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À bord de l’Absolution

Vi observe Cardinal, jauge sa réaction. Elle a peut-être enjolivé ce que Siv lui a raconté, juste un peu, mais c’est ainsi que procèdent tous les conteurs, non ? Prendre une graine et la transformer en une fleur magnifique, luisante de rosée ? Le soldat a insisté pour tout savoir et elle lui a tout dit. Elle devait gagner du temps et y est parvenue. Sans mentir une seule fois. Tout était vrai. Ou presque. Et comme elle dispose d’une mémoire eidétique, elle sait exactement ce qu’elle a ajouté.

Son plan a fonctionné. Le temps a passé, elle a repris des forces. Et Cardinal, quant à lui, essaie de masquer ses émotions.

— Je sais que ça fait beaucoup d’informations à digérer, souffle Vi d’une voix égale.

— Penses-tu vraiment qu’elle soit encore capable de pleurer ? demande-t-il.

— J’aime croire qu’elle reste humaine, malgré son armure. Tout au moins, qu’elle l’était toujours à ce moment-là. Sur l’enregistrement de l’holocam, on la voit trembler pendant que Brendol anéantit sa planète.

Le regard de Cardinal se perd dans le vide, il sourit.

— Je me souviens de l’enfant. Elle est arrivée dans le quartier des jeunes quelques jours plus tard, encore rosée par les radiations après son passage à l’infirmerie. Elle s’en est bien sortie. UV-8855. On la surnommait Cri-de-guerre car elle ne pouvait s’empêcher de hurler pendant les combats. Les gamins et leurs surnoms… Lorsqu’elle a atteint l’âge requis, j’ai validé son entraînement, il y a un an environ. Je l’ai confiée directement à Phasma. Je me demande si elles se sont reconnues…

Vi sait que le calme de Cardinal cache d’intenses émotions. Néanmoins, elle n’a pas envie de le perdre. Elle doit continuer à le manœuvrer, poursuivre son histoire. Moins il pense à la télécommande et à Baako, mieux c’est.

— Elle s’appelle toujours Phasma et elle est plus grande que tous les autres. Difficile de la rater. Mais ne t’en fais pas, Frey serait morte sur une planète pourrie, comme les autres.

Pour la première fois, Cardinal se prend la tête entre les mains, puis passe les doigts dans ses cheveux emmêlés, humides de sueur, encore et encore, jusqu’à former des nœuds. Il a l’air… Eh bien, plutôt ébranlé pour un stormtrooper.

— Pourquoi Brendol aurait-il ordonné un tel massacre ? L’objectif du Premier Ordre est de répandre la stabilité et la paix à travers la galaxie. J’ai effectué des missions, j’ai obéi aux ordres, mais le peuple de Parnassos ne se rebellait pas. On ne leur a même pas laissé la possibilité de coopérer.

Vi secoue tristement la tête.

— Désolé, mais tu es le seul ici à jouer franc-jeu. Le Premier Ordre débarque sur des planètes, enlève des enfants et s’accapare les ressources. J’imagine que d’ici, tu ne vois pas ce qui se passe en bas. Est-ce que tu quittes seulement cette boîte de conserve de temps en temps ? Pour prendre une permission sur une lune tranquille, à siroter des cocktails ?

— Bien sûr que non. Pas depuis la mort de Brendol. Ma place est ici. J’entraîne les enfants.

— Désormais, tu sais pour qui tu le fais.

Cardinal se lève et fait les cent pas.

— Le général Hux était mon mentor. Mon supérieur.

— Ouais. Eh bien, un peu comme tous les protagonistes de cette histoire, Brendol Hux était un menteur.

Spontanément, Cardinal lui apporte de l’eau, l’aide à boire. Elle remarque que ses mains tremblent. Pour l’instant, il fuit son regard. Soit il a du mal à supporter la vérité, soit il prépare son prochain mouvement. Vi ne lui a toujours pas donné ce qu’il attend. Pour un homme de sa stature, dont les émotions ont quasiment été déprogrammées, il a un sacré sang-froid. En tant qu’espionne, Vi a révélé des informations à diverses personnes et sait que certains réagissent ainsi. Comme s’ils voulaient se rouler en boule, refouler une vérité impossible à affronter, mais dont ils avaient pourtant l’intuition profonde.

— Comment sais-tu tout cela ? demande-t-il sèchement. Comment sais-tu que Brendol est mort. C’est un des secrets les mieux gardés du Premier Ordre. En dehors de ce vaisseau, tout le monde le pense parti pour une mission longue.

— Mais tu sais qu’il est mort et pas seulement parce qu’Armitage vous l’a annoncé, à toi et à tes dix mille copains.

Cardinal ricane, comme si elle perdait les pédales.

— J’étais son garde du corps. Il m’a lui-même choisi sur Jakku, il m’a personnellement entraîné. Ma loyauté envers lui n’avait pas de bornes. Du moment où j’ai enfilé cette armure, il m’a fait entièrement confiance. (Il lève son bras d’un rouge immaculé.) Il l’a lui-même conçue, il disait que le rouge symbolisait le pouvoir. Durant tous les moments que nous avons passés ensemble, il se sentait en sécurité.

