Rêve 1 (Sous l’œil mort de la caméra)

Le rideau se lève à l’entrée de la rue : ensemble figé d’immeubles gris, aux portes murées, aux fenêtres aveugles. Aucun décor n’améliore le cadre où nous nous produisons. L’éclairage seul a fait l’objet de soins particuliers, afin que chaque détail de nos prestations soit visible par tous les spectateurs.

Le ballet des projecteurs a commencé bien avant mon réveil et ne s’interrompra qu’à la nuit. Les pinceaux argentés glissent sur les trottoirs, en illuminant au passage la carcasse d’une vieille Ferrari qui émerge de la chaussée. Je quitte mon porche et m’avance en pleine lumière. Mon œil-caméra s’envole de sa niche pour venir bourdonner à trente centimètres de ma tête. Tout est en place. Je donne le décompte en claquant des doigts… 3… 4… TRANSMISSION :

Le premier hurlement s’échappe de ma gorge. Je l’accompagne d’une extension du bras droit, doigts écartés déchirant le ciel. La posture est bonne mais ma voix est trop frêle, mal échauffée. Elle perd très vite de sa puissance et s’en va rebondir, inoffensive, contre les parois lisses qui m’entourent. Je laisse mourir le son, en savourant le choc de l’air froid entre mes dents, et je m’immobilise sous le feu croisé des spotlights.

Je respire ; à fond.

L’œil-caméra ronronne. La boule d’angoisse familière oscille au creux de mon plexus. Après ce premier cri, ai-je encore des spectateurs ? S’ils décidaient de changer de programme et d’observer quelqu’un d’autre, que deviendrais-je ?

Je respire ; à fond. Mon angoisse se dénoue lentement, remplacée par une rage que je m’efforce de maîtriser. J’utilise la tension ainsi accumulée comme tremplin du prochain hurlement. Le noyau sonore part de mes reins, remonte le long de ma poitrine et s’échappe, longue rafale d’une extraordinaire intensité. Les bras rejetés en arrière comme des ailes, je vibre avec mon propre cri. Le pare-brise de la Ferrari explose dans une pluie d’éclats de verre.

Je suis un artiste…

Douze années m’ont été nécessaires pour apprendre à hurler. J’ai planté mes pitons dans les fissures du silence et j’ai grimpé à force de voix, nourri du sang qui coulait des vaisseaux rompus de ma gorge. Je n’ai jamais regretté d’être devenu ce que je suis.

Certains disent que l’on ne peut dévorer ses propres entrailles sans mourir de faim, pas plus que l’on ne peut se soulever soi-même en s’attrapant par les chevilles. Ceux-là se trompent. Les habitants de la Rue se livrent à de tels exercices depuis longtemps. Ils ne sont impossibles que pour ceux qui nous regardent sans comprendre, sans essayer de nous imiter.

Pendant près d’une heure, je joue avec le vent invisible qui s’échappe de mes lèvres. La pluie de gouttelettes sonores qui tourbillonnent au-dessus de ma tête déclenche d’étincelantes aurores boréales. Puis les vagues de fréquence déferlent et se retirent, en me laissant épuisé sur la grève de bitume, le corps trempé de sueur.

Afin de me sécher, je cours entre les constructions-cube où vivent, travaillent, rêvent peut-être, les spectateurs. Malgré l’épaisseur du béton qui nous sépare, j’entends le sourd murmure des écrans muraux en pleine activité. En ce moment même, des milliers de mains impatientes parcourent le clavier des sélecteurs de programmes, à la recherche de leur artiste préféré. Enfoui sous la ville, l’ordinateur de contrôle surveille la course des yeux-caméras. Il recueille les données transmises par les lentilles et les écrans, puis élimine impitoyablement ceux d’entre-nous que plus personne ne regarde.

Je respire ; à fond.

La Rue est envahie d’objets de toutes tailles, épaves d’un passé insaisissable qui déborde peu à peu des caves des immeubles. Je traverse un groupe de mannequins qui tentent de s’échapper d’une vitrine. Mon cri, vrillé dans leurs oreilles, fait exploser leurs tympans de plastique. Déséquilibrés, ils s’écroulent à mes pieds et je brise les membres de cire à coups de talon. Plus personne ne pourra les utiliser comme décor pour son numéro après un tel massacre. Je m’éloigne en courant, le sourire aux lèvres.

