Rêve 7 (Voleurs de Silence)

Dennis regarde la foule qui lui rend son regard. Dizaines de paires d’yeux flottants sur des visages excités, braqués vers lui. Ne pas oublier de sourire d’un air confiant tandis que le rideau s’ouvre et que la musique démarre. La vieille routine, rassurante. Il s’avance jusqu’à l’extrême bord de la scène et tend les bras, poings serrés, vers les dîneurs. Des papillons multicolores s’échappent de ses paumes lorsqu’il déplie les doigts. Rires, quelques applaudissements. Retenus. Les papillons meurent trop vite, la chaleur des bougies qui grésillent sur les tables les dissipe. Tant pis, enchaîner.

Le micro contre ses lèvres il murmure Bonsoir avec une moue complice.

— Je suis ici pour donner du corps à vos rêves. (Pause. La salle, lentement balayée d’un pinceau de lumière, cligne des paupières avec ensemble. Sa silhouette en contre-jour s’auréole de mystère, un mystère bleu néon). Ce soir, vous êtes… Importants.

La scène se prolonge comme une jetée au milieu de la mer des tables. Trois marches la terminent, qu’il descend d’un pas souple de danseur professionnel. Le voilà au niveau du sol, dans l’espace dégagé de la piste de danse. Que vais-je leur projeter ? L’île déserte ? Trop de couples. Le survol de la ville ? ça fait déjà trois fois ce mois-ci. Manzano va encore râler… Il agite le micro. Un sourire pour gagner l’indispensable poignée de secondes. Surtout, ne pas laisser les conversations reprendre.

— J’ai décidé de vous emmener avec moi. Une promenade dans le monde de vos désirs, de vos plaisirs, (il s’approche d’un couple sur sa droite, une Top-model blonde à la bouche déparée par une moue d’ennui et son inévitable rémora, de quarante ans plus âgé), de vos rêveries, (d’un geste preste, il feint de cueillir une pensée égarée hors du crâne dégarni du riche protecteur), de vos fantasmes…

Il dépose délicatement sur l’épaule de la fille une poupée translucide, nue à l’exception d’un porte-jarretelles noir. La poupée agite ses jambes avec espièglerie et fait voler ses cheveux blonds. Le visage n’est pas ressemblant mais, de loin, ça devrait suffire. Les applaudissements crépitent. Ils sont ravis de se rincer l’œil gratis et de prendre leur revanche sur le vieux. C’est quand même lui qui va se la taper ce soir ; Comprennent rien.

Il croise le regard de la Top-model. Étincelle de curiosité, vite dissimulée. J’en ai d’autres en réserve du même genre, ma belle… À ton service quand tu voudras. Le regard se détourne. Les mouvements de la poupée deviennent mécaniques. Il l’efface. Regagne le centre de la piste tandis que décroissent les applaudissements.

— Merci, merci. Vous êtes un public merveilleux !

Il essuie sur son front le fin rideau de sueur que le talc n’a pu absorber, vérifie que le toupet de faux cheveux est bien en place sur le sommet du crâne.

— Un voyage étrange, peut-être dangereux, nous attend. Nous partons en croisière sur les mers qui ceinturent le restaurant. L’eau va monter jusqu’ici… Écoutez !

Un clapotis discret. Les conversations se sont tues, le public est attentif. Je les tiens. Ils vont se balader en galère, c’est sans doute le plus simple.

Un geste ample des deux bras et le vent se lève. Les lumières décroissent.

— Je vous baptise aventuriers. Suivez-moi !

Il traverse la piste qui semble agitée d’une forte houle, s’agrippe aux rideaux qui masquent les baies vitrées et l’ouverture du balcon. D’une voix rauque, travaillée, il réclame de l’aide. Une, puis deux silhouettes se lèvent, dans un bruit de chaises raclant le plancher. Les dîneurs se rassemblent autour de lui. Il tire les rideaux qui se gonflent comme des voiles, se concentre…

Les vagues s’écrasent à ses pieds.

 

Le reste relève de la routine. Un signe discret à l’accessoiriste et la bande sonore démarre : tambours lancinants, bruits de chaînes, cris. Les serveuses s’avancent en glissant sur le plancher de bois rugueux, à peine habillées de voiles d’illusion translucides (elles ont horreur de ça et il le sait, mais c’est le jeu. Ordre de Manzano). Au passage, elles seront pelotées, bousculées. Des plateaux chargés de cocktails se renverseront et la note sera salée.

La soirée s’annonce bien.

Il s’accoude au bar où Slim, le barman, lui a préparé son Martini. Son vrai nom est Sélim, et la couleur de sa peau est un carrefour d’influences diverses, mais tout le monde l’appelle Slim. Ou barman, ou garçon. Beaucoup de noms pour une seule réalité. Personne ne sait ce qu’il pense et tout le monde s’en moque.

Il trempe ses lèvres dans le verre, le repose et cueille l’olive entre le pouce et l’index.

— Pas assez de gin, Slim…

L’olive tombe sur le plancher. Il l’écrase d’une semelle distraite et ça fait un petit bruit mouillé, un peu écœurant. Le cri d’une grenouille écrabouillée sous une pierre.

— Ordre de Manzano. Paraît que tu bois trop, le spectacle s’en ressent.

— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Je trouve ça aussi mauvais qu’au début. Tu veux une autre olive ?

— Va te faire foutre, Slim…

Dans la salle, l’illusion continue. La tempête agite les rideaux, l’air sent le sel et le goudron. Les convives bavardent ou pelotent les serveuses sans se soucier du contenu de leurs assiettes. La réalité est sur pilote automatique, il pourrait faire ça les yeux fermés.

— Un autre, Slim.

Le cocktail à peine corsé ne lui est d’aucun secours. L’aquarium est toujours trop propre, l'alcool ne sert qu’à dépolir temporairement le verre. Une injection d’indifférence sous forme liquide. Avec une olive pour la couleur. Slim a raison,, le spectacle est dégueulasse.

Assis sur son tabouret de bar il fait tanguer la salle, comme ça, pour s’amuser, et déshabille la plus boudinée des serveuses. Les dîneurs applaudissent avec confiance. Lorsqu’il regagne la scène pour le final (l’arrivée au port avec les éclairs du phare qui illuminent les visages d’une chaude lumière orangée), il garde sur la langue l’amertume du vermouth.

Plus tard, les illusions mourront. Les voiles des serveuses s’effaceront et elles iront se rhabiller, sans un regard pour lui. Les derniers clients régleront leur addition avec une grimace. Ailleurs, devant des miroirs en couronne, sous un éclairage cru, la Top-model exécutera son numéro avec des cris de passion feinte.

Nous trichons tous.

