CHAPITRE VI

Vorst avait revécu chaque rêve plusieurs fois, jusqu’à la nausée. Il les avait parcourus par morceau, il s’en était imprégné au point que ses pensées, ses souvenirs, avaient l'odeur de ceux de Closter. Lorsque la marée visqueuse le libéra, il s’endormit sur place, la tête au creux des bras.

Cette fois, les cauchemars qui l’emprisonnèrent étaient les siens.

Une éternité plus tard, il ouvrit les yeux et réussit à se remettre debout sans trop de peine. La dernière œuvre l’avait recraché tout près de la sortie, il lui suffisait d’écarter le drap et de s’en aller. L’aube s’était levée depuis longtemps. Les rues de Supérieure se remplissaient de passants auxquels il n’aurait aucune peine à se mêler.

Fuir. Disparaître. Recommencer.

Il ne pouvait s’y résoudre. Les mensonges qui l’avaient guidé durant cinq longues années solitaires n’avaient pas résisté aux chocs de l’exposition. Il ne se sentait plus capable d’en inventer d’autres. L’imagination créatrice lui faisait défaut…

— Une fois de plus, vous avez tout gâché, s’entendit-il dire à voix haute.

Sur son collant, les taches avaient séché et l’étoffe rêche flottait désagréablement contre sa peau. Il avait besoin d’un bain. Il sourit à cette pensée, sans la moindre joie. Il savait ce dont il avait besoin, pas ce dont il avait envie.

— Je n’ai jamais dit que ce serait simple, murmura Closter.

Et il ajouta, bizarrement :

— Vous avez dormi comme un bébé.

— Je suppose que vous avez veillé sur mon sommeil ?

Les murs frissonnèrent

— Ne criez pas, le musée a la gueule de bois !

Du pied, Vorst caressa le sol. La réponse qu’il reçut en échange était vague, nauséeuse. L’édifice, lui aussi, déclarait forfait. Il haussa les épaules :

— Je me sens au moins aussi mal que lui. Votre exposition n’est qu’un jeu de miroirs déformants, une galerie des glaces sans la moindre sortie. Je m’y suis perdu. Mais je ne vous y ai pas trouvé non plus.

« J’aimerais être capable de vous haïr vraiment, ajouta-t-il d’une voix songeuse. Mais vous méritez mieux qu’une haine ordinaire comme la mienne.

— Donc, vous ne savez toujours pas si vous avez gagné ?

— Même si j’ai perdu, cela ne veut pas dire que vous aviez raison. Je ne crois pas à la rédemption. Vous m’avez dépouillé de mon écorce mais vous n’avez pas fait de moi un homme nouveau.

— L’ancien m’aurait manqué. Les ennemis dévoués sont rares.

Vorst se détourna, blessé.

— Je croyais que nous n’en étions plus là…

— C’est vrai. Je vous demande pardon, ajouta-t-il après une hésitation. L’importance que j’accordais à cette exposition était devenue effrayante. Il va me falloir vivre avec l’idée que vous l’avez épargnée. Ce ne sera pas facile.

— Pourtant, vos cauchemars ne saignent pas quand on les tue…

Closter eut un sourire un peu triste.

— Ça viendra ! C’est une condition nécessaire, je suppose. Pendant trop longtemps, mes rêves sont restés à la surface. Ce n’étaient que les visions d’un premier sommeil, pas celles qui naissent au cœur de la nuit, lorsque le puits de l’imaginaire paraît sans fond. Peut-être qu’un jour j’apprendrai à tomber sans me réveiller au dernier moment. Grâce à vous. Vous m’avez utilement fait mal.

Vorst se dirigea vers la sortie d’un pas incertain. Deux détonateurs tombèrent de la poche ventrale de son collant. Il les piétina sans y prendre garde.

— Vous savez ou aller ? lui demanda Closter.

