CHAPITRE II

— Ça vous a plu ?

La masse translucide avait recraché Vorst en position fœtale. Il gisait en travers du tapis, ses jambes maigres agitées de tremblements convulsifs. La chair tiède du sol, pressée amoureusement contre sa joue, recueillait le filet de salive qui s’écoulait de sa bouche, ouverte sur un cri muet.

— Vous ne vous sentez pas bien ? reprit la voix.

Vorst cligna des yeux et se força à relever la tête. Dans la pénombre, une silhouette lumineuse, presque transparente, se penchait vers lui avec sollicitude. Ils se reconnurent en même temps.

— Je suppose que j’ai été une fois de plus maladroit, murmura Vorst avec une pointe d’amertume. Mes félicitations… J’ai été incapable de repérer votre système d’alarme.

— Il n’y en a pas, répondit Closter. J’ai déconnecté celui du musée il y a un mois. Il se déclenchait sans cesse lors de mes visites nocturnes et les sirènes attiraient les flics. Impossible de travailler dans ces conditions !

Vorst réussit à se mettre à genoux, ce qui était déjà moins humiliant. Devant lui, l’œuvre avait sagement retrouvé sa forme et perdait peu à peu son éclat. Par contraste, la silhouette transparente de Closter paraissait rayonner d’une lumière interne. Il est devenu Astral, réalisa Vorst. Impossible de l’atteindre. Je me suis fait piéger comme un débutant !

— Désolé de ne pas pouvoir vous aider à vous relever, déclara l’artiste. Je ne suis pas utile à grand chose dans cet état.

Il ajouta, après un coup d’œil critique à Vorst :

— Visiblement, l’expérience vous a secoué. C’était si désagréable que ça ?

Vorst ne répondit pas. Les lambeaux de l’histoire qu’il venait de vivre de l’intérieur s’échappaient peu à peu de son esprit. Les souvenirs eux-mêmes s’effilochaient, perdaient leur consistance. Il avait l’impression d’émerger d’un cauchemar particulièrement tenace.

Il se releva péniblement, alluma sa lampe et en promena le faisceau sur le corps fantomatique de son ennemi, drapé d’un suaire bon marché qui l’empaquetait plutôt qu’il ne le voilait. Closter avait maigri. Le voyageur indolent d’autrefois avait appris l’utilité de la faim. Il s’était débarrassé de sa graisse inutile et s’était durci.

Avant de s’éteindre tout à fait, la masse translucide recracha le cylindre d’explosif enveloppé d’une fine pellicule de mucus. Vorst le ramassa, mais pas assez vite pour échapper à l’œil perçant de l’artiste.

— Pourquoi voulez-vous détruire ces œuvres ? demanda calmement celui-ci.

— Parce que ce sont les vôtres.

— Me voici rassuré ! (Le regard de Closter se perdit vers le fond de la salle). J’avais peur que vous ne soyez devenu critique d’art.

Il se dirigea vers la paroi la plus proche et la caressa de ses mains immatérielles. La galerie s’illumina d’une lumière violente, qui soulignait impitoyablement chaque détail. Le sol prit la teinte de la viande crue.

— Vous feriez mieux de vous débarrasser de vos explosifs. Le musée tout entier est désormais sous la protection de la ville. Et la ville est sous mon contrôle…

— Vous croyez ça ?

Vorst gratta l’épiderme du sol de son gros orteil et des rides concentriques se formèrent autour de lui. La salle frémit de plaisir sous la caresse. Les œuvres vacillèrent sur leur socle.

— J’ai passé plus d’un an à apprendre vos trucs, se rengorgea Vorst. Je suis un des Amants des Villes, moi aussi. Je sais comment les faire jouir. Ça vous étonne ?

— Bien sûr que non ! (Closter haussa les épaules). J’ai des rapports privilégiés avec elles, mais je ne pense pas être capable de les satisfaire à moi tout seul.

« Il semblerait que nous soyons coincés tous les deux. Supérieure vous protège, mais elle ne vous laissera pas détruire le musée ni abîmer l’exposition. Moi, je suis ici à l’état de corps Astral, intouchable pour vous. En contrepartie, je n’ai pas le moyen de vous attaquer, même si j’en avais le désir. Bel exemple de Pat, vous ne trouvez pas ?

Sans répondre, Vorst se dirigea vers la sortie. La bataille était terminée avant même d’avoir commencé. Il y aura d’autres occasions, se promit-il en serrant les poings. La silhouette fantomatique de Closter lui barra le passage.

— Vous partez déjà ?

— Vous comptiez me servir de guide ? J’ai trouvé votre première production effrayante d’arrogance.

— C’est une œuvre de jeunesse… Attendez, lança Closter, alors que Vorst écartait le drap qui fermait la galerie. Je suis le seul qui puisse choisir de renoncer à cette exposition. Convainquez-moi de le faire, si vous le pouvez !

— Où est le piège ? interrogea Vorst d’une voix méfiante.