 

Le téléphone l’a réveillé un peu avant midi. La voix de Slim, neutre : Manzano veut le voir. Il raccroche sans un mot, se débarrasse des épingles de cauchemar fichées dans son cerveau. Sa perruque traîne sur l’oreiller auréolé de sueur. Il la colle sur son crâne, puis vacille jusqu’à la salle de bain.

Nu, il n’impressionne personne. Un début de brioche, une peau de mutant, trop pâle. Des yeux bleus sans vie. Machinalement, il sculpte sur son torse des muscles luisants d’huile, rectifie son menton absent. Il est même capable de raser son nouveau visage sans se couper.

Il prendra le temps de déjeuner dans un bar. Manzano comprendra. Il n’est pas un larbin qu’on siffle mais un des artistes les mieux payés de cette foutue ville. Et il a bien l’intention de continuer.

 

Il grimpe au premier étage, passe devant la loge où est punaisée une de ses vieilles affiches. Il a dix ans de moins, les dents brillantes, un regard à la limite de l’insolence. Le photographe avait du talent. Un ongle anonyme a déchiré sa joue de papier et la blessure n’a jamais cicatrisé.

Il continue jusqu’au fond du couloir. La porte de chêne massif est entrouverte. Il frappe et entre sans attendre la réponse.

Manzano est en pleine discussion avec un couple dans lequel il reconnaît la Top-model et son cavalier. Il s’immobilise sur le seuil. La jeune femme ne lui accorde pas un regard. Sa peau, sous la lumière du soleil qui tombe de la verrière, est fripée, flétrie, et son cou commence à se rider. La pénombre du restaurant lui allait mieux.

— Assieds-toi ! lui lance Manzano d’un ton agacé. On parlait justement de toi.

— Le spectacle vous a plu ? Vous désirez une représentation privée ?

L’expression de Manzano le dissuade de poursuivre. Il attrape le dernier fauteuil libre et s’y assoit.

— Quel est le problème ?

Le vieux bonhomme manque de s’étrangler. Manzano toussote avec discrétion.

— Je vais me charger de ça, monsieur Delacourt. Merci de m’avoir mis au courant. Inutile de préciser qu’il y aura une table réservée pour vous et mademoiselle tous les soirs de la semaine prochaine, aux frais de la maison. Je vous raccompagne.

Mademoiselle ! Il a le sens du raccourci historique, le père Manzano, songe Dennis. Il esquisse un vague salut, sans se lever, et la regarde sortir avec une grimace d’appréciation. Les fesses sont restées fermes, le balancement est bien maîtrisé. De la pouliche de race, qui courra encore quelques Grands Prix.

— Je savais bien qu’elle ferait n’importe quoi pour me revoir, soupire-t-il rêveusement quand la porte s’est refermée.

— C’est fini, oui ? lui jette Manzano au visage.

Il va se rasseoir, sort un registre d’un tiroir et le feuillette avant de le projeter en travers du bureau d’un geste las.

— Tu sais qui était ce type ?

— J’ai surtout regardé la fille…

— Delacourt. Jacob Delacourt. Un cerveau de hyène, avec assez de fric pour t’acheter cent fois. La moitié de cette ville lui appartient, l’autre moitié fait dans son froc à la seule mention de son nom et je tombe sur le seul artiste du secteur incapable de le reconnaître !

« Maintenant, écoute-moi bien, Dennis. Quand un type comme ça débarque chez moi, seul ou accompagné, qu’est-ce qu’il faut éviter de faire ?

— D’accord. (Il lève les mains en signe d’apaisement). J’aurais pas dû la déshabiller.

— Ça, ce n’est qu’une partie du problème ! Quand une huile vient dîner chez moi, tu vas la voir. Tu t’informes de ses préférences pour le spectacle et surtout, surtout, tu évites de générer des illusions de bateau si ça risque de la rendre malade !

— Le mal de mer ? C’est pas vrai !

— Si. Toute la nuit à vomir, avec sa geisha qui jouait les infirmières. Non, ça ne me fait pas rire, Dennis. Au-delà d’une certaine quantité de fric je perds mon sens de l’humour.

Sûrement un problème de nourriture, les crevettes peut-être. Manzano le sait, ce n’est pas la première fois qu’un client se plaint. Alors…

Dennis, l’esprit engourdi, attend l’estocade finale. Manzano soupire et reprends le registre.

— T’as jeté un coup d’œil au chiffre d’affaires de ce mois-ci ?

— La comptabilité, c’est ton problème. Moi je n’y comprends rien.

— Vingt pour cent de moins que l’année dernière ! Ça veut dire sept ou huit tables inoccupées chaque soir depuis le début de l’été. J’ai des comptes à rendre moi aussi, figure-toi, et mes commanditaires manquent de patience.

— Change de cuisinier…

— Tu ne vas pas m’apprendre à gérer une boîte ! Les gens ne viennent pas ici pour manger mais pour le spectacle. C’est toi qui doit les empêcher de regarder ce qu’ils ont dans leur assiette.

— Ça fait toujours plaisir de voir son talent apprécié par un connaisseur…

— Tu as besoin de vacances, laisse tomber Manzano. Tu finis la semaine et quelqu’un te remplace. Profites-en pour mettre au point un nouveau spectacle, repose-toi, trouve-toi une petite…

— Et débarrasse-moi le plancher, conclut Dennis. Tu crois que je vais me laisser virer comme ça ?

— Tu as été un bon artiste. Autrefois. Quand tu crevais de faim. Tes illusions faisaient plus que meubler l’espace, tu leur donnais de l’épaisseur. À présent tu ne changes plus la réalité, tu te contentes de la repeindre.

La sonnerie feutrée du téléphone. Dennis se relève avec lenteur et se dirige vers la porte. Manzano, une main posée sur le combiné, le rappelle :

— Quand je t’ai connu, tu avais décidé d’être le meilleur. Arrange-toi pour t’en souvenir et je te reprendrai.

Dennis hausse les épaules et pointe le doigt vers le combiné d’ébonite.

— Tu viens d’attraper un cobra !

Manzano porte à son oreille le serpent qui se tortille au bout du fil et murmure d’une voix neutre :

— J’écoute.

Quand Dennis claque la porte, ses mains tremblent.

 

La représentation du dimanche est particulièrement soignée : une visite guidée hors de l’orbite terrestre, à travers les astéroïdes. Pour l’occasion, les serveuses sont métamorphosées en sirènes de l’espace, les seins nus sous leur scaphandre transparent. Il y a des pluies de météores, des combats d’astronefs.

Et, pour le final, la mort d’une étoile.

Manzano le rejoint au bar après le départ du dernier client et lui tend une enveloppe.

