16
Sur Parnassos, dix ans plus tôt
Pendant que Siv et Gosta s’affairaient à extraire des cadavres autant de nutriments que possible, Phasma chapeauta les autres, qui découpèrent la viande des lézards, puis ajoutèrent les habits légers des assaillants à leurs propres vêtements.
— Si on leur ressemble, ils seront peut-être moins prompts à attaquer la prochaine fois, expliqua-t-elle en enfilant une tunique du même gris que le sable.
Ils s’occupèrent ensuite des troopers, dont ils camouflèrent les armures avec du tissu. Brendol Hux avait une allure étrange : ses vêtements sombres étaient cachés sous une longue tunique, sanglée autour de sa bedaine par une écharpe. Les guerriers du Scyre n’avaient jamais vu un tel embonpoint : chez eux, les côtes se comptaient à l’œil nu et les ventres étaient creux.
En déshabillant les cadavres, ils remarquèrent que tous portaient un collier où était accrochée une petite boîte de bois gravé. Phasma en ouvrit une et tous découvrirent avec stupéfaction un scarabée semblable à celui qui avait piqué Carr.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gosta.
— Une arme, supposa Phasma en faisant claquer le couvercle de la boîte. Le scarabée pique quelqu’un et ce qu’il injecte dans le corps de la victime détruit en silence sa chair et ses organes. Une manière facile et élégante d’éliminer des ennemis peu méfiants.
— Malin, murmura Brendol.
— Dangereux.
Phasma jeta la boîte en bas de la dune, où elle roula dans l’obscurité. Torben, n’ayant rien à faire, piétinait des insectes en guettant l’arrivée d’autres pillards. À chaque goutte de sang qui coulait sur le sol, quelques scarabées sortaient du sable pour s’en gorger ; Torben les pulvérisait avec sa massue ou son talon, et les carapaces brillantes, couvertes d’une purée noire, épaisse et gluante, en attiraient encore davantage. Tandis que les détraxeurs effectuaient leur tâche brutale, les bestioles semblaient venir de plus loin, dessinant de longues traînées dorées dans le sable, et les troopers se mirent également à les écraser. Quand les Scyres entamèrent le dernier lézard, les insectes étaient devenus trop nombreux.
Du revers de la main, Brendol en écarta un de sa tunique.
— Il est temps de partir, annonça-t-il d’un ton lugubre.
Phasma acquiesça – sans discuter, nota Siv.
Personne ne proposa de remonter les traces de luges que le vent commençait déjà à effacer. Ils n’avaient pas le temps de chercher d’où venaient leurs assaillants. Leur seul objectif était d’emmener Brendol Hux jusqu’à son vaisseau ; il s’agissait d’une mission de sauvetage, pas d’un raid ou d’une reconnaissance. Malgré leur envie d’explorer cette région inconnue, les guerriers, qui ne pouvaient se permettre ce luxe, devaient se contenter d’espérer que cette attaque resterait isolée. Phasma scruta le désert à l’aide de ses jumelles, suivant les traces jusqu’au sommet d’une dune, sur leur droite. Siv la connaissait suffisamment bien pour savoir qu’elle mémorisait l’endroit, l’ajoutant sans faillir à sa carte mentale de la topographie de Parnassos.
Après avoir chargé le paquetage de Carr et les sacs des pillards sur deux plaques de métal, le groupe descendit l’autre versant de la dune, vers le vaisseau ensablé. La volute de fumée blanche avait disparu depuis longtemps, mais Phasma et Brendol considéraient qu’ils avançaient dans la bonne direction. Torben tirait les deux luges tandis que Siv et Gosta portaient les sacs contenant les détraxeurs, nettoyés et prêts à l’emploi, ainsi que leurs outres. Personne n’aimait se battre, mais grâce à l’efficacité et à la rapidité de leur défense, ils disposaient désormais des vivres nécessaires à leur voyage. Au bout du compte, ils prenaient ça comme un bon présage et, même si tous redoutaient une nouvelle attaque des glisseurs, ils se sentaient capables de la repousser.
