CHAPITRE VII

Les œuvres avaient regagné leur socle, à l’exception de celle dont les lambeaux épars finissaient d’être engloutis par les mille bouches du sol. Les remous de l’édifice avaient rassemblé dans un coin les bouteilles vides et les tessons, avec les pots de peinture et les débris d’emballage. Le tapis avait repris son cheminement erratique à travers la salle.

Des explosifs, nulle trace… La ville les avait dévorés.

Les odeurs d’inachevé avaient disparu. Quelques heures plus tôt, la galerie était semblable à un théâtre avant la répétition finale, lorsque tout sent la colle et l’à-peu-près. À présent, c’était comme si les événements de la nuit n’avaient jamais existé.

Closter, au fond de la salle, contemplait la masse lumineuse dans laquelle Vorst s’était englouti. L’exposition avait fonctionné comme un piège parfait. L’ancien milicien devenu fugitif avait découvert un rêve dont il ne désirait plus sortir.

Il y eut un bruit caractéristique de talons hauts frappant la chair et Marika surgit dans la galerie, éclairée en contre-jour par le rayonnement des œuvres. Ses cheveux en corolle nimbaient sa tête d’un halo doré. Elle portait la robe fourreau noire qu’elle avait choisie pour le vernissage, un collier de perles trop grosses pour être vraies et des escarpins tissés d’or.

— Tu es superbe ! l’accueillit Closter.

— Et toi tu ressembles à un paquet de linge sale, répliqua-t-elle du tac au tac, avec un sourire qui démentait ses paroles.

— C’est un peu comme ça que je me sens… Vorst est venu cette nuit.

— Je sais, dit-elle avec une moue. J’ai assisté à la fin.

Elle jeta un regard critique autour d’elle :

— Il a fait beaucoup de désordre ?

— Pas autant qu’il l’aurait voulu… (Closter lui montra la ceinture d’explosifs étalée sur le collant soigneusement plié). Je ne crois pas qu’il aurait pu appuyer sur le bouton et tout faire sauter. Au fond de lui-même, il avait juste envie que la poursuite s’arrête et qu’on l’attrape.

Marika fit lentement le tour de l’œuvre. Une aura de sensualité pure émanait de la jeune femme, qui glissait sur l’épiderme de la ville comme l’Astrale qu’elle était autrefois. En se réincarnant, elle n’avait rien perdu de sa magie.

Son visage de madone perverse se pencha sur la masse gélatineuse dont elle tenta de percer les profondeurs. Elle posa les deux mains sur un renflement, paumes à plat, et le massa avec délicatesse, pareille à une sage-femme préparant un accouchement particulièrement difficile.

— Il est toujours là-dedans ?

— Pourquoi voudrais-tu qu’il en sorte ? Il est dans son univers personnel, au cœur de la perle. Loin de tous ceux qui le pourchassent. Libre !

— Il finira digéré par son rêve, alors que personne ne le recherchait vraiment. Un terroriste reconverti en œuvre d’art… Les implications morales sont fascinantes ! Mort et transfiguration du méchant, en sept stations de chemin de croix.

— Il n’a pas su reconstruire son existence quand les villes sauvages se sont posées. Il a couru pour s’éviter de réfléchir. Je me suis contenté de lui offrir une perspective de fuite.

— Ton piège a fonctionné. Et tu ne te sens pas fier de ce que tu as fait ?

— Non ! Je ne voulais pas transformer les œuvres d’art en cellules et les musées en prison.

« Il avait au moins raison pour une chose : cette exposition n’est pas au point. Je vais laisser tomber l’idée…

— Tu abandonnes ?

En amour, les silences sont inévitables, mais celui de Marika atteignait neuf sur l’échelle de Richter. L’air vibrait littéralement autour d’elle.

— Je ne jette jamais rien ! Le vernissage aura lieu mais je n’ouvrirai pas la galerie au public. Pas encore. Avec l’aide des Villes, j’apprendrai à créer des œuvres personnalisées, des rêves privés pour chaque visiteur.

« J’inventerai des portes, tu comprends ça ? ajouta-t-il d’une voix vibrante. On viendra au musée pour s’y perdre.

— Ta vieille obsession des œuvres cannibales. Et nous, qu’allons-nous devenir ?

Closter sourit. Lorsque cette lueur apparaissait dans son regard, son visage se transformait en celui d’un enfant-magicien émerveillé par ses propres tours. Marika ne put s’empêcher de lui sourire en retour.

— Je t’emmène dans une histoire qui n’appartient qu’à nous. Le monde apprendra à se passer de notre présence pour un temps.

— Est-ce qu’on cessera un jour de fuir ? l’interrogea-t-elle avec un soupir, connaissant d’avance la réponse.

— C’est un mode de vie qui nous réussit trop bien… Tu viens ?

Il la conduisit jusqu’au fond de la salle, dans une alcôve à l’ouverture masquée d’un rideau de cuir imitation peau. L’œuvre qui trônait sur un socle pentagonal occupait la presque totalité de l’espace disponible. Elle était énorme, sphérique, hérissée de scarifications géométriques qui rappelaient les tatouages des tribus africaines. Des volutes de lumière colorée dansaient dans ses profondeurs. On la devinait tiède, vibrante. Accueillante.

Le rideau de cuir retomba et les isola de la galerie. L’alcôve obscure s’emplit d’une odeur musquée. Une faille triangulaire, trop étroite pour qu’ils puissent s’avancer de front, s’ouvrait en face d’eux. Marika ouvrit les bras et Closter s’y réfugia. Sa silhouette fantomatique aux traits confus fut absorbée par la chair ferme et douce de sa compagne. Leur corps se mêlèrent, se fondirent.

Avec détermination, ils se perdirent dans le rêve.