— Voici ta paye. Inutile de tout claquer pour accélérer ta chute. Je peux attendre…

— Tu as vu le spectacle ? lance Dennis d’une voix détachée.

— Oui, et alors ? Tu cherches une augmentation ?

— Tu n’as pas la seule scène du coin.

— J’ai fait passer le mot : je lâcherai Delacourt aux basques de quiconque te signera. Tu sais ce que ça signifie, l’artiste. J’ai croché mes doigts sur tes tripes et je serrerai jusqu’à ce qu’il en sorte quelque chose.

Il dépose négligemment l’enveloppe sur un coin du bar et s’éloigne sans un adieu. Les injures sont couvertes par le bruit du shaker.

À sa façon Slim, lui aussi, est un artiste…

Quelques minutes suffisent pour faire le bilan d’une vie entière. Tout oublier ensuite prend nettement plus de temps. Dennis décide de renoncer à sa moumoute et de se raser le crâne, afin de mettre en valeur ses lobes préfrontaux hypertrophiés. L’expérience est quasi mystique : son image lui déplaît toujours autant mais d’une façon subtilement différente, moins personnelle. Les dialogues avec le miroir de la salle de bain prennent une tournure beaucoup moins passionnelle.

Il laisse s’écouler deux semaines avant de retourner chez Manzano…

 

Tout est curieusement identique, en contradiction avec le profond sentiment de rupture qui l’habite. Seul a changé le nom qui scintille sur le bandeau lumineux de l’enseigne : "Cyndia Cinderella" au lieu de "Dennis Deïmonis". La différence n’est pas grande.

Sauf que le code d’ouverture de l’entrée des artistes n’est plus le même…

Avec une désinvolture étudiée il escalade la douzaine de marches qui mènent à l’entrée du club-restaurant, lance un clin d’œil à la fille du vestiaire et lui abandonne une cape tissée d’illusions qui ruisselle entre ses doigts lorsqu’elle veut la saisir.

Il est de retour.

Sans se presser, il se dirige vers le bar et se hisse sur un tabouret. La scène est plongée dans la pénombre. Il est tôt, les premiers dîneurs attendent derrière le cordon rouge l’arrivée du maître d’hôtel qui les guidera vers les tables. Quand Slim passe à sa portée, Dennis l’intercepte d’un geste possessif.

— Un Martini, sans olive.

— Je suis censé t’avoir vu, Dennis ?

— T’inquiète pas… (Il écarte les pans de son costume gris perle). Pas d’armes, pas de scandale. Je suis juste venu voir le spectacle.

— Ouais. T’aurais pas dû sortir de ta réserve, scalpé. Trouve-toi un coin sombre et n’en bouge plus, sinon Manzano te servira en amuse-gueule après t’avoir découpé lui-même.

— Sa cuisine ne vaut rien, de toute façon. (D’un index discret il désigne la scène vide). Comment est-elle ?

Slim fait mine de réfléchir.

— Cyndia ? Je crois qu’il vaut mieux que je te serve ce Martini…

— Si bonne que ça, hein ?

La salle se remplit. Depuis son poste d’observation, au bar, Dennis contemple avec détachement le ballet des serveuses dont le nouvel uniforme est visiblement inspiré des scaphandres spatiaux de sa dernière représentation. Le plastique crisse à chacun de leurs gestes et l’ensemble manque de grâce. On les croirait empaquetées dans des sacs de supermarché.

En coulisse, le régisseur vérifie les rampes de projecteurs. Il y a une paire de poursuites de part et d’autre de la scène, sur la mezzanine. Pas de sono, une absence quasi totale d’effets…

— Slim, c’est quoi son truc ?

À l’autre bout du comptoir, le barman hausse discrètement les épaules, une lueur indéchiffrable dans les yeux. Les lumières qui baissent lui évitent de répondre. Dans la salle, les murmures diminuent d’intensité. Les serveurs se hâtent de déposer sur la table des plats dont personne ne s’occupe.

La poursuite de droite s’allume, aussitôt dédoublée. Dans le cercle de lumière une silhouette empêtrée de strass surgit en clignant des yeux. Avec incrédulité, Dennis la voit s’avancer vers l’extrême bord de la scène, sans micro, sans un mot, et balayer la mer de visages de son regard papillotant. Ce n’est pas possible, Manzano ne m’a pas remplacé par ça ?

Les applaudissements crépitent. Le public a confiance. Dennis détaille la robe incroyablement mal coupée, le visage d’une banalité à pleurer, le corps… Enfin ce qu’on en devine. Si elle commence un strip-tease, je déclenche l’alarme incendie. Il liquide le reste de son cocktail en deux gorgées, repose d’un geste brutal le verre sur le comptoir. Le pied se brise avec un tintement cristallin.

Personne ne se retourne.

Sur la scène, Cyndia s’est reculée. Les bras écartés, la tête rejetée en arrière, elle ouvre la bouche à fond, inspire, et…

Inexplicablement, le silence se fait.

Dennis laisse échapper un sifflement qui meurt sur ses lèvres. L’impression est curieuse. Le son a fait vibrer son palais et l’intérieur de son crâne mais s’est évaporé sitôt franchi la barrière des dents. Il entrechoque les débris de son verre sans provoquer le moindre bruit.

Le silence ruisselle sur la salle comme un épais sirop sans goût. Les serveuses, engluées, ont cessé de s’agiter. Sur la mezzanine, les poursuites sont animées d’un lent mouvement de va-et-vient et les pinceaux de lumière multiplient les ombres sur le rideau derrière la scène. Tout le reste est immobile.

Dennis s’agite sur le tabouret (sans bruit), se racle la gorge avec force (il est seul à l’entendre). Cyndia n’a pas bougé. La bouche ouverte, ses plombages bon marché illuminés à chaque éclair des projecteurs, elle attend, clouée sur les planches, l’instant improbable de l’envol.

Manzano se fiche de moi, ce n’est pas possible : elle ressemble à ces femmes sur les quais de gare que les trains n’emportent jamais. Il détourne la tête vers le bar pour prendre Slim à témoin.

Appuyé sur ses poings, les yeux mi-clos, le barman regarde le spectacle.

Plus tard, Dennis comprendra que la première faille est née à cet instant précis. Il ressent dans sa poitrine le vide douloureux que crée un poignard en se retirant. Sans conviction, il claque des doigts devant le visage de Slim. Depuis quand un barman aussi expérimenté que lui se laisse-t-il captiver par ce qui se passe sur scène, au lieu de servir les clients ? Sa propre mauvaise foi lui fait grincer des dents. En ce moment, il est bien le seul à se soucier de boire.

