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À bord de l’Absolution
Tandis qu’elle finit son histoire, Vi observe Cardinal. Le trooper a posé son menton sur son poing, le regard perdu dans le vide, la bouche tordue.
— Tu veux dire qu’ils l’ont enduit d’un baume fabriqué à partir de ses propres…
— Ils y sont passés tous les deux. C’était ainsi que l’on rejoignait le Scyre. Elle a sacrifié ses parents et sa famille pour survivre.
Cardinal secoue la tête puis se lève.
— Mais elle aimait son frère et a vengé sa mort en tuant Brendol. C’est logique… en quelque sorte.
Enfin capable de garder la tête droite, Vi se cale contre le dossier de sa chaise et lui rit au nez.
— Oh, tu penses que c’est pour ça qu’elle a assassiné Brendol ? Pour venger son frère ? Amusant… Je pensais qu’elle voulait se débarrasser du seul homme qui connaissait la vérité sur son passé. A-t-elle protesté quand Hux a anéanti son peuple ? L’a-t-elle supplié de les épargner, a-t-elle plaidé la cause de ses guerriers ? Ou bien a-t-elle considéré que c’est le meilleur moyen de repartir à zéro au sein du Premier Ordre ? C’est la même chose que quand elle a rejoint les Scyres : elle a fait un sacrifice, coupé tous les ponts et prêté allégeance au clan dominant.
Cardinal agite sa main devant lui, comme pour chasser cette idée.
— Tout ça ne me sert à rien. J’ai beau être convaincu qu’elle est une traîtresse, mes supérieurs n’en auront rien à faire.
Vi pose les mains sur la table, essaie de se lever, mais ses jambes ne sont pas encore prêtes à soutenir son poids. Elle se rassoit lourdement et boit du caf, espérant reprendre des forces avant d’être vraiment obligée de bouger. Ils savent tous les deux qu’elle est à court d’histoires.
— Et ils auront bien tort. Les gens ne changent pas. Phasma sera toujours cette petite fille avec son couteau, l’usurpatrice d’Arratu armée d’une épée, l’assassin impitoyable qui cache un scarabée dans les vêtements de celui qui l’a sauvée.
— Je te le répète : dans cette histoire, Phasma n’a pas trahi le Premier Ordre. Pourquoi l’as-tu gardée pour la fin ?
— Elle a son importance, répond Vi en pesant ses mots. Car de toutes les histoires que j’ai entendues sur Parnassos – et je ne t’ai raconté que celles susceptibles de t’intéresser –, c’est celle qui me terrifie le plus. Parce qu’elle montre clairement que tu ne peux pas gagner contre Phasma. Ni toi ni personne. Personne n’est prêt à aller aussi loin qu’elle pour survivre.
Cela ne suffira pas à convaincre ses supérieurs, mais Cardinal sait que Vi a raison. Malgré son enfance orpheline, il n’a jamais pris de mesures aussi drastiques. Penser que Phasma, encore adolescente, a mutilé son frère et regardé ses parents mourir… Qu’elle s’est enduit le corps de leurs restes pour sceller sa nouvelle alliance. En acceptant le baume, elle a rejoint le Scyre. Et Cardinal sait comment le Scyre a fini. Armitage pense tenir un chien Kath en laisse, mais elle n’est que rancœur, elle attend son heure. Elle ne révélera pas son vrai visage tant que le Premier Ordre sert ses intérêts personnels. Un jour – proche –, Phasma les trahira tous. Comme elle a trahi sa famille, puis sa tribu d’adoption.
Sa loyauté n’a aucune valeur.
Aucune, sauf qu’Armitage n’a pas encore reçu de coup de couteau dans le dos.
Cardinal est le seul à savoir.
Le seul à pouvoir l’arrêter.
La salle d’interrogatoire – ou quel qu’ait été son usage d’origine – paraît soudain minuscule, étouffante ; Cardinal sent les odeurs corporelles de plus en plus fortes de l’espionne et la puanteur de sa chair grillée par les décharges électriques.
Il garde ça pour lui, mais il lui fait désormais confiance. Totalement. Il sait qu’elle a raison, que tout ce qu’elle lui a dit est vrai. Tout s’emboîte parfaitement, elle n’a pas pu inventer ces histoires pour sauver sa peau.
Iris bipe, Cardinal consulte sa comm. L’heure approche.
— Dernière chance : disposes-tu de preuves matérielles ? demande-t-il. Le temps est compté, la réunion n’attend pas.
Vi fait rouler ses doigts sur la table, puis hoche la tête.