— Personne ne m’attend…

Il eut une brève pensée pour le vigneron qui l’avait invité à goûter le produit de sa première vendange. Que lui avait-il dit ? Le vin refusé ne pourra plus jamais être bu, ou quelque chose comme ça. Vorst était un musée vivant empli de rendez-vous manqués.

— Vous ne voulez pas rester pour le vernissage ?

— Je crois que j’ai déjà tout vu.

— Justement non ! (Closter secoua la tête). Il existe une arrière-salle, interdite au public. C’est là que je conserve tout mon bric-à-brac, là que sont fabriquées les matrices de chair de mes nouveaux rêves. Pendant que vous dormiez, j’ai eu envie de vous en offrir un.

— Mon piège personnel, c’est ça ? Venant de vous, le procédé est un peu trop grossier !

— Dans mon esprit, il s’agissait plutôt d’une porte de sortie taillée à vos mesures. Venez voir…

Le terroriste hésita, puis, avec un haussement d’épaules, revint sur ses pas. L’un derrière l’autre, ils gagnèrent le palier, en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas aggraver la gueule de bois du musée. Vorst, l'esprit embrumé, avançait tête baissée. Il heurta le panneau d’information et le remit en place d’une chiquenaude. Les lettres vacillèrent devant ses yeux.

— Pourquoi "Les Jardins Verticaux" ? murmura-t-il, comme pour lui-même. Vous étiez sur le point de me l’expliquer quand le Mark IV de surveillance nous a interrompu.

— Un souvenir auquel je tiens : j’ai été obligé de garder le lit durant une partie de ma jeunesse, pour cause de crise de croissance. La douleur dans mes articulations était telle que je ne pouvais pas me lever. Mon père avait planté des bambous sous ma fenêtre afin que j’aie quelque chose à regarder. Mon jardin vertical…

« Il croissait de façon délirante. Certains bambous poussaient de près d’un demi-mètre par jour. La tête sur l’oreiller, je les observais en contre-plongée. Les oiseaux qui y nichaient avaient l’air d’acrobates !

— Ce n’était pas un vrai jardin…

— Quand on est allongé sur un lit, sans avoir le droit de remuer, ce genre de distinction n’a plus cours !

Un repli de chair masquait un corridor étroit barré d’un opercule translucide, veiné de sombre. Sous la caresse des mains insubstantielles de l’artiste, la mince membrane se déchira d’elle-même. Il se faufila par l’ouverture. Le passage montait en pente douce vers le sommet de l’édifice.

— Le repaire de l’escargot, murmura Vorst. Je vous suis ?

— Ça s’élargit plus loin, sous les combles, répondit la voix étouffée de Closter. Il y a un autre accès au fond de la galerie, mais j’aime mieux celui-ci : il me fait penser au grenier de la maison de Guanadi.

— Serait-ce un reproche ? C’est moi qui l’ai plastiquée, vous ne l’avez pas oublié ?

— Vous n’avez détruit que de la poussière et des toiles d’araignée… Les souvenirs sont toujours là. Dépêchez-vous !

À l’autre bout du boyau s’ouvrait une pièce biscornue, envahie de rayonnages. Les étagères se coupaient suivant des angles invraisemblables et certaines étaient si inclinées que Closter avait jugé plus prudent de ne rien poser dessus.

— J’ai tout installé moi-même. Ne vous appuyez sur rien…

— Je ne vois aucune de vos œuvres, le coupa Vorst.

L’artiste eut un geste vague en direction du sol.

— Elles sont encore en état de gestation. La Ville toute entière me sert de matrice.

— Toute cette mise en scène pour enfanter vos rêves ridicules, marmonna Vorst, tandis que Closter s’accroupissait contre la chair gonflée de la paroi.

Il se glissa sous une planche de guingois qui servait de bureau. Des piles de paperasses et de notes griffonnées, surmontées de blocs de verre en guise de presse-papiers, occupaient toute la place disponible. Sur le bord, un terminal d’un modèle ancien était fixé par des rivets. Il n’était branché nulle part.