Siv regarda par-dessus son épaule les corps flétris au sommet de la dune, que le sable porté par le vent commençait déjà à masquer. Lézards comme humains ne seraient bientôt plus que des bosses, qui céderaient elles-mêmes la place à une surface lisse. Par chance, elle ne pouvait voir la dépouille de son ami, dans la vallée, de l’autre côté de la colline grise, mais ne pouvait s’empêcher de songer à la multitude de cadavres qui reposaient sous le sable luisant.
Pauvre Carr. Du haut de ses vingt ans, Siv n’avait jamais vu un Scyre mourir d’une manière aussi déroutante. Même les noyés nourrissaient les créatures marines, leur mort était aussi naturelle que valeureuse. Mais les os de Carr ne rejoindraient jamais la caverne cachée du Nautilus ; ils allaient rester ici, dans cet étrange désert sans fin, entourés d’ennemis et de vide, jusqu’à ce que le sable les recouvre et qu’ils soient oubliés. Dans cette région désolée, sa bonne nature et son rire manqueraient cruellement autour du feu de camp.
Cependant, la vie dans le Scyre était courte, difficile, et Siv avait déjà vu mourir plusieurs de ses amis. Un deuil excessif étant synonyme de faiblesse, elle se retourna vers le soleil brûlant et suivit Phasma vers son destin.
Jusqu’au soir, ils ne virent que du sable. Dune après dune, ils tirèrent leurs luges et portèrent leurs paquetages, économisant les réserves d’eau. Une fois parvenus au sommet, ils marquaient une pause, scrutant le paysage à la recherche d’éléments nouveaux. Mais ils ne distinguaient que des ondulations grises, à perte de vue, sous un ciel bleu et un soleil de plomb. Au loin, dans leur dos, des nuages s’amassaient, assombrissant l’horizon. Les Scyres avaient l’habitude de vivre sous un voile permanent, dans la crainte du tonnerre. Mais ici, à seulement quelques jours de marche de leur territoire, le ciel était dégagé et il n’y avait pas plus d’ombre que d’espoir de trouver de l’eau. L’air vibrait au-dessus du sable, la chaleur sèche qui en émanait brûlait les yeux de Siv. La région elle-même les poussait à avancer, aiguillonnés par la perspective de retrouver le vaisseau de Brendol et de découvrir la fraîcheur et la paix supposées de l’espace.
Ce soir-là, Phasma s’arrêta au sommet d’une dune ; d’un geste, elle leur signifia d’approcher avec précaution. Siv chercha le regard de Torben, qui rassembla les cordes des luges dans sa main gauche pour se saisir de sa batte.
Devant eux, Phasma sortit ses jumelles et les porta brièvement à ses yeux avant de les passer à Brendol, qui regarda plus longtemps.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.
Phasma fit non de la tête.
— Nous ne sommes pas sur notre territoire. Nous ne savons rien de cet endroit. Vous n’avez pas vu ce genre de choses, lors de vos voyages ?
Le ton réprobateur de Phasma dut échapper à Brendol. Il secoua la tête et prit un air pincé.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que c’est. Animal ou minéral, on le saura bientôt. C’est pile sur notre route.
Phasma se tourna vers ses hommes.
— Dégainez vos blasters. Tenez-vous prêts.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gosta en rejoignant Phasma.
— Nous l’ignorons, répliqua laconiquement cette dernière.
Phasma et Brendol étaient en tête, suivis des troopers et de Gosta. Siv et Torben fermaient la marche, armes en mains. Au sommet de la dune, Siv se demanda ce qui pouvait bien laisser Phasma et Brendol aussi dubitatifs. Ce qu’elle découvrit en contrebas ne lui fournit aucune piste de réponse.