Plus loin, la Rue débouche sur la place de l’Homme-Horloge. Je m’avance avec prudence, en cherchant les chausse-trapes que les responsables du décor s’obstinent à semer sous nos pas. Les yeux braqués sur le sol d’un noir d’encre, je tâte de la pointe des orteils chaque portion de bitume avant de m’y engager, prêt à sauter en arrière au moindre piège, avec un hurlement approprié. Je ne décevrai pas ceux qui m’observent.

Absorbe par ma progression, j’ai négligé de surveiller les alentours. Une ronde d’enfants-mimes surgit d’un porche et m’encercle. L’œil-caméra s’élève et prend du champ, attentif à bien restituer tous les détails de la scène.

En quelques secondes, les visages enfantins se déforment jusqu’à devenir des caricatures du mien à divers stades de vieillissement. Leur numéro se poursuit bien après ma mort supposée et mon masque mortuaire, plaqué sur la chair lisse de leurs joues, se décompose et se putréfie au rythme de la ronde qui me retient prisonnier. Ils tendent vers mes carotides leur bouche aux lèvres retroussées, pour parachever leur œuvre à coups de dents. Mon cri brise le cercle et les disperse comme une volée de moineaux.

Je respire ; à fond. Une douleur sourde emplit ma poitrine. Bouleversé, j’ai hurlé par réflexe, sans économiser mon souffle. J’ai besoin de récupérer. Le rideau ne retombera pas avant plusieurs heures et je n’ose pas regagner le porche d’ici-là. Mon quota de cris est loin d’être atteint.

Je traverse lentement la place, en prenant garde à ne pas couper les faisceaux de lumière braqués sur l’Homme-Horloge. Une couronne de chiffres romains, tatoués en relief, luit sur sa peau blafarde. Je l’observe, fasciné par le jeu complexe de ses doigts qui se déplacent sur le cadran de son visage. Près de sa tempe gauche, une cicatrice presque invisible révèle l’emplacement du processeur greffé sur son cerveau. Depuis son opération il rythme, au moyen de la course régulière de ses index, le passage des minutes et des heures.

On dit que certains spectateurs passent des journées entières à le regarder. Il a eu jusqu’à trois yeux-caméras autour de lui, qui bourdonnaient comme une foule de courtisans obséquieux. J’ai été longtemps jaloux de son succès, prêt à briser tous les rouages de son crâne d’un hurlement bien ajusté. Puis, à des signes quasi imperceptibles, j’ai senti qu’il vieillissait. Bientôt, les aiguilles de ses doigts cesseront d’être précises et les spectateurs se détourneront de lui. En attendant, il parade au centre de la place, indifférent à mon passage.

Quand je me retourne, les enfants-mimes ont fait cercle autour de lui. Les sanglots qui s’échappent de sa gorge ont la monotonie obsédante d’une sonnerie d’alarme.

Je reprends ma course ; de longues enjambées régulières qui ouvrent mes poumons et régularisent mon souffle. Un point douloureux me vrille le côté, je choisis de ne pas m’en soucier. J’ai besoin d’accumuler des matériaux pour un prochain cri et cette souffrance est la bienvenue.

Le martèlement de mes pas sur le trottoir réveille d’antiques souvenirs. Une rumeur sourde, applaudissements, cris et rires étroitement mêlés, jaillit du décor pour m’accueillir. Je reçois l’ovation d’un public fantôme, prisonnier comme moi d’un étrange Hollandais Volant transformé pour la circonstance en vaisseau-théâtre…

J’accélère toujours, les reins en feu, luttant contre la douleur. Mes tempes battent les trois coups de mon entrée dans la rue-scène. J’écarte les bras et je hurle interminablement en pleine course, déclenchant la caresse soyeuse des projecteurs sur mon visage.

Quand je m’écroule, à bout de souffle, les échos de mon cri résonnent entre les immeubles. Allongé sur le sol, recroquevillé en position fœtale, je me repose tandis que repasse dans ma tête la bande-son des secondes précédentes.

