Rêve 2 (Figures Imposées)

Ceux qui se jettent du haut de la falaise, à l’autre bout du Monde, choisissent le plus souvent l’aire d’envol aménagée. De nombreux plongeoirs de hauteurs différentes, une catapulte à ressort, deux ou trois tremplins et un toboggan aux spires régulières sont disposés à proximité du bord, l'extrémité donnant sur le vide. Une taxe modique, prélevée à l’entrée par les Servants du monastère voisin, suffit à entretenir ces installations et permet de remplacer celles qui n’ont plus la faveur des visiteurs ou dont la solidité laisse à désirer.

L’ensemble donne à cet endroit particulier de la falaise un air de fête foraine, à laquelle ne manquent ni les rires des enfants, auxquels le toboggan est en principe réservé, ni les cris excités de la foule, mêlés aux accents dissonants d’orgues de barbarie désaccordées.

Etrangement, seuls les curieux acquittent un droit de visite. Pour tous les autres, que la coutume a depuis longtemps gratifié du surnom d’Anges, l’accès aux installations est gratuit et aucune forme de rémunération ou de don n’est acceptée par les Servants.

Il n’est pas rare de voir un Ange vider ses poches de toute la monnaie qui l’alourdirait, et disperser les piécettes à tous les vents avant de prendre son envol. D’autres les distribuent aux visiteurs, qui ressortent parfois ainsi plus riches qu’ils ne sont entrés, mais les Servants n’encouragent pas cette pratique, qui tend à disparaître.

Un sentier tortueux longeait autrefois le bord. Il a cessé depuis longtemps d’être praticable, faute d’entretien. Cependant, rien n’empêche ceux qui le souhaitent de choisir un point de départ particulier pour leur chute. Aucun garde-fou n’entoure la falaise, nul emplacement n’est inaccessible ou interdit. Même la végétation, constituée de fourrés clairsemés et de maigres arbustes aux troncs bariolés de veines de résine, ne peut être considérée comme un obstacle. Quelques heures suffisent dans tous les cas à se frayer un chemin vers l’endroit désiré, au prix d’écorchures sans gravité.

Rares sont les Anges qui dédaignent les installations aménagées. Ils savent que le point de départ n’a pas d’importance : une fois le saut effectué, tous sont égaux devant les courants.

 

Le visiteur, s’il respecte la tradition, rejoint à pied le sommet des falaises. Le chemin, bien balisé, s’enfonce à travers un paysage de rocaille hérissé de touffes d’épineux et de plantes aromatiques ou vénéneuses. L’air, surchargé d’odeurs, paraît plus épais que dans la vallée et certains voyageurs, habitués à l'atmosphère confinée des cabines de paquebots, en sont parfois incommodés. Des sièges rustiques, taillés à même la pierre, leur permettent de se reposer et de reprendre leur souffle.

Au bout d’une heure de marche, le sentier se dédouble pour la première fois. Le marcheur peut alors choisir d’emprunter l’une ou l’autre branche de la fourche : elles mènent toutes les deux à destination. Chacune d’elle se dédouble à son tour au bout de quelques centaines de pas, et ainsi de suite jusqu’au sommet. Ceci a pour but de fractionner la masse des visiteurs et d’assurer à ceux qui le désirent la solitude nécessaire à la méditation.

Le nombre total d’itinéraires existants figure dans les archives du monastère. Personne n’a jamais demandé à le connaître.

Des ruines de tours à un étage, aux murs de moellons grossiers empilés sans mortier, jalonnent certaines ramifications. Elles paraissent d’une antiquité respectable mais ne présentent aucun intérêt particulier, hormis celui de servir éventuellement d’urinoir de fortune.

Les Anges, du moins ceux qui veulent se considérer comme tels, ne provoquent plus la curiosité des Servants. Leurs secrets, s’ils existent, n’intéressent personne. Sans doute ont-ils des raisons d’agir ainsi et peut-être ne demanderaient-ils pas mieux que de les exposer devant tous, afin de s’en débarrasser d’une manière moins brutale. Toutefois, l’occasion ne leur est jamais donnée de le faire. Leur rôle semble se borner à rejoindre le haut de la falaise, choisir un point de départ et sauter…

Dans le scénario, aucune place n’est laissée pour une tirade improvisée, une péripétie inattendue, un numéro d’acteur, aussi remarquable soit-il. Prisonniers de leur sentier, que l’on croirait tracé exprès pour eux, les Anges avancent au rythme lent des montagnards, en secouant parfois la tête à cause de la chaleur et des moustiques.