Le sable formait une étendue complètement plate, le premier relief se trouvait à plusieurs heures de marche de là. Au centre de cette immensité se dressait un grand monticule sombre. À cette distance, dans l’air vibrant de chaleur, saturé de poussière, il était vraiment impossible de déterminer sa nature, sa taille réelle, ou de savoir s’il s’agissait d’un être vivant.
La forme noire émettait çà et là des reflets brillants, qui laissaient supposer un mouvement ou des parties métalliques. Ses contours étaient irréguliers et elle paraissait massive – plus grande qu’une personne, plus grande que le Nautilus. Autour d’elle, le sable était de ce même gris qui constituait désormais tout leur univers, sans aucune marque distinctive : pas de végétation, de rochers ou de métal. Juste cet amas sombre et mouvant, au milieu de nulle part.
Siv et les autres Scyres n’avaient jamais vu de créature plus grosse qu’un humain, ne l’oublions pas. Ils avaient aperçu des gueules dans l’océan, mais jamais les bêtes auxquelles elles appartenaient. Et, s’ils trouvaient régulièrement des morceaux de bêtes énormes, échoués sur le rivage, aucun d’entre eux n’aurait pu dire quel monstre avait servi à confectionner leurs bottes et leurs vêtements. Dans leur monde, aucun mammifère n’excédait la taille très réduite des quelques chèvres encore en vie, même les lézards des glisseurs les avaient stupéfaits. Ils n’avaient jamais vu de bâtiment et les seules machines qu’ils connaissaient étaient en pièces détachées. Comment auraient-ils pu deviner de quoi il s’agissait ? Brendol, pour sa part, avait peut-être sa petite idée sur le sujet ; cependant, personne ne savait jamais ce qu’il pensait, et il ne leur donna aucun indice.
— Nous allons le contourner. Restez vigilants, fit Phasma.
Une précision presque inutile : ses guerriers étaient bien entraînés. Elle y avait personnellement veillé.
— Ça va ? demanda Torben à Siv, qui lui lança un regard noir.
— Bien sûr. Ne doute pas de moi.
Ils descendirent furtivement la dune, vers la grande vallée. Ils étaient tous nerveux, leurs armes à la main, guettant le moindre signe de vie ou d’une nouvelle attaque des pillards, scrutant l’énorme masse sombre qui projetait sur le sable une ombre tout aussi imposante. Néanmoins, elle ne se comportait pas comme un animal : elle ne remua pas, ne renifla pas, aucun œil géant et doré ne cligna au passage des intrus. Il y avait quelque chose d’éminemment différent, de dérangeant, dans son insouciance et sa manière de les ignorer. Ils arrivèrent à son niveau, puis la contournèrent… Quand elle m’a raconté ça, Siv était encore blanche de peur.
Mon récit est rapide, mais ils marchèrent pendant des heures pour approcher de la chose, en faire le tour, puis s’en éloigner. Pendant tout ce temps, elle ne fit que frissonner, pour une raison qui leur échappait.
Je me souviens de ce passage précis, car malgré toute la violence qu’elle avait dû affronter, Siv était particulièrement hantée par ce moment.
Après avoir dépassé la chose, Brendol s’arrêta. Tous les autres l’imitèrent et se tournèrent vers lui, inquiets. Ils se trouvaient en terrain découvert, proche d’une chose déconcertante qu’ils ne pouvaient expliquer… Tous leurs sens les incitaient à s’éloigner au plus vite. Mais Brendol s’était arrêté, car tel était son caractère. Curieux, il voulait des réponses.
— Donne-moi ton blaster, fit-il au trooper le plus proche.
Une fois l’arme en main, il visa et tira sur la masse noire ondulante.
Qui explosa.
La peau noire qu’ils avaient vu changer et trembler était en réalité une gigantesque nuée d’oiseaux, de chauve-souris, ou d’un mélange des deux. Petits et noirs, vifs et racés, ils formèrent un nuage strident qui semblait doté d’une volonté propre. Les reflets dorés provenaient de scarabées qui, s’écartant à leur tour, révélèrent la forme véritable de la chose. Il s’agissait d’un monstre, un cadavre déchiqueté par les charognards. Une créature semblable aux lézards croisés plus tôt, mais plus imposante, aux flancs striés, couverts de grandes épines. Il n’en restait pas grand-chose, à part quelques bandes de peau qui pendaient sur ses os et un orifice brun sur le côté.