— À vrai dire, j’ai autre chose. Mais tu dois garder ton calme. Je vais prendre quelque chose dans une poche secrète de ma veste, qui ressemble à un couteau plutôt effrayant.
— De quoi s’agit-il ?
— D’un couteau plutôt effrayant. Mais je ne compte pas m’en servir. Je vais le poser sur la table, très doucement, puis mettre les mains derrière ma tête. Si j’y arrive. Et pour ta part, tu vas rester tranquille et éviter de manipuler la lame d’une manière qui pourrait nous blesser l’un ou l’autre : elle est empoisonnée.
Cardinal soupire, déçu, tant parce que ses hommes ont fouillé Vi sans rien trouver que parce qu’il attendait autre chose d’elle. Elle se contente de hausser les épaules.
— Je fais partie de la Résistance. Évidemment que j’allais résister. Tu le veux ou pas ?
Il dégaine son blaster et le tient près de sa hanche, braqué sur le ventre de Vi. Elle lève les yeux au ciel, l’air de dire : « On en est encore là ? »
Il l’imite, puis explique :
— Ce n’est pas parce que nous nous accordons sur un sujet précis que nous sommes dans le même camp. Maintenant, donne-moi ce couteau. Et vite. Je suis pressé.
— Je vais utiliser mes deux mains, prévient-elle.
Pour être franc, Cardinal ne s’inquiète pas. Elle ne tient pas debout, peut à peine lever les bras. Et même si elle a une arme, elle aurait pu s’en servir dès qu’il l’a détachée. Elle n’a même pas effleuré cette poche. Il acquiesce donc et attend, son blaster à la main.
Non sans effort, Vi sort un morceau d’armure replié de sa veste, le pose sur la table et l’ouvre. Dès que les bords sont écartés, elle s’empresse de placer ses mains derrière sa tête, comme elle l’avait promis. Et là, sur la table, comme elle l’avait annoncé, se trouve un couteau plutôt effrayant.
En pierre taillée, il fait à peu près la longueur de sa main. La lame est couverte d’une couche écaillée de poudre couleur rouille, constellée de taches vert-de-gris ; sur le manche s’enroulent des lanières de cuir, teintées de brun par la sueur et le sang. Un objet cruel, sommaire, grossier, conçu pour infliger des blessures impossibles à refermer.
— C’est un des couteaux de Phasma. Celui qu’elle a planté dans la cuisse de son frère, puis dans la poitrine de Balder. Siv a eu la présence d’esprit de le récupérer pendant la bataille contre les Claws.
— Je peux ? demande Cardinal.
Vi se tapote la tête.
— C’est toi qui décides. Prends-le. S’il te plaît. Mais promets-moi de me dire quelle tête fera Phasma. Celle de quelqu’un qui vient de voir un fantôme particulièrement vindicatif, je parie.
Cardinal rengaine son blaster et saisit précautionneusement le couteau par la garde. Il se souvient du poison inventé par Phasma, à partir des lichens de Parnassos. Les droïdes médicaux sont sûrement capables de l’identifier et de contrecarrer ses effets, mais il n’a pas envie de le vérifier.
— Elle n’enlève jamais son casque en public, souffle-t-il. Je ne connais pas son visage. Personne ne l’a vu. Elle dispose de quartiers privés, comme moi, et ne mange jamais avec les soldats.
— Les gens ne se demandent pas ce qu’elle cache ?
Cardinal lève la tête, croise son regard.
— Je me pose la question depuis le début. Je suppose que je le sais désormais.
Vi regarde ostensiblement la porte.
— Alors, comment ça se passe ? Tu vas respecter notre marché ?
Il secoue la tête.
— Ça ne suffit toujours pas, tu le sais.
— Donc tu vas me tuer ?
Il prend un air dégoûté.
— Je n’en ai pas envie.
Ce qui est la vérité. Mais…
Vi arbore un grand sourire.
— La nouvelle semble te réjouir, fait-il remarquer.
— Il me reste une dernière chose. Promets-moi de me libérer si je te la donne.
Avec la patience dont il sait faire preuve avec ses plus jeunes recrues, Cardinal soupire, exaspéré.
— Les termes n’ont pas changé : si tu me fournis une preuve, je te laisse partir. C’est vraiment ta dernière chance.
— Je vais prendre quelque chose dans ma veste.
Tandis qu’elle sort un autre morceau d’armure de son épais blouson de cuir, Cardinal se rend compte qu’il doit entraîner ses hommes à chercher des objets non métalliques et à déshabiller les prisonniers. Quand Vi déplie le plastoïde, Cardinal ne peut s’empêcher de sourire à pleines dents.