Isolé dans son coin, ficelé par le silence, il attend la fin du spectacle en pianotant avec hargne sur le bois poisseux du bar. Il a l’impression que tous les autres se sont branchés sur la même radio en le laissant seul, avec son cerveau modèle de l’année dernière et ses illusions inutiles.

Il s’est presque résolu à partir lorsque le silence se retire. Lentement, par à-coups hésitants : d’abord le staccato de ses phalanges sur le bois, puis la respiration de Slim tout proche, le crissement nerveux d’une semelle sur le plancher. Des détails sonores que son ouïe accueille avec reconnaissance. Il n’est plus seul.

Il inspire à fond, deux ou trois fois. Sur la scène, Cyndia a baissé la tête et laissé retomber ses bras. Ses doigts tressaillent, elle a de jolies mains et ce détail le trouble autant que le reste. Le public applaudit d’une manière inhabituelle, avec retenue et gravité, comme pour participer au reflux du silence sans brusquer celui-ci. Cyndia s’incline, un sourire fatigué plaqué sur son visage. Les rayons pâles des poursuites l’accompagnent jusqu’au rideau puis s’éteignent. On entend des bruits de fourchette.

Il n’y aura pas de rappel.

Slim balaye les débris de verre du comptoir en évitant le regard de Dennis.

— Un autre, s’il te plaît, toujours sans olive. Non, se ravise Dennis. Annule ça.

Il se laisse glisser du tabouret. Slim le retient par l’épaule.

— Fiche-lui la paix. Elle ne pourra rien te dire de plus.

Pour toute réponse, Dennis fait jaillir une rose entre ses doigts. Slim secoue la tête.

— Tu n’es pas assez réel pour elle.

— Je veux juste comprendre. Ça ne devrait pas prendre trop de temps !

Il se glisse derrière le rideau de scène et grimpe l’escalier avec une décontraction feinte, sans croiser personne. Son portrait est toujours punaisé sur la porte de la loge. Il va tourner la poignée, suspend son geste, frappe. Deux coups discrets.

— Un moment !

La voix est claire, teintée d’un accent indéfinissable. Lorsque le battant s’entrouvre, il rectifie machinalement sa tenue.

— Oui ?

Elle le dévisage sans émotion puis jette un bref coup d’œil à l’affiche et sourit.

— C’était une perruque, murmure Dennis. La photo date un peu.

— Je vois. Vous êtes plutôt mieux au naturel. Vous êtes venu récupérer quelque chose dans votre loge ou s’agit-il d’une visite de politesse ?

— Je peux entrer ?

— Faites comme chez vous.

Elle resserre les pans de son peignoir et va s’asseoir sur l’unique chaise, face à la glace, en lui tournant le dos. Il crispe les poings, se force à les dénouer. Une illusion serait la bienvenue mais il sent confusément que leur échange ne se situe pas à ce niveau.

Qu’est-ce qu'il m’arrive ?

— Votre numéro…, hésite-t-il. Ça n’a pas marché pour moi.

— Et vous voulez qu’on vous rembourse ? Oh, je suis idiote ! s’excuse-t-elle sans le regarder. D’accord, je suis désolée. Ce n’est pas quelque chose que je maîtrise complètement.

— Pourtant, ce silence que vous créez est…, il cherche un mot suffisamment neutre. Impressionnant.

— Ce n’est pas le plus important.

— Je veux bien l’admettre.

Elle détourne ses yeux du miroir et les braque dans les siens. Il est scruté, disséqué, puis abandonné les entrailles ouvertes. Sensation aussi neuve qu’inconfortable.

— J’avais du mal à y croire. Vous n’avez vraiment rien ressenti ?

— Laissez tomber. Ce n’est pas si important.

— Peut-être que si. (Elle jette un coup d’œil à sa montre). Il faut que j’y retourne. Monsieur Manzano aime bien me voir dans la salle après le spectacle. Attendez-moi dehors, le temps que j’enfile une robe.

Il hoche la tête. Elle lui caresse le bras, spontanément, en ouvrant la porte.

— Si ça peut vous consoler, pour moi non plus il ne se passe rien.

 

Dennis attend à l’extérieur de la loge. De l’autre côté de la cloison, une fille qu’il connaît à peine est en train de se déshabiller. Il ne fait aucun effort pour la visualiser et trompe son ennui en battant des cartes imaginaires. Il jette le paquet en l’air, brasse des jokers et des dames de cœur qu’il renvoie au néant lorsqu’il est fatigué. Son destin ne lui plaît pas mais c’est lui qui distribue le jeu et qui choisit ou non de tricher. Il a tous les atouts en main. Malheureusement.

Cyndia surgit enfin, vêtue d’un ensemble couleur d’eau qui était démodé avant même d’être coupé. Elle a maquillé ses yeux, à peine, tiré ses cheveux en arrière. Elle ressemble à une institutrice très sévère et très sage.

Dennis s’incline et, d’un geste négligent, accroche à son corsage une orchidée d’un noir brillant. Elle ouvre la bouche. Dans le tourbillon de silence qui jaillit, la fleur se recroqueville et disparaît.

— Vous ne l’aimiez pas ?

— Elle ne sentait rien, ne pesait rien. Vous seul pouviez la percevoir.

— Elle vous allait bien.

Elle hausse les épaules et se dirige vers l’escalier. En haut des marches, elle lui effleure la joue.

— J’ai apprécié l’intention.

— Mais pas le résultat ?

— Vous n’avez pas aimé le silence que je vous ai offert.

— Peut-être que je n’écoutais pas vraiment.

Manzano, boudiné dans un smoking crème, leur fait signe du bar qu’il occupe à lui tout seul. Dans la salle inhabituellement calme, l’orchestre joue une bossa-nova, avec des éructations de cuivre.

— Cyndia, ma chère, c’était parfait. Salut, Dennis. Slim m’a dit que tu avais déjà le mal du pays ?

Il se tourne vers Cyndia et son regard se durcit.

— J’espère qu’il s’est conduit en gentleman ?

— C’est un amour, réplique-t-elle avec un petit rire malicieux qui transfigure ses traits. (Dennis la contemple, stupéfait. On dirait que le soleil s’est levé sur son visage). Savez-vous qu'il est venu me féliciter pour mon numéro ?

— Très bien, mon petit, très bien. À présent, j’aimerais que vous alliez vous montrer à nos deux ou trois meilleures tables. Vous savez comme les clients adorent bavarder avec la vedette ?

— J’y vais, monsieur Manzano. À un de ces jours, Dennis.

— Qu’est-ce que tu es venu faire, exactement ? demande Manzano d’une voix dangereusement détachée.

— Boire un verre, voir le spectacle, me replonger dans l’ambiance. Pas nécessairement dans cet ordre.