— Nous avons assez d’eau, fit remarquer Phasma.
— Et il y a trop de scarabées, ajouta Brendol.
— Attendez, qu’est-ce que c’est ? demanda Gosta.
Les entrailles du cadavre remuèrent et deux yeux rouges apparurent dans le trou sur son flanc. Un grognement retentit, puis une bête se glissa hors de la carcasse. Elle ressemblait à un loup-sanglier et sa peau moite avait la même teinte que le sable. Perchée sur de longues pattes qui se pliaient vers l’arrière, couverte de pustules et de bosses, elle sortit d’un pas raide, entièrement maculée des restes sanglants de son festin. Ses yeux rouges étaient braqués sur le groupe ; elle s’accroupit un instant avant de charger. Deux autres créatures apparurent et l’imitèrent, fonçant sur eux en formant un V.
Fidèle à elle-même, Phasma, armée de sa lance et de sa dague, courut vers la première bête en poussant son cri de guerre. Gosta était sur ses talons, suivie de Torben, puis de Siv. Les muscles des jambes de la jeune femme, éprouvés par les montées et les descentes successives, se détendirent sur ce terrain plat. Elle se décala légèrement vers la droite, tandis que Gosta partait vers la gauche. Elles attaquèrent chacune l’une des immondes créatures luisantes dans un choc de chair et de métal. Toute l’attention de Siv était concentrée sur la chose : elle devait la tuer avant qu’elle ne blesse quelqu’un. Les Scyres savaient que la moindre plaie risquait de s’infecter, mais les griffures et morsures animales étaient particulièrement mortelles.
Contrairement aux lézards, le loupeau, comme ils le nommeraient plus tard, ne succomba pas du premier coup. La lame pénétra à peine son cuir épais et rugueux, la plaie superficielle sembla se refermer aussitôt. La bête essaya d’atteindre le bras de Siv, qui recula et lui porta un coup au niveau des chevilles, où la peau était plus fine, dans l’espoir de trancher un os ou un tendon. Sa faux glissa sans faire de dégâts ; la créature mordit le bas de sa tunique et agita la tête, puis Siv tomba à la renverse. Elle frappa de sa lame courbe sans parvenir à entailler la gorge ridée du loup et dut lâcher ses armes pour le repousser, tandis que ses dents claquaient près de son visage.
Piou !
Une décharge d’un rouge brûlant fila près de son poignet et atteignit la créature, qui hurla et battit en retraite, frottant d’une patte ce qui restait de son museau.
Piou !
Une nouvelle décharge le toucha au flanc. La créature grise et moite tituba, puis tomba sur le côté avec un trou fumant dans la poitrine.
— Besoin d’un coup de main ?
Un trooper tendit une main gantée à Siv, qui la saisit avec gratitude et se releva.
Les autres troopers s’occupèrent des deux loupeaux restants ; malgré leurs nombreuses plaies, ils ne ralentissaient pas, comme insensibles à la douleur. Cependant, les lasers se montrèrent brutalement efficaces : deux décharges suffisaient à les terrasser.
— Des blessés ? demanda Phasma.
Brendol leva le bras pour montrer le tissu déchiré, qui laissait apparaître sa peau. Il ne saignait pas, cela ressemblait davantage à une éraflure.
Phasma poussa un soupir excédé.
— Nous aurions dû vous donner les vêtements en cuir de Carr. Siv, passe-lui de la pommade. Général Hux, prévenez-moi si cela empire. Avec un peu de chance, vous n’aurez pas de fièvre.
— Et sinon ? demanda Brendol d’un air pincé en examinant sa blessure.
Phasma lui lança un regard grave, déterminé.
— Sinon il faudra vous amputer.