Sous ma joue, le bitume vibre d’une vie tiède qui trahit la présence de l’immense machinerie enfouie dans les profondeurs. Mon œil-caméra décrit des cercles de plus en plus étroits au-dessus de moi, comme un vautour. Il va bientôt plonger et ses chocs électriques me forceront à me relever. En attendant, je savoure les instants de paix qui suivent chacun de mes cris.

Je roule sur le dos afin de mieux me détendre. Les yeux mi-clos, je laisse dériver mes pensées. Ce dernier hurlement était exceptionnel. Je l’ai senti naître en moi comme une étoile, un cristal de lave en fusion. Il me sera difficile de faire mieux aujourd’hui, je le sais. Pourtant, l’ironie veut qu’en ce moment même, de nouveaux spectateurs, alertés par la machine, délaissent leur programme habituel pour se brancher sur moi. J’imagine leur visage vide braqué sur les écrans où s’agite ma silhouette. Il faudrait transformer leurs tubes cathodiques en miroirs, les obliger à leur tour à devenir acteurs, les sortir enfin de leur passivité. Seraient-ils seulement capables de hurler ?

Un cliquetis me tire de ma rêverie. Je me relève d’un bond, esquive la décharge de l’œil-caméra. Mon collant est constellé de poussière et d’éclats de gravier ; je l’époussette avant de me remettre en marche. Je me sens vidé, vieilli. L’armure du silence me pèse, mais je suis incapable de la quitter pour l’instant. La ronde des enfants-mimes a drainé une trop grande partie de mes forces.

Afin de retrouver un semblant d’inspiration je m’éloigne de mon secteur habituel et me fraie un chemin à travers les méandres du bitume, où vivent mes compagnons et rivaux. Peut-être que l’un d’eux, à son corps défendant, se laissera voler un peu de sa magie. En échange, je lui offrirai un de mes cris.

Je sais qu’il n’est pas bon d’attirer inutilement l’attention de mes spectateurs sur d’autres artistes que moi, mais le risque vaut d’être couru. Je n’ai, de toute façon, plus le choix. À force de rester prisonnier de quelques mètres carrés de bitume, on finit par ne plus crier que par habitude…

La rue s’étire, interminable. Dans les zones d’ombres, des apprentis répètent, jusqu’à la nausée, leur futur spectacle. Dans un mois ou deux, ils surgiront en pleine lumière comme des éphémères et affronteront pour la première fois leur public invisible. Un œil viendra se poser au-dessus des élus, les autres retourneront travailler sous leur porche, s’ils en ont la force, ou se coucheront pour mourir.

Les poings serrés, je pousse un hurlement bref, simple manifestation d’existence qui décevra sans doute mes spectateurs. Leur avis m’indiffère, du moins le crois-je, mais je suis obligé d’en tenir compte. Je m’efforce donc de rassembler l’énergie nécessaire à un second cri.

Je respire ; à fond.

La froide lucidité du son qui jaillit de mes lèvres est effrayante. Je n’ai rien donné, cette fois-ci. Ce n’est qu'un simple courant sonor que la machine analysera, disséquera, avant de l’envoyer rejoindre les informations prisonnières de sa mémoire. Un jour, peut-être, la pression sera trop forte. Mes hurlements fractureront les coffres des banques de données, s’évaderont des zones protégées en détruisant les connexions-barbelés et les écrans-miradors. Un jour, si je vis assez vieux, si je crie assez fort pour cela.

Au-dessus de ma tête, les artistes-grimpeurs progressent avec lenteur vers le sommet des immeubles. Je lève les yeux, en prenant soin de marcher au milieu de la rue, et les observe en silence. Leurs doigts épais, aux ongles cassés, enserrent les parois dans une étreinte de sangsue. Ils se hissent d’une dizaine de centimètres par jour, le long d’itinéraires compliqués dont la cartographie reflète celle des fissures de l’édifice. Leur peau sécrète de longues traînées d’un mucus brillant qui se teinte d’irisations en séchant, puis devient lisse comme du verre. Tout le talent de l’artiste consiste à dessiner un motif le plus complexe possible, en emprisonnant ses voisins dans un labyrinthe infranchissable.