— Inutile de me faire le coup de la nostalgie, il est beaucoup trop tôt pour que je te reprenne.

— Envoyez les violons ! ricane Dennis.

— Content de t’avoir revu, rétorque Manzano en abandonnant son tabouret.

— J’espère que tu penseras la même chose demain.

Manzano s’immobilise.

— Je ne suis pas sûr d’aimer ça. Et il n’y a plus une table de libre durant toute la semaine.

— Ravi de voir que les affaires marchent… Rassure-toi, je me contenterai de m’asseoir au bar. J’ai l’estomac fragile.

— D’accord, acquiesce lentement Manzano. J’ignore à quoi tu joues mais Slim t’ouvrira un compte. Et, Dennis…

— Oui ?

— La prochaine fois, évite de casser mes verres.

 

Le lendemain, après une nuit de glace et de plomb, Dennis s’attaque au désordre de son appartement. Il jette des piles d’affiches, déchire des souvenirs fossilisés en forme de cartes postales ou de programmes de tournée. Tiroir après tiroir, le vide s’installe. Il évacue la poussière à l’aide de sa moumoute qu’il manie comme un chiffon. L’appartement semble s’être dilaté, ou peut-être est-ce lui qui a rétréci. La moitié de sa vie s’entasse dans de grands sacs poubelle, sur le palier. Sous l’épaisse couche d’indifférence qui s’est accumulée au fil des ans, il sent qu’un animal le dévore de l’intérieur.

L’angoisse l’a rattrapé mais il refuse de s’arrêter de courir.

 

À son arrivée chez Manzano, il est accueilli par d’épais flocons de silence qui tourbillonnent près de l’entrée. L’air qu’il sifflote lui est arraché de la gorge. Il sourit à demi, (Où est le plaisir d’être en retard si on ne peut déranger personne ?) et plonge sans hésiter dans l’absence de bruit.

Il traverse la salle pétrifiée et s’installe sur son tabouret favori. Un salut désinvolte de la main vers Cyndia qui cligne des paupières face aux projecteurs. Elle doit être complètement aveuglée, il faut qu’elle travaille ses éclairages. Quelque chose d’adouci, de mystérieux. Et sa robe… Dans un autre style elle ne serait pas si mal. L’image qu’elle donne… Une idée de Manzano, je parie. Elle devrait essayer de bouger.

Il tape sur l’épaule de Slim qui frotte machinalement un shaker, les yeux braqués vers la scène. Elle a quelque chose, c’est sûr Slim ne m’a jamais accordé plus qu’un coup d’œil distrait quand j’étais sur les planches. Je me demande ce qu’ils lui trouvent, tous. S’il n’y avait pas son rire…

Il se tait et laisse le silence devenir assourdissant.

Sur les tables, les mains des dîneurs se crispent sur les fourchettes. Personne ne mange ni ne boit. Les visages arborent une expression concentrée, extatique. Une légère rougeur colore parfois leurs joues et le rythme de leur respiration s’accélère. Dennis, repoussé à la frontière de leurs rêves, égrène des pensées moroses en attendant le retour du bruit.

Plus tard, il avale d’un trait le Martini servi par Slim, savoure l’amertume du gin et le retour à la normale. Désœuvré, le barman promène un chiffon d’un bout à l’autre du comptoir. Les serveuses oscillent entre les tables comme des mannequins de plastique, les bras chargés d’assiettes à demi terminées.

— C’est plutôt calme, murmure Dennis à l’oreille de Slim. Tes whiskies frelatés auront peut-être le temps de vieillir.

— Je ne fais pas le chiffre habituel, admet Slim de mauvaise grâce. Mais toutes les tables sont réservées. Manzano dit que ça compense. D’ailleurs, personne ne songerait à boire durant un tel spectacle.

— À part moi, bien sûr ! ricane Dennis. Il redevient sérieux devant l’expression du barman. Raconte-moi tout ce que je manque.

— Je ne peux pas manger ça ! se plaint d’une voix haut perchée une femme un peu trop fardée. C’est froid. Changez-moi ce plat.

Une serveuse se précipite. Le maître d’hôtel l’intercepte et lui donne des ordres à voix basse. Dennis détourne la tête, agacé par l’incident. Cyndia s’est éclipsée sitôt la fin du show et son absence est presque palpable. Le souvenir des minutes précédentes plane au-dessus des conversations comme un oiseau de fumée.

— Raconte-moi, insiste Dennis.

— C’est une voleuse de silence, laisse tomber Slim en caressant le shaker d’un geste machinal, les yeux dans le vague. Elle avale tous les bruits, les sons inutiles, les paroles en l’air et les échos indésirables. Elle oblige la réalité à se taire.

— Ça, j’ai vu. Et alors ?

— Alors… Tu es forcé de t’écouter toi-même. Tout ce que tu as à l’intérieur, les vibrations de ton cerveau, la mélodie de tes tripes. Ton cœur qui bat, le rythme obstiné de tes veines, le cri de tes neurones. La musique de ton âme.

« Et à ce moment-là, ajoute-t-il en reposant le shaker, chaque pensée devient un trait de plume sur la partition. Et les émotions… Le plaisir de respirer, tes poumons qui se gonflent comme une cornemuse qui joue toute seule. L’air entre tes dents, assourdissant. Le goût merveilleux de ta salive où se retrouvent les traces de tous tes baisers. Tu sens l’excitation qui enfle, qui occupe tout ce vide laissé par le brouillage sonore de la réalité. Tout paraît tellement plus vrai quand elle est là.

— Et où est-elle en ce moment ?

— Dans sa loge, je suppose. Elle ne tardera pas à descendre. Je te laisse, j’ai du travail.

— Sûr. (Dennis regarde la rangée de tabourets vides). Merci de m’avoir expliqué tout ça.

— Tu n’as rien compris, hein ? Tu te souviens d’avoir eu du plaisir à respirer ? Simplement ça. Respirer.

— C’était il y a longtemps. J’ai oublié.

— Moi aussi, c’est ce que je croyais. Elle m’a aidé à me souvenir et m’a joué la plus belle musique du monde. La mienne. Ne me demande plus de partager.

Slim se détourne et s’enfuit à l’autre bout du bar. Au même moment, Cyndia fait une apparition discrète au coin de la scène. Elle avance entre les tables et Dennis la suit du regard. Sa démarche manque de fluidité. Elle disparaît dans la pénombre d’une alcôve, reparaît un peu plus loin. L’œil la perd et la retrouve sans cesse, elle n’est jamais tout à fait là.

Dennis plonge dans son Martini. Lorsqu’il relève la tête, elle se matérialise face à lui, un sourire au coin des lèvres comme une trace de baiser.