Brendol la fixa, furieux.
— Mais la plaie serait plus importante encore, et cela augmenterait les risques d’infection.
— Non.
Siv s’agenouilla devant lui avec la vieille boîte de conserve contenant la pommade de l’oracle que sa mère lui avait appris à fabriquer. Sa formule, différente de celle du baume, était spécifique aux plaies et aux écorchures, et incluait des herbes apaisantes qui poussaient près des falaises du Scyre. Quand elle tendit la main, Brendol hésita un instant avant de lui présenter son bras.
— L’infection provient des animaux ou du lichen, pas de l’air. Une lame propre coupe proprement, le feu cautérise la plaie, et la pommade prévient toute contamination supplémentaire.
— Es-tu formée à la médecine ? lui demanda Brendol, semblant s’intéresser pour la première fois à quelqu’un d’autre que Phasma.
Cette dernière s’avança :
— Ce savoir assure la survie de notre peuple. Les enfants l’apprennent dès qu’ils savent parler : ceux qui ne montrent pas leurs blessures à un adulte meurent avant la nuit. Gosta ?
D’une voix chantante, Gosta psalmodia :
Si tu as la moindre blessure,
Préviens ta maman pour sûr,
Bords rouges et peau blanchie,
Tu perdras un orteil dans la nuit.
Si tu ne dis rien à maman, tu verras,
La plaie s’infectera et tu mourras.
Brendol secoua la tête comme pour oublier cette comptine.
— Que c’est macabre.
— Nous ne connaissons pas ce mot. Mais dans votre bouche, il semble négatif. Comme si on avait le choix. C’est notre vie. C’est pour cela que nous sommes forts. (Phasma posa la main sur l’épaule de Gosta, qui rayonna de fierté.) Même nos enfants combattent pour le clan. Sur Parnassos, nous grandissons en sachant ce qui nous attend, et ce que l’on attend de nous. Nous ne pleurons pas les faibles.
— Tu veux dire que l’homme que nous avons perdu aujourd’hui, un homme que tu as choisi et entraîné, était faible ?
Brendol avait prononcé ces mots comme s’il s’agissait d’une sorte de test. Phasma se plaça face à lui, juste un peu trop près.
— Carr était fort. Je l’avais bien formé, mais il n’a pas eu de chance. Maintenant, il est mort. Ceux qui survivent doivent aller de l’avant.
Brendol sourit, comme satisfait de cette réponse, pour une raison qui échappa à Siv.
— Si seulement j’avais une unité comm, murmura-t-il. Ces slogans conviendraient parfaitement à notre programme.
— Votre programme ?
Siv termina d’appliquer la pommade et déroula la manche de Brendol. Il la remercia d’un hochement de tête silencieux, puis se mit en marche, les mains dans le dos. Après un signe à ses guerriers, Phasma le rejoignit. Tous les autres suivirent sans attendre. Siv était soulagée qu’on ne lui ait pas demandé d’utiliser les détraxeurs sur ces horribles chiens. Malgré leur force et leur robustesse, ils avaient l’air malades, mauvais. Elle s’inquiétait en secret que leur essence puisse contenir le pathogène à l’origine des cloques et des pustules hideuses dont leur peau était couverte. Torben ramassa les cordes des luges, puis Siv et lui pressèrent le pas pour entendre la conversation entre Phasma et Hux.
— J’ai un rôle à part dans le Premier Ordre, expliqua Brendol. Je suis général, un grade assez similaire au rang que tu occupes. Je dirige. Ma plus grande responsabilité est de concevoir le programme d’entraînement des jeunes recrues, de leur apprendre à se battre tout en leur expliquant pourquoi nous nous battons. Comme tu peux l’imaginer, cela inclut la dimension purement physique, que je délègue à des officiers plus jeunes et plus en forme, mais aussi l’éducation. Nous avons des formules du même genre que votre comptine sur les blessures, des chansons et des paraboles que nous utilisons pour inculquer, dès le plus jeune âge, nos valeurs et nos croyances à nos combattants. Tu peux juger du résultat final. (Brendol indiqua ses trois troopers.) Les meilleurs guerriers de la galaxie, entraînés à exécuter rigoureusement mes ordres, à manier plusieurs types d’armes et à opérer sur une multitude de terrains. Ils savent prendre des décisions dans le feu de l’action, quelle que soit la situation. Une tâche pour laquelle tu sembles particulièrement qualifiée.