— Dans ce cas, pourquoi s’est-il privé de ta compagnie ? insiste Vi. Ne t’a-t-il rien dit de son séjour sur Parnassos ?

Vi est réellement curieuse de le savoir, une interrogation commune les lie.

— Presque rien. Quand ils sont arrivés, Hux avait l’air à moitié mort et Phasma était ridicule dans son armure mal ajustée, sale et bosselée, couverte d’armes primitives. Ils n’étaient que deux – trois, avec l’enfant, mais comme elle a passé plus de temps à l’infirmerie, je ne l’ai rencontrée que plus tard. Aucun trooper n’a survécu. C’étaient des amis, nous avons été formés ensemble. Tout ce temps, on nous a affirmé qu’ils avaient péri dans le crash, abattus par des tirs ennemis. Je m’en voulais terriblement de ne pas avoir été avec Brendol… et de trouver Phasma à ses côtés. J’avais l’impression d’avoir échoué, l’idée d’être remplacé me terrifiait. J’imagine que je n’ai plus rien à perdre en te racontant ça, désormais…

Vi secoue la tête, prend un air compatissant, cherchant à obtenir la vérité par le silence. D’après ce qu’elle sait du Premier Ordre, ils ne sont pas du genre à faire des confidences ou à admettre leurs faiblesses. Elle doit la jouer fine.

— Avec Brendol comme parrain, elle a été accueillie au sein du Premier Ordre, poursuit-il, le regard perdu dans le vide. Je l’ai entraînée, comme il me l’a demandé, puis elle a reçu une cape de capitaine et la mienne a perdu de sa valeur. Hux m’a donné cette armure et, un an plus tard, elle portait la sienne, en métal chromé – Brendol faisait mine de ne pas être au courant. Elle est devenue leur protégée, leur porte-étendard, leur légende. Et malgré mon ressentiment, j’y ai cru, j’ai cru à sa puissance. Cependant, elle était toujours si calme, si énigmatique… J’ai commencé à douter. Et te voilà maintenant, avec ton histoire. Siv a vraiment survécu à tout ça ?

Vi sourit doucement, la lanière qui retient son front grince quand elle se penche involontairement vers lui, comme pour… conspirer ? Le réconforter ?

— Siv est vivante, ainsi que sa fille. Tous les autres sont morts.

— Comment est-ce possible ?

— La station Calliope a été conçue pour résister à tout, elle avait déjà essuyé un accident nucléaire. Siv a senti l’impact dans le couloir, mais le Gand lui avait dit de continuer à avancer, alors elle s’est relevée et a marché jusqu’à l’infirmerie. Les Scyres sont coriaces. Même seule, Siv était déterminée à survivre et à élever son enfant. (Vi sourit, franchement cette fois.) Une jolie petite fille, elle a la peau de sa mère et les yeux de Torben. Capable de crier assez fort pour étourdir un Wookie. Quoi qu’il en soit, Siv a eu la présence d’esprit de refermer le sas blindé, et les murs blancs de la station se sont garnis de nouvelles cicatrices. Elle en a bavé, elle est encore marquée. Mais il n’y a personne pour le voir.

Vi essaie de lever la main pour se gratter le nez : le caractère informel de leur conversation lui a fait oublier qu’elle est toujours attachée à une chaise d’interrogatoire. La télécommande posée sur la table tel un jeu de pazaak lui rappelle que les chances ne sont pas de son côté.

— Tu l’as bien vue, toi, réplique Cardinal.

— Elle a eu la frousse de sa vie. Elle n’était pas sortie depuis dix ans, de peur que les radiations contaminent Torbi. Malgré la première explosion, la station fonctionnait à merveille et les droïdes étaient ravis de l’aider. Elle disposait d’une pléthore de domestiques et d’assez de vivres pour nourrir une armée pendant un siècle. Ils ont passé dix ans là-dedans sans croiser âme qui vive. Elle était si contente de me voir qu’elle m’a spontanément raconté son histoire.

— Dans ce cas, pourquoi t’inquiètes-tu pour elle ? On dirait bien que tu as trouvé ce que tu étais venue chercher sur Parnassos.

Cette fois, c’est Vi qui détourne les yeux.

— J’ai dit à Siv que je reviendrai. Mon Starhopper – eh bien, j’imagine que tes soldats l’ont réduit en pièces détachées à l’heure qu’il est. Il ne pouvait pas contenir deux passagers, encore moins trois. Je lui ai promis de les aider, elle et sa fille, à rejoindre la civilisation. Je n’en ai pas parlé à…

Cardinal se redresse d’un coup.

— Pas parlé à qui ?

Vi soupire.

— Je n’en ai pas informé mes supérieurs. Cette pauvre femme va guetter chaque jour le bruit des réacteurs en espérant quitter cette planète morte pour offrir une vie meilleure à son enfant. J’ai le courage d’annoncer à quelqu’un qu’il est condamné, mais j’ai horreur de donner de faux espoirs aux gens.

Il l’agrippe soudain par la chemise, collant son visage près du sien.