— Salut, étranger. Tu m’offres un verre ?

Sans attendre la réponse, Slim fait glisser sur le comptoir un cocktail qui s’immobilise à sa hauteur, dans un discret tintement de glaçons. Je rêve, ou il sort le grand jeu ? Songe Dennis. Il lève son verre et porte un toast muet au barman. Cyndia rit, et c’est comme un arc-en-ciel sur un glacier.

— Tu as vu le spectacle ?

— Je suis arrivé en retard.

— Oh ! murmure-t-elle et son sourire s’efface.

— J’aimerais t’en parler, de toute façon…

Du coin de l’œil, Dennis surveille Manzano qui discute avec le maître d’hôtel. Ils se séparent et Manzano se dirige vers eux, en s’arrêtant à certaines tables pour saluer les dîneurs les plus influents. Dennis grimace.

— Voilà le comptable. Je te retrouve dans la loge ?

Elle acquiesce avec une moue. Dennis emporte son verre à l’autre bout du bar et arrache à Slim le nouveau code de l’entrée des artistes, avant de sortir sur le perron rendu glissant par la pluie. Il a envie de marcher sous l’orage, le crâne nu.

 

Devant le grand miroir entouré d’ampoules, Cyndia finit de se démaquiller. Dennis s’installe sur un pouf, à ses pieds. Ses jambes ne sont pas vilaines mais elle ne fait vraiment rien pour qu’on s’en aperçoive. Dès son entrée dans la loge, il a senti la tension qui l’habitait et a choisi de se taire. Des gouttes d’eau dégoulinent derrière ses oreilles, il se sent comme une boule de billard échouée après la crue.

Il relève la tête et capte son regard braqué sur lui dans la glace. Ses yeux, débarrassés des teintes parasites de l’eye-liner, prennent des reflets de porcelaine.

— Tu voulais me parler ? dit-elle lentement.

— Je me demandais si tu accepterais mes commentaires sur ton spectacle ?

— J’ai déjà reçu ceux de Manzano…

— Je peux me taire. Ou tu peux décider de ne pas m’écouter.

— L’un et l’autre sont également difficiles. Je suis fatiguée de mes propres silences. Parle-moi.

— Pour commencer, il te faut un micro. Le public doit t’appartenir dès les premières secondes, tu ne dois pas lui permettre de se détacher de toi.

Elle secoue la tête avec un soupir résigné. Imperturbable, Dennis enchaîne :

— Ensuite, ta tenue. Evite les clichés, en particulier ceux qui ne te ressemblent pas. Personnellement je te verrais avec un ensemble dans les tons de brun, plutôt feuille morte que roux. Pas besoin d’un corsage trop ouvert, au contraire. Garde ton mystère. L’important étant que tu puisses bouger sans entraves.

— C’est vraiment tout ce que tu as à me raconter ?

— Il reste le problème des éclairages. C’est sans doute le plus important.

— Dennis ! (Sa voix hésite entre le fou rire et l’agacement). Je sais déjà tout cela.

— Alors travaille ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise…

— Rien. Je suppose que tu as raison. (Elle se lève, décroche une robe d’un cintre). Est-ce que tu comptes me raccompagner chez moi ?

— J’ai un rendez-vous, très tôt demain. Le seul imprésario qui travaille le matin et il a fallu que je tombe sur lui.

— Je vois. (Son bras retombe). Puisque c’est comme ça, tourne-toi. Il faut que je me change.

 

Debout dans la salle d’attente, Dennis examine les affiches défraîchies annonçant des tournées dans des lieux exotiques. L’entrevue n’a rien donné, l’ombre de Delacourt plane sur sa carrière. Tout cela n’est qu’un jeu cruel, il en est conscient. Un billet d’avion suffirait à le libérer du sort jeté sur lui. Même les bras les plus longs s’arrêtent quelque part. Il a fait le vide dans sa vie, plus rien ne le retient. Il pourrait tout recommencer.

Sans Manzano. Sans Cyndia.

Lorsqu’il se retourne, sa décision est prise. Et Cyndia est là, assise sur un fauteuil avachi, en train de feuilleter un magazine de mode vieux de dix ans. Elle paraît à peine surprise de le voir.

— Il semblerait que nous ayons au moins une chose en commun. Tu travailles aussi avec cette vieille fripouille ?

Trop de réponses possibles. Il la prend par les épaules, la relève, l’embrasse légèrement sur la bouche.

— Il y a des années que je ne me suis pas promené dans le parc. Tu viens ?

— De toute façon, je l’avais déjà lu, dit-elle en reposant le magazine.

Sur la berge du fleuve, ils trouvent un banc près d’un saule pleureur et l’essuient avec des mouchoirs en papier. Dennis observe les barques qui s’épuisent à ramer à contre-courant. Il songe à sa vie. Elle pose un doigt sur sa bouche :

— Ne le dis pas !

Il décapite un brin d’herbe et le noue, un nœud compliqué qu’il n’aura jamais la patience de défaire.

— Quand j’ai été virée de ma première place, deux mois à peine après mon engagement, j’ai changé de nom et de ville, se souvient-elle en suivant des yeux les tourbillons hypnotiques autour des avirons. J’y suis revenue il y a quelque temps. La boîte dégringolait. À la place du spectacle, il y avait des sachets de poèmes instantanés que les clients versaient dans leurs verres quand ils étaient ivres. C’était censé les rendre éloquents. Les volutes de texte leur chatouillaient les narines et, parfois, une strophe entière leur explosait à la figure. Ils éternuaient, et tout le monde riait.

— Sauf toi…

— Je n’ai jamais été tout à fait synchronisée avec le reste du monde.

La brise agite les branches du saule qui trempent dans le fleuve et les remous dérivent le long de la berge. Sur l’autre rive, le soleil ricoche sur les façades des immeubles.

— Dans mes promenades, au bord des îles de Novembre, récite Dennis d’une voix sourde,

Les grands arbres accueillent les visiteurs

En agitant leur chevelure dénudée

Dans le respect profond des choses qui se meuvent…

Je crains d’avoir oublié la suite.

— Je me demande quel goût ça aurait, mélangé à un Martini, murmure-t-elle. C’est de toi ?

— Probablement. On marche un peu ?

Ils traversent le parc, au rythme paisible de ceux qui croient avoir tout le temps du monde pour se connaître.

— On t’a proposé un nouveau contrat ? demande-t-elle au moment de franchir les grilles.

— Non. La ville est saturée d’artistes en ce moment.

— Je sais. On m’a dit la même chose ce matin.

La rue les enveloppe. Il y a beaucoup de directions possibles, chez elle, chez lui. Ailleurs. Dennis songe a son appartement rempli de tiroirs vides. Cyndia garde les yeux fixés au sol.

