l’autre, le regard fixé sur les horaires des dimanches et jours fériés. Il lui fallut plus de dix minutes pour déclencher les cliquets. Il n’avait jamais été un bon cambrioleur.
Il se glissa dans le musée et rabattit la porte derrière lui. Avec des gestes précis, longuement répétés, il sortit de sa poche ventrale un boîtier plat de la largeur de la main, identique à celui que dissimulait un repli de la paroi, juste au-dessus de lui. Il appuya sur une des faces ; une couronne de crocs de verre jaillit de la base en l’écorchant au passage. Sans se soucier de la douleur, il planta d’un geste sec la mâchoire du boîtier dans la chair gonflée de l’édifice.
Une diode s’alluma. D’abord d’un rouge vif, elle vacilla puis passa de l’ambre à un vert rassurant, avant de se stabiliser. Vorst avait retenu son souffle durant toute l’opération. Il exhala un soupir satisfait. Le dispositif organo-mimétique fonctionnait comme prévu. Il l’avait prélevé sur un stock secret du Cartel mais n’avait jamais pu le tester dans des conditions réelles. Les composants biologiques qui en constituaient le cœur étaient conçus pour dévorer n’importe quel système d’alarme et se substituer à lui. Il fallait néanmoins, toutes les trois heures, le nourrir d’une pincée de daphnies séchées, afin d’éviter qu’il ne tombe en panne pour cause d’inanition.
L’ancien boîtier était déconnecté. En se dressant sur la pointe des pieds, Vorst l’arracha du mur aussi facilement qu’il aurait cueilli un fruit et le glissa dans une de ses poches.
À présent, le musée lui appartenait.
Il alluma une lampe torche au faisceau étroit et balaya le décor autour de lui. La petite salle semi-circulaire qui servait à accueillir les visiteurs avait été récemment nettoyée. Près de l’escalier, on avait ajouté un guichet vitré et des affiches d’expositions passées couvraient les parois. Sur une table basse, dans un coin, des piles de prospectus en plusieurs langues présentaient le musée. Un plan sommaire était dessiné sur une feuille quadrillée collée sur la vitre du guichet, avec en rouge les sections interdites au public. Vorst l’examina avec attention, afin de savoir si l’intuition qui l’avait guidé jusqu’ici était juste…
Tout un pan du deuxième étage était "temporairement fermé". Il ne s’était pas trompé. La future exposition de Closter était bien prévue là.
La blessure de sa paume ne saignait plus. Il arracha le plan, le roula en boule et le jeta dans un coin. Il n’avait plus besoin de le consulter, le reste du musée lui était familier. Au rez-de-chaussée, derrière un sas capitonné, s’entassaient les équilibres de Monteori, du moins ceux qui avaient survécu à l’atterrissage des Villes sauvages. Vorst avait souvent traversé la longue galerie sans s’y attarder. La chair du sol, attendrie par le martèlement des pieds des esthètes du Cartel, avait pris par endroits une teinte de vieux cuir, brune et chaude. À présent, nul ne la visitait plus et les équilibres poursuivaient en silence leur existence vaine, loin des yeux du public.
L’étage du dessus était consacré à un créateur japonais, élève de Kishisaburô. La première salle, à gauche de l’entrée, rassemblait quelques-unes des œuvres de jeunesse de l’artiste. C’était tout ce dont il se souvenait. Il n’avait pas l’intention de s’y rendre, de toute façon. L’escalier, tapissé de moquette, le conduirait directement au deuxième étage.
Il éteignit la lampe et s’y engagea avec précaution. Ses pieds nus testaient chaque marche avant de s’y appuyer. Un second système d’alarme, indépendant du premier, avait pu être installé depuis sa dernière visite. À l’époque, la moindre convergence de Monteori valait une fortune et attirait de nombreux connaisseurs. Puis les émigrants étaient venus, avec dans leurs bagages des pinceaux, des ciseaux de sculpteur, de l'encre et du papier. Les arts anciens, négligés par les snobs du Cartel, étaient redevenus à la mode et la cote des artistes du musée s’était effondrée. Les grandes familles assez riches pour servir de mécènes étaient dispersées, ou se terraient dans des abris secrets en rêvant de reprendre le pouvoir. Les œuvres exposées dans l’édifice se couvraient de poussière, les équilibres mouraient l’un après l’autre ou se figeaient, faute d’entretien, sous une forme inachevée. Les parois elles-mêmes avaient cet aspect flétri des chairs qu’on n’a pas caressées depuis longtemps. L’air sentait le détergent bon marché.
Vorst haussa les épaules et escalada les marches. Même si Monteori était oublié de la foule, Closter continuait à exposer et son succès augmentait. Sa cible s’était seulement déplacée vers les étages supérieurs.