Dans un coin traînait un bac à chat. Vide. Vorst résista à l’envie de donner un coup de pied dedans.

— Venez m’aider, dit Closter d’une voix assourdie, la moitié de son corps disparaissant sous le bureau. On dirait que le travail a commencé. Votre rêve va naître bientôt !

Avec répugnance, Vorst s’accroupit auprès de l’artiste, qui s’était débarrassé de son suaire et l’avait déployé en travers de ses genoux. Une odeur forte, musquée, montait du sol moite. À tâtons, le terroriste explora la paroi qui se gonfla sous ses doigts. Il perçut un battement lointain, presque imperceptible.

— Le voilà, s’exclama Closter, les yeux brillants. Vous le sentez ?

— C’est ainsi que vous trichez ? (La voix de Vorst était rauque de fatigue et de déception). Ce sont les AnimauxVilles qui ont accouché de vos œuvres. Vous êtes un pilleur de nids, pas un artiste.

Closter se raidit. Il secoua la tête.

— Sans aide, les Villes enfantent des rêves qui leur ressemblent : inhabités, stériles. Aidées par l’imagination des hommes, elles peuvent créer des chefs-d’œuvre. Pas seulement les miens, un jour nous serons tous des Amants de la Ville.

Sous les paumes de Vorst, la chair se contracta. Une fois, deux fois. Il sentit le sol se soulever violemment, puis retomber avec un soupir imperceptible. Des cartilages craquèrent.

— La délivrance vous revient, déclara Closter. Ce sera rapide, l’édifice ne souffrira pas. Tendez vos bras !

Vorst eut un sursaut et voulut se lever. Il n’en eut pas le temps. La paroi se fendit et expulsa un ovoïde de chair translucide, enfermé dans une membrane veinée de vaisseaux sanguins d’un rouge rubis. La masse, de la taille d’un gros chien, atterrit sur ses genoux et le renversa.

Il la repoussa du poing et s’écarta aussi vite qu’il le put. Sous ses yeux, la masse commença à se dilater.

— Sortez-là de sous le bureau, sinon elle restera coincée ! le houspilla Closter. Tirez ! Vous auriez fait une fichue sage-femme… Attention au cordon, vous avez le pied dessus.

Le sol eut une série de contractions supplémentaires, qui allaient en s’amortissant. Avec une expression incrédule, Vorst dévida le tube de chair translucide qui plongeait au cœur de l’ovoïde. Il le sentit pulser entre ses doigts et faillit le lâcher.

— Il faut laisser l’œuvre grossir, murmura l’artiste en se relevant. Lorsque la membrane qui l’enveloppe craquera, coupez le cordon. N’importe quel bloc de verre fera l’affaire. Ils sont là pour ça.

Vorst était pétrifié. Sous la plante de ses pieds nus, la Ville s’étirait, alanguie. La masse atteignait à présent les trois-quarts de sa hauteur et se développait toujours. À sa surface, des vaisseaux éclatés dessinaient une trame de motifs sanglants. L’odeur, à la fois âpre et musquée, ne ressemblait à rien de ce que Vorst connaissait.

Closter s’était éloigné vers le fond de la pièce. Il avait abandonné le suaire taché de sécrétions diverses sous le bureau. Nu, il plaquait son corps à peine esquissé contre un secteur de la paroi libre de tout rayonnage. Celle-ci s’ouvrit, révélant la salle d’exposition en contrebas. Un pont-levis de chair se déroula lentement jusqu’au sol, à la façon d’une langue. Closter s’y engagea sans se retourner.

Vorst, le cordon coupé entre ses mains gluantes de sang, avait l’air complètement paniqué.

— Attendez ! Qu’est-ce qu’on fait de ça ?