Le silence, à peine troublé par les stridulations des rares insectes, la nudité sévère du décor, la fatigue engendrée par la marche, contribuent, chacun à leur manière, à plonger le voyageur dans un état second et l’enferment dans l’étau de ses propres pensées. Si chaque sentier ne pointait pas vers le but avec obstination, il serait facile de se perdre.

Le labyrinthe des voies qui mène au sommet des falaises est le principal sujet de méditation des Anges, celui qu’ils abandonnent avec le plus de regrets, retardant parfois des semaines entières l’instant de l’envol afin de se donner le temps d’en comprendre l’essence et de se situer par rapport à lui.

La plupart d’entre eux choisissent d’incarner, de façon souvent ambiguë, le Minotaure ou Thésée. D’autres, plus rares, se sentent une âme d’architecte et s’insurgent contre ce dédale conçu pour qu’il soit impossible de s’y perdre. Jusqu’à présent, aucun de ceux qui l’ont traversé n’a réussi à embrasser la réalité globale du labyrinthe, d’en devenir à la fois la serrure et la clé. Un tel événement est d’ailleurs improbable et passerait sans doute inaperçu.

Après avoir franchi le dernier col, les sentiers convergent vers le bord de la falaise, en se jetant les uns dans les autres comme des ruisseaux erratiques aux lits mal définis. Le flot des Anges grossit à chaque confluence et la voie s’élargit. Les premières dalles, disjointes, apparaissent à quelques mètres à peine de l’aire d’envol, trop tard pour faciliter la progression des marcheurs…

Une fois au bord du vide, l’attitude des Anges change du tout au tout. Il n’est pas faux de dire que l’histoire elle-même recommence sous une autre forme.

 

L’univers qui s’étend de l’autre côté du Monde est, pour la plupart des visiteurs, à la fois familier et mal connu. Des voiles de brume s’entassent en couches impénétrables, couettes douillettes et duveteuses dans lesquelles s’enfoncent les corps désarticulés des Anges, mais aussi milieu imperméable aux regards et aux sons. Le spectacle de la masse laiteuse agitée de courants confus a été suffisamment diffusé pour ne plus surprendre personne ; en elle-même, cette vision ne signifie rien. Seuls les Anges, après l’envol, acquièrent les éléments qui leur manquent pour compléter le schéma.

Cette connaissance, comme toutes celles qui naissent d’expériences à caractère mystique, n’est pas transmissible. Ceux qui demeurent ancrés au sommet de la falaise n’en savent pas plus qu’au premier jour.

 

Le premier réflexe de tout voyageur est de s’approcher du bord pour observer les courants. Allongé sur le sol, il avance la tête avec prudence, paupières closes, et ne les ouvre que lorsque le vent tiède le gifle. Il savoure alors le délicieux vertige engendré par la vision des tourbillons changeants d’où jaillit parfois la silhouette d’un Ange nu, bras écartés, porté par une imprévisible lame de fond.

La paroi de craie s’enfonce sur plusieurs kilomètres et se perd dans la mer de nuages. Son flanc, autrefois lisse, est à présent grêlé de grottes communicantes, vaste réseau souterrain dont le rôle dans la genèse des courants reste mystérieux.

L’énigme posée par la Falaise n’est pas prête d’être résolue, pourtant les termes en sont familiers à chacun de nous :

Suivant l’heure, le lieu de son envol, l’Ange coulera à pic dans la mer de nuages ou sera soutenu par les ailes invisibles du vent. D’autres facteurs entrent sans doute en jeu, le poids de l’Ange, peut-être, ou la texture de sa peau, la légèreté de ses pensées, pourquoi pas ? L’énumération des hypothèses en suggère sans cesse d’autres, la complexité des vents défie l’analyse. Les Anges qui survivent, interrogés par le truchement d’un porte-voix, refusent souvent de répondre ou ne crient pas assez fort pour être intelligibles. Peut-être ne détiennent-ils pas non plus la solution. À peine un Ange sur cent échappe aux rochers que l’on aperçoit parfois à travers une trouée de la brume. Le sourire, amical ou moqueur, qui flotte sur le visage de chaque survivant n’est peut-être qu’un leurre… Dans ces conditions, pourquoi sauter ?

Parmi les visiteurs, rares sont ceux qui deviennent des Anges. Ils prennent le chemin du retour dès que leur curiosité est assouvie et s’éloignent à bord des grands paquebots à la proue effilée, qui flottent dans le ciel avec infiniment plus de grâce et de naturel que les pantins nus agités par les courants. Les Servants les regardent partir avec une pointe de mélancolie, en agitant sur les quais de longues écharpes blanches, puis retournent vers le sommet à pas lents, guidés par le flux inexorable des sentiers du dédale.