Closter secoua la tête. Son visage, grossièrement élaboré, paraissait tracé à grands traits désordonnés, comme s’il avait choisi lui-même sa propre apparence en ne gardant que l’essentiel. Ses yeux seuls, enfoncés dans les puits d’ombre des orbites, brillaient avec la même fièvre que cinq ans plus tôt.

— Vous ne comprenez pas… J’ai demandé à Marika de m’apprendre à projeter mon corps astral, afin de venir ici toutes les nuits hanter la galerie. C’est la seule façon pour moi de résister à la tentation de changer encore quelque chose à l’exposition. Il y a des moments où on doit laisser ses créations se figer, même si, d’une certaine façon, ça veut dire les tuer. Je l’ai découvert trop tard.

— Et alors ?

— Alors, il y a un équilibre que j’ai créé qui va converger bientôt, deux étages plus bas. Je le sais, je le sens dans le rythme de mon pouls, dans le craquement de mes os. Pourtant, je n’irai pas le relancer. Il crèvera, dans l’état exact où je l’ai souhaité, parce que j’ai abandonné mon corps loin d’ici. Je n’avais pas assez confiance en moi.

« Vous savez que j’ai gardé les morceaux de "La Madone Insaisissable" dans un coin du grenier ? Elle est irréparable, depuis que l’atterrissage des villes sauvages a brisé son mécanisme. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à la jeter. Je ne jette jamais rien. C’est pour ça, entre autre, que j’avais autrefois choisi de perdre la mémoire, à cause de cette impossibilité de considérer une œuvre comme achevée, dans un sens ou dans l’autre. Le passé m’engluait, il me ralentissait. Je n’avançais plus.

« À présent, je m’efforce de ne plus toucher à rien. L’exposition est figée dans son état actuel. Vous seul pouvez me dire si j’ai eu raison.

Vorst hésita, une main crispée sur le drap. S’attarder ici était dangereux. Sauf si… Il chercha dans le regard de Closter une réponse à la question qui venait de le traverser.

— Vous m’attendiez, n’est-ce pas ?

— Je vous espérais. Pas cette nuit, à vrai dire. Plutôt demain, une invitation était déposée pour vous au bar des Étoiles Mortes. Je suppose que vous n’êtes jamais passé la prendre ?

— J’ai été très occupé. (Vorst eut un rictus à l’idée de ce qu’il allait révéler). C’est moi qui ai fait sauter votre maison d’enfance, celle de Guanadi, moi qui ai décapité au rasoir vos cerfs-volants sur Paranamanco et brisé le cercle d’éoliennes que vous aviez construit, avec une bombe de ma fabrication. Les mécanismes ont hurlé durant des heures avant de se taire définitivement. On aurait cru des enfants à l’agonie !

— Je l’ignorais, murmura Closter. Ça explique les explosifs que vous transportez avec vous cette nuit. Je ne pensais pas vous avoir blessé à ce point. Je me fiche de mes œuvres anciennes. Elles devaient mourir un jour ou l’autre, de toute façon, mais cette exposition-ci a quelque chose de spécial. J’avais décidé d’offrir mes rêves à tous ceux qui les voudraient, vous vous êtes exclu vous-même du partage.

— Vous retirez votre offre ?

L’artiste prit une grande inspiration qui emplit d’étoiles sa poitrine translucide. Il secoua la tête.

— Vous ne vous en tirerez pas aussi simplement. Notre duel devait avoir lieu un jour ou l’autre, et ce champ de bataille me convient. Venez !

Il glissa le long du tapis vers le premier tiers de la salle, où un socle solitaire se dressait sur une butte de chair. La masse qui le surmontait n’était pas plus grosse qu’une maison d’enfant, l’opercule d’entrée permettait tout juste de passer la tête à l’intérieur.

— Fixons les enjeux, déclara Closter. Vous visiterez l’exposition en ma compagnie, dans l’ordre que je vous indiquerai. Je répondrai à vos questions et, au besoin, je les susciterai. À la fin, je m’engage à respecter votre décision : détruire mes œuvres ou les laisser poursuivre leur existence. Le choix vous appartiendra.

— Et si je perds ?

Il n’eut pas besoin de préciser ce qu’il entendait par perdre.

— Cela voudra dire que vous aurez changé, je suppose, éluda Closter. Je vous laisserai partir. Je n’ai aucun moyen de vous retenir, de toute façon.

Il caressa l’œuvre, qui se réveilla et fit le gros dos sous ses paumes immatérielles.

— Voici l’étape suivante… Les Animaux Villes m’ont appris à enfermer mes visions dans des cages de chair qui endorment leur occupant et les forcent à rêver. J’ai conçu l’exposition à partir de cette idée. C’est mon chat qui a fourni les cellules nécessaires à la croissance de celle-ci.

Avec une sombre satisfaction, Vorst pétrit une nouvelle boule d’explosif et la fit sauter dans sa main.

— Nous ne nous aimons pas beaucoup, lui et moi, alors ne comptez pas trop sur mon indulgence !

Et il plongea tête la première dans le rêve de chair qui l’attendait.