Les spectateurs sont seuls capables d’avoir une vision complète de la façade. Ils peuvent ainsi prévoir les différentes étapes de l’enfermement d’un grimpeur avant même que celui-ci n’ait pris conscience du danger. Les yeux-caméras se rassemblent alors pour la curée et guettent l’instant où la victime, incapable de progresser, s’englue dans son propre mucus.

Comble d’ironie, lorsqu’un des artistes se rapproche du sommet, de nouveaux yeux-caméras se joignent à celui qui bourdonne habituellement à proximité de son visage, de sorte qu’il ne peut savoir s’il est proche de la victoire ou de l’encerclement définitif.

Je me suis souvent demandé si ceux qui nous contemplent étaient sensibles à la cruauté d’une telle situation. Je pense de plus en plus que non, mais je suis trop mal placé pour en juger. Je manque de recul. Depuis la rue, il est impossible de deviner la beauté des images sécrétées par les grimpeurs et leurs motivations me sont étrangères. Peut-être existe-t-il une esthétique de l’enfermement, à moins que le seul fait d’être observé leur suffise.

Arrivés tout en haut de l’immeuble, après parfois des années d’efforts ininterrompus, les vainqueurs se laissent tomber mollement vers le sol et meurent au contact de la falaise horizontale de bitume. De nombreux spectateurs les suivent dans leur chute. À cette occasion, la rue extrait de sa mémoire de goudron des matelas hérissés de tessons, des tire-bouchons géants et des carquois entiers de flèches aux pointes enduites de curare.

À chacun de mes passages, je compte les yeux-caméras et je fais demi-tour lorsque leur nombre est trop élevé. Je ne tiens pas à me faire écraser par un grimpeur qui croirait inventer ainsi une nouvelle forme d’art…

Plus loin, la rue s’enroule sur elle-même en recoupant ses propres méandres. Chaque poche isolée du courant principal renferme un artiste immobile, un de ceux qui ont choisi d’ancrer à jamais leur vie au même endroit. Dès que l’on s’approche d’eux, les trottoirs cessent d’être sûrs. Il faut sans cesse tester du bout du pied la dureté du sol, sous peine de se voir englouti par une plaque de goudron frais à l’appétit meurtrier. Parfois, le macadam devient d’une extraordinaire élasticité : le moindre faux pas vous fait rebondir de plus en plus vite, jusqu’à l’écrasement contre les parois d’un immeuble.

J’ai appris à éviter ces dangers, à danser entre les cases de la rue-marelle, mais je n’ai pas appris à me sentir à l’aise en compagnie de ceux qui vivent là. Mon intrusion est tolérée, sans plus. Je me garde bien de hurler. Le silence qui les entoure est d’une qualité particulière. Les yeux-caméras eux-mêmes hésitent à le troubler et mettent une sourdine à leurs cliquetis.

Je m’avance, en retenant mon souffle. Les projecteurs tamisés répandent à profusion une lumière de serre. Enfouie dans le sol, la tête seule émergeant de l’asphalte, se tient la jeune artiste qui anime ce lieu…

Un rosier pousse sur son ventre. Sa propre chair lui sert de terreau. De temps en temps, elle sort une main pour déplacer une branche ou pour cueillir les pétales fanés dont elle se nourrit. Son œil-caméra et le mien entament un étrange ballet, semblable à la parade nuptiale de deux insectes ivres. Je m’approche d’elle, la bouche hermétiquement close sur le cri qui bat dans ma poitrine.

Des millions de spectateurs l’observent ; nous observent. Il n’est pas possible d’échapper à cette avidité constante que trahit le bourdonnement des appareils. Elle a choisi de l’ignorer, protégée par le frêle rempart de branchages jailli de ses entrailles. Pourtant, le soin méticuleux avec lequel elle arrange ses fleurs trahit une coquetterie inconsciente, qui passe par les canons rigides de l’Ikebana. Si personne ne la regardait, elle se transformerait vite en une jungle hirsute où viendraient s’échouer les débris ramenés par les marées de bitume. Comme nous tous, elle n’existe qu’en fonction de l’attention que les autres lui portent.