Il atteignit le sommet de l’escalier et se figea. L’entrée de la galerie où devait avoir lieu le vernissage était barrée de deux planches en croix, recouvertes d’un drap. Un panneau d’affichage, fiché dans un lourd trépied de métal rouillé, indiquait "Les Jardins Verticaux", avec une flèche. Vorst écarta la barrière d’étoffe et ralluma la lampe.
Le trait de lumière révéla des formes translucides, éparpillées dans une salle toute en longueur où s’ouvraient de profondes alcôves. Un tapis sur lequel étaient peintes des flèches matérialisait un chemin étroit et tortueux, qui permettait de parcourir l’ensemble de l’exposition dans un ordre précis. Partout ailleurs, le sol était nu. La chair de l’AnimalVille, fripée et décolorée par le manque de soleil, était couverte de marques de craie. Des débris d’emballage pour objets fragiles, incrustés de bulles, s’entassaient dans un coin, près d’une pyramide de pots de peinture vides. Une odeur de colle et de vernis empuantissait l’air.
Vorst pointa la torche devant ses pieds. Il hésita. Le tapis ne lui disait rien qui vaille mais il craignait, en marchant ailleurs, de signaler sa présence à un observateur branché sur les nerfs de la ville. Un ouvrier, intrigué par les traces de ses pas, risquait aussi de découvrir prématurément les explosifs et de donner l’alerte. Bien sûr, tout sauterait quand même, mais Closter s’en tirerait. Et Vorst n’était pas convaincu de retrouver une occasion aussi symboliquement parfaite que celle-ci.
Il choisit de ramper vers l’œuvre la plus proche, en suivant la paroi. Au bout de quatre à cinq mètres il se releva, certain d’avoir contourné les pièges que pouvait receler la salle.
La lampe illumina un socle carré d’environ deux mètres de côté, surmonté d’une masse translucide dont un treillis de métal doré enserrait la base. Une ouverture en forme d’iris, vaguement obscène, était tournée vers l’entrée. Vorst en fit le tour, sans parvenir à distinguer en quoi elle consistait. Quelle forme d’art était-ce là ? Il se sentit déçu, sans savoir pourquoi.
Il tendit la main pour la toucher, hésita. Peut-être que ce qu’il prenait pour l’œuvre dénudée n’était qu’une forme particulière d’emballage. Telle quelle, la masse avachie sur le socle avait a peu de choses près la forme d’un coquillage, la grâce en moins. Il approcha sa lampe de la surface et écarquilla les yeux. Le rayon de lumière se perdait dans des profondeurs inimaginables, sans rien révéler. C’était comme contempler la mer depuis le ciel.
Frustré, il s’écarta et détacha sa ceinture. Chaque compartiment abritait une plaque de pâte explosive et un détonateur à mercure. Il tenta de déterminer le meilleur endroit où placer ses machines infernales. Ni le socle, ni l’œuvre, n’offraient la moindre cachette. À moins que…
Il posa le pied sur le tapis avec une prudente lenteur. Rassuré de n’avoir déclenché aucune sonnerie intempestive, il s’approcha de l’iris. Il était juste assez large pour permettre à son bras de s’y enfoncer.
Après avoir vérifié avec sa lampe que les profondeurs translucides ne recelaient pas de piège, il pétrit l’explosif entre ses paumes pour le réchauffer et y planta le détonateur. Du bout des doigts, avec délicatesse, il introduisit la bombe dans l’ouverture.
Un déclic résonna dans la salle vide. Vorst n’eut pas le temps de retirer son bras. L’iris se referma sur son poignet et l’attira vers la masse animée de pulsation. Des éclats lumineux jaillirent de son centre et elle parut se dilater au-dessus du socle, avant de retomber sur Vorst à la façon d’une avalanche de gelée. Il fut happé, emporté…
Tandis que l’œuvre l’engloutissait, une voix synthétique murmura à son oreille :
— Bienvenue, cher spectateur. Vous venez de pénétrer dans un scénario biologique, conçu pour vous permettre de vivre de l’intérieur une aventure à vos mesures. Ses détecteurs neuraux prendront en compte toutes vos envies, tous vos fantasmes. Vous vous incarnerez automatiquement dans le personnage le plus proche de votre personnalité réelle.
« Afin de favoriser votre identification à l’histoire que j’abrite, il vous est conseillé de vous détendre et de ne pas chercher à vous débattre. Cet avertissement ne sera pas répété. Bonne visite !
Vorst, horrifié, comprit la nature du piège. L’absence de protections extérieures aurait dû l’alerter. Le danger venait de l’exposition elle-même.
Une gigantesque vague mentale déferla sur lui. Il fut balayé par le reflux d’une mer grise, sous un ciel de plomb où dansaient des flocons de neige électronique.
Il était prisonnier à l’intérieur d’un rêve. Le rêve de son ennemi…