— J’ai oublié de te prévenir, soupire-t-elle, les yeux toujours obstinément baissés. Manzano voudrait te parler.

— Il aurait pu le faire hier… Je me demande ce qu’il me veut.

— Tu ne t’en doutes pas ?

— Je le saurai bien assez tôt. De toute façon, j’avais prévu d’arriver en avance pour le spectacle de ce soir.

Elle acquiesce distraitement. Il passe un bras autour de sa taille et la sent se raidir. Elle se détache de lui d’un geste brusque.

— Tu veux rentrer ?

Elle secoue la tête. Il s’immobilise, cherche ses mots. Elle ouvre la bouche et les lui arrache des lèvres jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que du silence entre eux, du silence et rien d’autre.

 

Il pénètre dans le restaurant en fin d’après-midi, monte directement chez Manzano. L’affiche sur la porte de sa loge lui sourit insolemment au passage. Il résiste à l’envie de frapper pour savoir si elle est là.

Manzano lui offre un verre qu’il refuse. On entend à travers le plancher l’orchestre qui répète.

— J’ai réfléchi, lui annonce de but en blanc Manzano. J’ai peut-être été trop dur avec toi.

L’esprit engourdi, Dennis laisse venir. Son absence de réactions semble agacer son interlocuteur.

— Je sais que tu es libre en ce moment. (Tu y as personnellement veillé, espèce de salaud ! songe Dennis). J’aimerais te reprendre en alternance avec Cyndia.

— Un jour sur deux ?

— Plutôt cinq jours sur sept. Elle pourrait faire les mardis et les jeudis, juste pour assurer la transition. Son contrat expire dans deux mois.

Avec soin, Dennis crée un éléphant miniature à qui il donne les traits de Manzano et le fait tourner au bout de son index.

— Qu’est-ce que tu lui reproches ?

— Eh bien…

C’est la première fois que Dennis voit Manzano embarrassé et la découverte l’amuse. Il sourit malgré lui avant de replier l’éléphant comme une longue-vue.

— Dennis, nous sommes des professionnels, toi et moi. Je n’ai pas besoin de t’expliquer comment fonctionne le système. Si je veux faire plus que mes frais, il faut que le restaurant et le bar tournent chacun à cent pour cent. Je me fiche que le spectacle ait de bonnes critiques si personne ne reste pour boire un verre après le final.

— Je croyais que toutes les tables étaient réservées ?

— Cyndia est trop bonne, Dennis. Quand elle est sur scène, tout le monde oublie de manger. Alors les clients commandent les plats les moins chers et n’y touchent même pas.

De toute façon, une fois refroidi, ce n’est même plus comestible, se dit Dennis. Un couac assourdi traverse le plancher. Manzano grimace :

— Écoute-les. Depuis que cette fille est là, ils ne jouent plus de la même façon. Je te le dis, Dennis, je serais heureux que tu reviennes. Ton imprésario est d’accord…

— J’en parlerai avec lui. Quand aimerais-tu que je commence ?

— Le plus tôt possible. Ton ancien spectacle fera encore l’affaire jusqu’à cet hiver.

— On verra. (Dennis se lève). Tu n’as jamais essayé de nous remplacer par des mannequins ?

— J’aime ce qu’elle fait. Sincèrement. C’est juste que ça ne marche pas dans un endroit comme celui-ci.

Manzano lui tend une main manucurée qu’il serre par réflexe.

— Va la voir, parle-lui. Je peux lui laisser un dimanche par mois si elle le désire. En matinée.

 

Il entre dans la loge sans s’annoncer et expédie d’un coup de pied le pouf dans un coin. Cyndia est en peignoir, les cheveux dénoués. Un flacon de vernis à ongle débouché traîne sur la tablette.

— J’ai vu Manzano… (Il imite de son mieux le ton mielleux du directeur). Dis-lui qu’elle fasse les mardis et les jeudis.

« Je suis désolé ! Je n’avais pas compris.

— Je sais. Ce n’est pas de ta faute. (Elle achève de vernir son pouce et remue délicatement les doigts). Si tu en as fini avec les condoléances d’usage, tu peux ficher le camp.

— J’ai mieux à t’offrir que ça. À condition que tu acceptes.

Il la force à se relever, la tient à bout de bras pour l’examiner. Elle a une silhouette quelconque, un visage quelconque. Le problème n’est pas là. Il faut parier sur son rire et sur cette fragilité merveilleuse qu’elle cache trop bien.

Il murmure Tu permets ? et dénoue la ceinture du peignoir. Elle ne résiste pas. Il écarte les pans et la déshabille avec douceur. Sa peau est pâle, nacrée. Ses seins sont des perles baroques, ses hanches des coquillages précieux. Elle est nue comme une plage à l’aube, quand les marées de la nuit ont lavé le sable.

Il pose une main sur ses lèvres pour l’empêcher de parler. Elle embrasse sa paume et il sourit. Du bout des doigts, il prend la mesure de son corps. Se concentre.

Le tissu d’illusions s’enroule autour des épaules de Cyndia, s’évase jusqu’à ses jambes et tourbillonne autour de ses chevilles. Avant de la projeter il a soigné la texture de l’étoffe, tissé chaque fil dans son esprit. Le résultat est presque vivant.

Cyndia pousse un faible cri de surprise. Inconsciemment, Dennis a choisi de renoncer aux couleurs éteintes, aux nuances sages. La robe flamboie, le décolleté est un vertigineux défi à la pesanteur. Il orne son cou d’un pendentif à trois branches et accroche à ses oreilles une toile d’araignée de diamants.

Il la prend par la main, l’oriente face au miroir.

— Regarde-toi.

Elle a les yeux emplis de brume. Il tourne autour d’elle, rectifie un détail du drapé, saupoudre ses cheveux de poussière d’or.

— Je n’avais jamais habillé personne auparavant, murmure-t-il, la gorge serrée. Ça te plaît ?

Elle virevolte. Le tissu se déploie en corolle autour d’elle. Sous l’illusion, la réalité de son corps est d’une beauté inattendue. Dans un geste de pudeur instinctif, elle croise les bras sur ses épaules nues. Et maintenant ? semblent interroger ses yeux.

Dennis ramasse le peignoir et le replie délicatement sur le paravent.

— J’aimerais me charger du décor pour le spectacle de ce soir. Pas d’éclairages, rien que des illusions. Tu auras le plus bel écrin qu’on t’offrira jamais.

— Mon image t’appartient. Que veux-tu en échange, puisque tu as déjà refusé tout ce que je pouvais te donner ?

Il caresse ses cheveux.