Avant de partir, je cueille une rose en bouton. Tandis que je l’accroche à mon collant, deux ou trois gouttes de sève rougeâtre exsudent de la blessure. Le visage de la jeune artiste est sans expression. Je souhaite qu’elle ait cessé d’être consciente lorsqu’elle commencera à se flétrir.

Je visite ainsi d’autres îles, d’autres cages. À mon approche, les occupants se replient à l’intérieur de leur propre corps à la façon d’un télescope, pour ne laisser dépasser que leurs yeux et le bout de leurs doigts. Mes hurlements rebondissent sur eux sans les atteindre. Patiemment, les yeux-caméras guettent l’instant où ils se déplieront, afin de fondre sur eux et de les faire se replier encore et encore, pour la plus grande joie des spectateurs.

Je n’ai jamais pu me résoudre à les imiter. Leur immobilité, avant-goût d’une mort trop certaine, me répugne. Mes cris, prisonniers d’une stase de la rue, se briseraient sans pouvoir s’évader. Et puis j’aime la sensation de mon corps en pleine course, emporté par les lames sonores qui jaillissent de mon ventre. Ces brefs instants me paient de tous mes efforts et je sais que, sous cet angle, je ne suis pas différent de ceux qui m’entourent.

Je reprends mon errance après un hurlement d’adieu, en abandonnant derrière moi une traînée de pétales fanés.

Les projecteurs s’éteignent graduellement. Seuls de rares tronçons restent éclairés à l’intention des artistes nocturnes. Je marche à nouveau au milieu de la rue, hurlant parfois, sans conviction, quand je ne peux plus supporter le silence. La tension de la journée, mal dissipée, forme une boule dure au creux de mon estomac. Le cri qui l’évacuerait reste coincé au fond de ma gorge et je cours, sans avoir l’impression d’avancer. L’écho sourd de mes pas se noie dans les cliquetis ironiques de mon œil-caméra.

L’angoisse qui m’habite est trop puissante pour être exprimée par un hurlement. Ceux qui me regardent ne le comprendraient pas. Ai-je la faculté d’exister sans eux, ou ne suis-je, moi aussi, qu’un reflet de leur propre reflet, une projection sans épaisseur éparpillée sur des écrans ? J’ai hurlé aujourd’hui mieux que je ne l’avais jamais fait. Suis-je capable de progresser, ou dois-je me contenter de descendre le plus lentement possible la pente interminable qui mène à mon dernier cri ? Jusqu’où les spectateurs me suivront-ils dans ma chute ?

Le porche m’attend, gueule noire dans la pénombre. J’ai encore envie de hurler, mais il est tard… Mon œil de Caïn plonge sur moi et cliquette, simple avertissement. Je ne dois pas rester dans la rue plus longtemps qu’il n’est prévu, afin de ne pas gêner les spectacles suivants et lasser ceux qui m’observent. Je jette un regard derrière moi, vers la carcasse de la Ferrari qui s’enfonce déjà dans l’asphalte. Pourquoi suis-je obligé de rejoindre si tôt ma cellule insonorisée ?

L’œil me frôle, son aiguillon est douloureux. Il fait demi-tour et bondit au-dessus de ma tête, prêt à revenir à la charge si je faisais mine de me rebeller. La ronde des enfants-mimes repasse devant mes yeux, montage accéléré du futur qui m’attend, et l’angoisse remonte dans ma gorge comme un torrent de bile.

Le cri qui s’échappe de moi est une vibration de haine pure, un scalpel sonore à la mortelle précision. Atteint de plein fouet, le mécanisme optique éclate et répand ses entrailles de verre que je piétine soigneusement. Le bourdonnement s’interrompt. Je contemple les débris avec délectation. Il ne sera pas réparé avant la fin de la nuit.

Je reprends ma course dans la rue vide. Je peux maintenant hurler pour mon propre plaisir, sous l’œil mort de la caméra.

Demain, avec un peu de chance, mon geste de colère m’aura attiré de nouveaux spectateurs…