Phasma renifla, insensible à ce compliment.
— Tu affirmes former les meilleurs guerriers de la galaxie, mais je serais prête à leur opposer les miens. Une vie comme la nôtre induit une détermination, une hargne qui ne s’apprend pas avec de jolies chansons.
Brendol acquiesça d’un air amusé.
— J’ai hâte d’en savoir plus sur tes stratégies et la manière de les adapter à un environnement, disons, contrôlé. Nous aurons peut-être un jour l’occasion de voir nos guerriers s’affronter, mais dans des conditions idéales. Je pense que les casernes du Finalizer devraient t’impressionner.
Sous son masque, Phasma resta impassible.
— Ce serait très instructif, répondit-elle calmement, avec un accent et un débit si proches de ceux de Brendol que Siv frissonna.
Ils marchèrent dans la plaine jusqu’à ce que le soleil se couche et que l’air devienne lourd et froid. Le monde était le même dans toutes les directions, du sable à perte de vue, sans aucun relief. Où qu’ils choisissent de camper pour la nuit, ils seraient à découvert.
— Nous allons bivouaquer ici, annonça Phasma en s’arrêtant à un endroit qui ressemblait à tous les autres. Les guerriers monteront la garde à tour de rôle. Je prends le premier quart.
Ses hommes hochèrent la tête et, après avoir interrogé leur supérieur du regard, les troopers firent de même. Brendol ne se vit pas attribuer de garde ; Siv se demanda si c’était à cause de son manque de compétence au combat ou parce que Phasma le trouvait trop gradé pour ce genre de tâche. Chez eux, dans le Scyre, Keldo ne montait jamais la garde, pour les mêmes raisons. Mais Siv n’avait pas à se soucier de la hiérarchie. Son rôle était de soigner les blessures, de distribuer le baume et l’eau. En temps normal, Gosta aurait passé la journée à ramasser du petit bois et, le soir, aurait allumé un feu. Mais ici, dans le désert, il n’y avait rien à ramasser, rien à brûler.
Malgré l’hostilité et l’isolement du Scyre, Siv ne s’était jamais sentie aussi faible et vulnérable. Les vents violents gonflaient sa tunique, faisaient claquer ses vêtements, charriant tant de sable que pour manger, elle devait glisser des morceaux de viande et de légumes séchés sous son masque. Ils passèrent une mauvaise nuit, à même le sol, ne cessant de remuer, de changer de position, ou se réveillant, ahuris, à moitié couverts de sable gris. Les Scyres avaient l’habitude de dormir dans leur hamac, seul ou avec un compagnon de confiance, mais comme la température ne cessait de baisser, ils se rapprochèrent les uns des autres, cherchant dans leur demi-sommeil une source de chaleur. Siv ne fut pas mécontente que Torben la réveille : la nuit ne lui avait guère apporté de réconfort.
Elle resta aux aguets durant tout son tour de garde, scrutant les ténèbres, attentive au moindre changement. On n’y voyait pas grand-chose, même les étoiles étaient masquées par les tourbillons de sable, rien ne parvenait à percer l’obscurité. Aucun bruit, à part le sifflement du vent et le bruissement du sable. Les odeurs minérales se confondaient avec celles des corps ; les Scyres, qui avaient transpiré toute la journée sous leurs couches de vêtements, étaient maintenant poissés d’un mélange âcre de crasse et de poussière. Même sous son masque, Siv avait la bouche couverte de sable et quand, excédée, elle finissait par passer sa langue sur ses lèvres, les grains crissaient désagréablement entre ses dents. En comparaison, le Scyre semblait presque accueillant. Siv espérait seulement que ce qu’ils tireraient de Brendol et de son vaisseau valait ces souffrances, et la perte de Carr.