— Et alors ? Tu as dédaigné l’orchidée que j’avais fait éclore pour toi, je suis resté sourd à tes silences. Notre histoire est peut-être vouée à l’échec dès le départ, ce qui la rend infiniment tentante. Tu vois, c’est loin d’être simple. On continue ?

Elle rit, et ce rire même est différent.

— Oui, Dennis. On continue.

 

Le rideau s’écarte. Dennis s’avance sur scène, un micro à la main. Il murmure Bonsoir, de sa voix travaillée, et la sono démultiplie les syllabes à travers la salle. Sur la mezzanine, les poursuites débranchées le contemplent avec tristesse de leur œil mort.

— Nous avons voulu vous offrir quelque chose de spécial !

Il s’approche de l’escalier, pose le pied sur la première marche et se retourne. Les lumières baissent. Dans la pénombre, il braque le micro comme une torche pour détourner de lui l’attention du public.

— Ce soir, pour la dernière fois, voici Cyndia. Cyndia Cinderella…

Il s’entoure d’un paravent d’obscurité et disparaît. Le rideau frémit, s’ouvre lentement. Sur un tapis de violons, un piano égrène des arpèges. Une rumeur d’étonnement et de plaisir mêlés monte de la foule.

Cyndia est là.

Elle s’avance avec lenteur. À chaque pas, la robe ondoie. Des oiseaux multicolores descendent du plafond et se fondent dans le tissu qui flamboie. Les applaudissements éclatent, assourdissants.

Cyndia s’immobilise. De son poste d’observation, sur la mezzanine, Dennis la voit se détendre et redresser les épaules. Elle lève la tête, lui envoie un baiser, brièvement, puis affronte la marée de bruit qui monte de la foule avec l’assurance d’une figure de proue.

Elle expire à fond. Ouvre la bouche et souffle les cris comme une chandelle. La salle, captivée, a les yeux braqués sur elle, toutes les serveuses se pétrifient. Ce soir, personne ne mangera.

Le silence gagne les étages. Dennis le sent monter jusqu’à son cœur, effacer son souffle. Il se penche par-dessus la rambarde. Le plus difficile commence.

La robe cent fois retravaillée change de nuances. À l’or des mélèzes se mêle le rouge lancinant des érables. Le tissu se déchire, des lambeaux s’en détachent et tourbillonnent comme des feuilles mortes, chacune ornée d’une image en réduction de Cyndia. Un vent invisible les disperse au-dessus des tables et tout s’apaise.

Dennis lui a demandé de tenir le plus longtemps possible, de jeter toutes ses forces dans le spectacle. Lui-même est décidé à lui offrir en retour ses plus belles créations. Elle dansera dans une cathédrale de verre qu’un mot suffirait à émietter, saisira des soleils à mains nues. Elle le mérite.

Une bouffée de tendresse l’envahit. Leurs yeux se cherchent, s’accrochent. Le silence qui l’englue ne le dérange plus. Il a bâti au-dessus du vide un pont d’illusion qu’il peut franchir à tout moment pour se retrouver près d’elle. Les instants qui vont suivre seront partagés.

La musique, venue de très loin, s’élève dans sa tête.

 

Au début, il n’y prête pas attention. Concentré sur les fils immatériels qui jaillissent de ses paumes, il repeint le décor aux couleurs de son esprit. La mélodie l’envahit sans qu’il s’en aperçoive, si familière que son corps bouge en rythme avant même qu’il en ait pris conscience. Cyndia, tournée vers lui, hurle le silence à pleine bouche.

La musique le remplit de l’intérieur. Il savoure la montée d’un accord parfait, ferme les yeux. Les illusions vacillent. Il ouvre les paupières juste à temps pour consolider les échafaudages de la réalité et renvoyer des pinceaux de couleur tout autour de la salle.

Insidieusement, la mélodie s’empare à nouveau de lui. Les yeux toujours rivés à ceux de Cyndia, il lutte contre cette fascination égoïste qui l’empêcherait de s’occuper d’elle, mais le bruit de son propre corps devient vite assourdissant.

Il va céder, il le sent. Dans un dernier sursaut il lance vers la scène des centaines de papillons blancs qui recouvrent les épaules de Cyndia.

Cyndia qui n’entend rien.

Cette idée le dégrise. Les harmonies de son esprit se dispersent, il se concentre sur la texture de la robe, sur l’éclat des bijoux, avec une volonté farouche. Cyndia lui apparaît infiniment plus belle à présent qu’il a lui aussi cédé à la fascination de son silence. Mais le répit est de trop courte durée. La tendresse qu’il ressent fait vibrer en lui une note pure qui menace à nouveau de le submerger.

Dans la salle, les spectateurs envoûtés oscillent sur leur siège, chacun à son rythme. Cyndia arrache de leurs lèvres des soupirs de plaisir à peine formés et les envoie se perdre dans le néant, pour être aussitôt remplacés par d’autres. Dennis se tend vers elle. Au creux de son âme subsiste un vide qu’aucune illusion, aucune femme, n’est venu combler. Il choisit de le lui offrir. Elle comprendra.

Il s’abandonne, complètement. Tout ce qu’il ressent, ses émotions les plus impudiques et les plus vraies, sont réverbérées vers la scène. La musique l’envahit mais il ne garde rien.

Au bout de ses doigts, les illusions se renforcent. Il les sent devenir plus denses, presque palpables. Emplies de son amour, elles dérivent vers Cyndia et se posent à ses pieds. Peu à peu, le tissu qui l’enveloppe s’alourdit, sa robe épouse plus étroitement ses formes, devient caresse, puis baiser. Avec un émerveillement qu’il ne cherche plus à contenir, Dennis regarde son visage qui se couvre d’une légère rougeur, ses yeux qui chavirent…

Le choc en retour du silence l’emporte encore plus haut.

 

Ils brûlent, liés l’un à l’autre par un circuit d’émotion pure qui se renforce à chaque respiration. Le public a, depuis longtemps, cessé de les suivre. Ce bonheur-là ne lui est pas destiné. Les lumières baissent doucement mais, lorsqu’on pourrait croire que le final est proche, un nouvel élan les réunit. Ils ont le temps d’apprendre à contrôler le spectacle, il est plus important de le vivre.

Plus tard, il la rejoindra derrière la scène et lui dira : « Excellent, partenaire ! », ou n’importe quoi d’aussi stupide et creux. Ils n’auront ni l’un ni l’autre la force de sourire. Il posera la main sur son épaule nue et elle tressaillira, simplement, parce que le contact de cette main est infiniment doux.

Ensemble, ils regagneront leur loge et feront leurs bagages.

 

 

 

 

 

 

 

 

Fin du Cycle des Étoiles Mortes