Lorsque la saison se termine, après le départ des derniers vaisseaux, la falaise retrouve sa désespérante monotonie de lande battue par les vents. Les installations de l’aire aménagée grincent sous les rafales, l’odeur de barbe à papa s’évanouit, remplacée par des relents d’huile de machine qui goutte du mécanisme des orgues de barbarie. Puis les premières pluies, lourdes, viennent rafraîchir le décor et débarrasser le sol des confettis écrasés et des miettes de pralines. C’est l’instant que choisissent les Anges qui ont survécu à leur saut pour traverser les nuages et s’approcher du sommet.

 

Au flanc du monastère, à l’écart de la zone d’envol, une tour massive s’élance en oblique au-dessus du vide. On la nomme L’Observatoire. Son sommet, recouvert d’une coupole de verre trempé, est le lieu favori des Servants, celui qui explique et justifie leur existence morne, celui qui fournit la clé qui manquait à leur histoire.

Certains soirs, les meurtrières percées dans l’épaisse muraille surplombant le vide laissent échapper des rais de lumière pâle, qui trouent la nuit comme des balles d’argent. Derrière chacune d’elle veille un Servant, sa lanterne à la main.

Tous les visiteurs, sans exception, s’interrogent à ce sujet mais leur discrétion est trop connue pour que l'on se hasarde à leur poser des questions directes. Il est fort probable, d’ailleurs, qu’ils n’y répondraient pas. Aussi les théories les concernant sont nombreuses et variées, bien que reposant toutes sur des hypothèses et non sur des faits :

Certains affirment que, de l’Observatoire, les schémas des courants deviennent intelligibles. Tout Servant placé dans la coupole serait capable de savoir si l’Ange qui se jette du haut de la falaise en un point précis s’écrasera ou non. Une telle connaissance est malheureusement inutile pour celui qui la possède, car les règles changent trop vite pour qu’on puisse appliquer ses découvertes à soi-même. On ne peut à la fois observer et prendre son envol.

D’autres les croient Maîtres du Jeu et leur prêtent le pouvoir de contrôler la marche des courants grâce à une machinerie complexe installée dans les grottes. On les imagine musiciens, composant sur un clavier infernal la mélodie de la vie et de la mort qui pulse ensuite par les ouvertures de la falaise devenues tuyaux d’orgue. D’autres encore se figurent qu’ayant hésité au dernier moment, ils attendent l'impulsion définitive qui leur permettra de surmonter leurs craintes et de sauter. Ceux-là les plaignent. Beaucoup, pour des raisons tout aussi hypothétiques, les méprisent ou les craignent. Mais personne ne reste ici assez longtemps pour rassembler autre chose que des pièces éparses du puzzle.

 

Au plus profond des nuits d’hiver, lorsque les visiteurs sont partis, les ombres nappent le paysage d’une gelée fluide où brille parfois l’éclat d’un mica, un filet de résine capturant la lueur d’une étoile. Au sommet de la falaise, les spires gelées du toboggan scintillent faiblement, semblables à un coquillage brisé de l’intérieur par un gigantesque mollusque.

Dans le silence, la coupole de verre de l’Observatoire s’illumine comme un lamparo. Un servant solitaire agite une puissante lampe tandis que des silhouettes vêtues de sombre s’échappent des poternes pour rejoindre la lande et se grouper près de l’à-pic. L’attente commence. En réponse au signal, quelques Anges crèvent le plafond de brume, hésitent, replongent. Le Servant, patiemment, agite sa lanterne. Cela peut durer plusieurs nuits. Puis une silhouette nue se détache du ballet des vents, s’isole. Une dernière pirouette, une vrille piquée à la limite du décrochage l’entraîne près du bord où sont tendues des perches. Une main habile jette un filet dans lequel l’Ange s’entortille, parfois cela n’est même pas nécessaire. Un simple filin suffit.

Lorsque le corps, encore humide de rosée, a repris contact avec le sol, les Servants le frictionnent et le sèchent. Des bras impersonnels guident ses premiers pas. Il redécouvre le poids des mains qui pendent au bout de ses ailes inutiles, il trébuche, tombe, pleure. Les Servants le relèvent, l’enveloppent dans l'épaisse toile de bure qui deviendra son uniforme et dissimulera à jamais la gaucherie de sa démarche. Puis ils le conduisent vers les profondeurs de l’Observatoire, sans un mot.

Car il y a une règle qui, de mémoire de Servant, n’a jamais été transgressée. Quand un Ange se pose, personne ne lui demande pourquoi il a choisi de quitter le monde des airs et des courants après avoir, longtemps auparavant, renoncé à celui des vivants.