Quand son quart fut terminé, les Scyres ayant tous effectué leur tour de garde, elle alla réveiller l’un des troopers. Ses yeux s’étaient habitués à la quasi-obscurité ; elle scruta les corps endormis et choisit le plus proche, posant doucement les doigts sur l’épaule du soldat.
— C’est l’heure, fit-elle à voix basse.
Un gant saisit sa main et la tordit, manquant de lui briser le poignet. Sans un cri, elle souffla :
— Je suis avec toi.
Le trooper se releva d’un bond, son visage se détendit un peu.
— Désolé, fit-il, les sourcils froncés. L’entraînement, tu comprends…
Il s’exprimait d’une voix grave et rauque, avec un accent moins net que celui de Brendol.
— Ça va, répondit-elle. On est tous sur les nerfs.
— Je vais prendre le relais.
— Sois fort. (Voyant son air déconcerté, elle ajouta :) C’est ce qu’on dit quand on nous relève.
— Vous faites ça toutes les nuits ?
— Bien sûr. Dans le camp ou comme sentinelle.
Il secoua la tête.
— Plus je passe du temps ici, plus les quartiers du Finalizer me paraissent confortables.
Elle acquiesça et s’installa près de Torben, la tête posée sur la manche sablonneuse de sa tunique. Elle se tortilla jusqu’à ce que son dos touche le bras du guerrier. Il tendit la main et l’attira contre son corps chaud ; tous deux poussèrent un soupir de soulagement. Malgré les horreurs du désert, cette étreinte constituait une expérience inédite, si différente du balancement précaire des hamacs au-dessus de la mer. Siv songea à Keldo et à Carr, même si ce n’était pas ainsi que l’on pleurait les morts et les absents dans le Scyre : en vivant dans le passé, on mettait en danger le présent de tous les autres. Cependant, elle fit bien de profiter de cet instant de répit, car elle fut certaine d’entendre un bruit dans le noir.
Elle se figea et retint son souffle, sondant la nuit. Avant qu’elle ait pu demander au trooper de garde s’il avait entendu quelque chose, elle fut aveuglée par la lumière la plus puissante qu’elle ait jamais vue.
— Une attaque ! hurla-t-elle, ramassant ses faux et repoussant difficilement l’énorme bras de Torben.
— Mon général ! Troopers ! cria la sentinelle.
Ils se réveillèrent tous en même temps, se levant d’un bond, armes en mains. Cependant, les soldats n’ouvrirent pas le feu, les Scyres ne voyaient rien à attaquer. Tous attendirent, prêts à combattre, mais rien ne vint. Leurs yeux s’habituèrent à la lumière crue qui inondait le camp, et Siv constata qu’ils n’avaient à faire ni à des glisseurs ni à des loupeaux. Pas même à des humains.
Elle lâcha ses armes en se rendant compte qu’elle contemplait un droïde, blanc et austère. Il ne ressemblait pas à celui que Brendol Hux avait amené avec lui. Un peu plus petit qu’elle, filiforme, il avait l’air plus rudimentaire. Il ne semblait pas armé, tenant simplement une boîte d’où émanait cette lumière aveuglante.
— Nos prières ont été exaucées, annonça-t-il d’une voix monocorde qui parvenait néanmoins à exprimer l’excitation. Gloire aux créateurs. J’espère que vous viendrez avec moi. Nous vous attendons depuis si longtemps.
— Général Hux, que fait-on ? demanda Phasma.
Ils se tournèrent vers Brendol, mais il était toujours allongé sur le sable, inconscient et immobile, rouge de fièvre. Quand Siv examina son bras, elle constata que l’infection s’était généralisée. L’amputation ne suffirait pas.
Brendol Hux était en train de mourir.