Il s’agit d’une boîte transparente, qui contient un scarabée doré et luisant, toujours en vie.
— Ne l’ouvre pas, prévient Vi. Je les ai vus à l’œuvre et ce n’est pas joli, joli. Il suffisait de verser un peu d’eau sur le sable pour qu’ils apparaissent par milliers.
Cardinal soulève la boîte, le cœur léger. Enfin, enfin il détient une preuve matérielle. S’il produit ce scarabée lors de la réunion, les droïdes médicaux pourront confirmer que sa signature chimique correspond au composé qui a tué Brendol.
— Que vas-tu faire ?
Vi l’observe en sirotant du caf. Elle a meilleure mine, paraît mieux hydratée. Sa perte de connaissance lui a peut-être permis de reprendre des forces, en fin de compte. Cardinal s’en veut un petit peu, il n’avait pas l’intention de lui envoyer une décharge aussi puissante. Mais ses yeux dorés ne clignent pas autant qu’ils le devraient. Comment se fait-il qu’il culpabilise ? Qu’il ne veuille pas décevoir cette espionne à la solde de l’ennemi ?
Peu importe. L’heure est venue. Elle lui a fourni ce dont il avait besoin. Il ne peut pas faire attendre Armitage, Phasma et les autres dignitaires. Cardinal se lève, enfile son casque. Il se sent plus à l’aise quand Vi ne peut pas voir son visage.
Elle se redresse sur sa chaise, les sourcils froncés.
— Je vais affronter Phasma, finit-il par lâcher. Lui montrer la dague et le scarabée, devant le général Hux et les autres officiers.
Entendant cela, Vi esquisse un sourire.
— Bonne chance. À titre personnel, j’espère que tu vas l’anéantir.
Il glousse.
— Merci.
Il ramasse le couteau avec précaution et le glisse dans son holster, derrière le blaster, puis range la boîte contenant l’insecte dans l’un des étuis à munitions de sa ceinture.
Il se retourne sur le seuil et prend alors une décision susceptible de détruire tout ce qu’il a péniblement construit. Toutes ces années à vivoter sur Jakku, puis celles passées à se conformer aux idéaux du Premier Ordre, à être testé et programmé en permanence sous la tutelle de Brendol. Ces années passées parmi les troopers, à affronter des simulations, à battre ses camarades, à se dépasser. Tout ce qu’il a bâti, tous ses projets à venir… Eh bien, tout cela est sur le point de changer.
— Je ne vais pas verrouiller la porte et Iris vient avec moi. Compte jusqu’à mille et puis… fais ce que tu veux.
Vi lève un sourcil.
— Ce que je veux ?
— Échappe-toi si tu le peux, dors si tu ne peux pas faire autrement, meurs ici si ça te paraît plus simple. Si quelqu’un t’attrape, je dirai que je t’ai croisée pendant une ronde et que tu as eu le dessus. Au point où j’en suis, je leur dirai peut-être que tu sais utiliser la Force. Ils n’auront de cesse de te retrouver, mais ça ne sera pas de ma faute. Ni mon problème.
— Il y a une autre option, fait-elle. (Ses mots attirent l’attention de Cardinal, qui était sur le point d’entrer le code actionnant la porte ; il se tourne vers elle.) Déserte. Pars avec moi. Rejoins la Résistance, ou échange quelques informations contre de l’argent et fuis. Tu bénéficieras d’une immunité complète. Et même si tu refuses, je peux t’aider à quitter le vaisseau et à te rendre sur la planète de la Bordure Extérieure de ton choix. Tu pourrais recommencer ta vie. Tu n’es pas obligé de rester dans le camp des perdants.
L’espace d’un instant, il se laisse séduire par l’idée, mais les derniers mots de Vi sonnent comme un affront.
— Je ne suis pas dans le camp des perdants. Toi, oui. Bonne chance pour quitter ce vaisseau.
Sans un mot de plus, Cardinal entre le code et s’engage dans le couloir, Iris flottant à ses côtés. Il ne se retourne pas quand la porte se referme. Vi n’est plus son problème. Il en a tiré tout ce dont il avait besoin. La vérité, des explications, le scarabée. Et ce couteau.
Elle est peut-être du mauvais côté, mais il s’accorde sur un point avec l’espionne de la Résistance.
Cardinal va montrer l’arme à Phasma, et lui aussi rêve de voir la tête qu’elle fera.