— Ligaturez l’extrémité, tout près de la membrane. Voilà… (L’enveloppe craqua avec un sifflement de baudruche). Il ne vous reste plus qu’à la nettoyer ! Faites votre devoir de père…

Vorst se détourna avec un haut-le-cœur. Dans un bruit de soie déchirée, le rêve nouveau-né se débarrassa de sa gangue et apparut dans toute sa majesté. Le reste du cordon s’enfonça dans le sol, sous le bureau.

À la différence des autres, l’œuvre n’était pas translucide. Enfermée dans une carapace nacrée, elle brillait d’une lueur laiteuse. Des tourbillons dérivaient dans ses profondeurs, pareils à des nébuleuses en formation juste après le Big Bang.

Closter la contempla pensivement, les poings sur les hanches, sans se soucier de sa nudité. La salle d’exposition luisait à travers sa silhouette dépolie.

— Vous voulez la baptiser ? Après tout, elle vous appartient. La Ville l’a façonné à partir es désirs qu'elle a lus en vous.

— Vous ne me piégerez pas ! martela Vorst d’une voix dure. Cette chose n’est pas à moi. Je refuse d’en supporter la responsabilité.

— Comme vous voudrez… Faites-la rouler jusqu’en bas, elle ira rejoindre les autres. D’ici le vernissage, je trouverai bien un socle à sa taille.

« Non, inutile de chercher vos explosifs. Si vous abandonnez votre création, quelqu’un d’autre se chargera de l’adopter. L’art a horreur du vide.

Sans répondre, Vorst donna un coup de pied dans la masse luisante. Elle s’ébranla pesamment et rebondit sur le plan incliné en prenant de la vitesse. Lorsqu’elle arriva dans la galerie en contrebas, son élan l'envoya bouler contre un mur.

Elle s’écrasa avec un bruit de ventouse, émit un cri distinct, puis s’immobilisa. Peu à peu, la lumière qui montait de ses profondeurs s’éteignit.

— Vous lui avez fait mal, dit avec reproche Closter.

— Ça suffit avec ça ! Vos œuvres ne souffrent pas.

— Les miennes oui. Celle-ci est à vous… Elle réagit à votre voix, à votre sueur. Elle ira jusqu’à saigner pour vous faire plaisir.

— Je ne le souhaite pas ! (Vorst s’approcha d’un pas hésitant et la masse s’illumina en reconnaissant son odeur). Que voulez-vous que j’en fasse ? Vous avez vu sa taille ? Je ne peux tout de même pas l’emporter avec moi.

— Pourquoi ne pas la laisser s’occuper de vous ? C’est votre rêve privé, votre jardin vertical. L’incarnation de vos envies. Elle ne désire qu’une chose : vous accueillir.

— Elle n’est pas assez grosse pour contenir un univers à ma mesure, dit Vorst avec amertume. Je finirais par la déchirer de l’intérieur, comme les autres.

L’œuvre frémit… Il la contempla avec le regard des marins qui savent que toutes les terres sont des mirages.

— Elle apprendra… Elle vous connaît mieux que vous ne le pensez !

Lorsque les doigts immatériels de Closter s’enfoncèrent en elle, la masse laiteuse se rétracta avec un tressaillement de dégoût.

— Elle non plus ne m’aime pas. Tu l’as bien réussie… C’est si difficile d’admettre que tu es un artiste, toi aussi ?

Le tutoiement décida Vorst. Avec lenteur, il se dépouilla du collant noir, ôta la ceinture d’explosifs, détacha de sa poitrine les protections pare-balles collées avec du sparadrap. Les différentes pièces de son armure de terroriste furent pliées avec soin au pied de l’œuvre, qui se mit à scintiller d’excitation.

Avec une hésitation, il fit glisser le cache-sexe équipé d’une coquille et s’étira. C’était le premier geste sensuel que Closter lui voyait faire.

— Tu trouveras une explication à mon absence, je suppose. Bonne chance pour ton vernissage !

— N’oublie pas le guide, dit Closter en tendant la main, paume en l’air.

Avec un éclat de rire bref, Vorst y mêla ses doigts avant de s’avancer à la rencontre de son rêve.