— Arrête ça. Je me fiche de ta culpabilité. Le temps presse. Tu m’as parlé d’informations qui pourraient me permettre d’éliminer Phasma, sans rien révéler d’utile.

Iris émet un bip d’alerte ; Vi baisse les yeux vers le poing serré de Cardinal, puis lui fait de nouveau face.

— Commence par me lâcher.

Il desserre les doigts, recule docilement. Il ne doit pas avoir l’habitude de perdre ainsi le contrôle. Iris vient flotter entre eux, comme pour rappeler à Cardinal de garder ses distances. C’est la première fois que Vi subit un interrogatoire sans recevoir un seul coup de poing, ce qui en dit long sur son ennemi. Il lui a bien envoyé quelques décharges mais, droïde ou pas, il regrette de l’avoir empoignée de la sorte. Ce type de contact, de rage, est simplement trop personnel.

Il a raison cependant. Cette information qu’elle détient au sujet de Phasma… Elle vaut son pesant d’or. Elle n’a rien lâché, mais sent que l’heure de la grande révélation est venue. Il ne sera jamais plus réceptif et, en continuant à le défier, elle risque de le perdre définitivement.

Elle prend une profonde inspiration et plante son regard dans le sien, réclamant toute son attention.

— Que t’a-t-on dit sur la mort de Brendol ? Quelle est la version officielle ?

Il s’assied et se penche en avant, l’air morose.

— Une maladie inconnue. Je l’ai vu ce matin-là. Il avait très mauvaise mine. Il était trop pâle, comme s’il avait attrapé quelque chose. Je lui ai suggéré de passer par l’infirmerie afin que les droïdes médicaux l’examinent.

— Et que t’a-t-il dit ?

Cardinal arbore un sourire d’enfant espiègle.

— De m’occuper de mes affaires et de respecter mes supérieurs. Mais il y est allé. Il était comme ça : il suivait les bons conseils, mais vous laissait entendre qu’il avait eu cette idée le premier. Et puis…

— Et puis tu ne l’as plus jamais revu.

Le trooper ne répond pas, les yeux braqués sur le sol.

Vi passe la langue sur ses lèvres. Elles sont de nouveau sèches.

— Dis-moi, alors. Ce dernier matin, avait-il le visage… un peu gonflé ?

Il hausse les épaules.

— Oui, mais il est toujours un peu bouffi après une soirée au mess des officiers. Il avait dépassé la soixantaine et son hygiène de vie n’était pas irréprochable. Je ne m’attendais pas à trouver un modèle de santé.

— Mais tu n’as pas consulté son dossier ?

Cardinal s’est levé et arpente de nouveau la pièce. Vi comprend que dès qu’elle évoque Brendol Hux, elle joue sur une corde sensible : le soldat est incapable de dissimuler son humeur et ses émotions. C’est son réflexe, quand il est vraiment contrarié, il n’arrête pas de bouger, il ne peut pas se contenir.

— Ça ne marche pas comme ça, dans le Premier Ordre. Je ne peux pas simplement me rendre aux Archives pour demander des détails ou à l’infirmerie pour discuter avec les droïdes. Tu peux interroger poliment tes supérieurs, une fois, mais si tu insistes, cela devient suspect. Ils ont ordonné un rassemblement. Je me tenais à la tête de dix mille hommes lorsque Armitage Hux a mis son calot sous son bras pour nous annoncer la mort de son père.

— Il ne te l’a même pas dit en privé ? Hum. (Vi évite de prendre un air trop suffisant.) Et tu n’as pas demandé de détails. Ils t’ont vraiment bien dressé.

Cardinal saisit les sangles qui maintiennent les avant-bras de sa prisonnière et secoue tout le dispositif ; le crâne de Vi tremble violemment, ses jambes se dérobent.

— Bien sûr que j’ai demandé des détails ! Une maladie inconnue, ils n’ont rien voulu dire de plus. (Il s’écarte, s’éclaircit la gorge.) Il a dû la contracter lors d’un voyage sur une autre planète. Les droïdes médicaux n’avaient jamais rien vu de tel, leurs disques de données ne contenaient aucun cas présentant ces symptômes. Un mystère complet. Une chance que je ne l’ai pas attrapé moi aussi, m’ont-ils dit.

— Eh bien, je pense que nos slicers sont plus efficaces que les vôtres, car ils ont mis la main sur un vieux droïde et sont parvenus à décrypter ses données. Je vais te décrire les symptômes de Brendol Hux. Pour commencer, il s’est plaint d’une grosseur à la nuque, juste sous son col, assortie d’une rougeur et de démangeaisons. Il a pensé à un kyste ou à la morsure d’une créature inhabituelle. Ensuite, il a s’est mis à enfler. Ses yeux se sont exorbités, ses cheveux sont tombés, puis ses ongles. Il a souffert de désorientation, d’une faiblesse généralisée, sa peau est devenue pâle, fine, translucide. Puis, alors qu’il flottait dans une cuve de bacta à l’infirmerie…

— Non !

— Il s’est en quelque sorte… dissous dans le liquide, ne laissant que quelques organes desséchés, des os et une touffe de cheveux roux et gris.

— Tu affirmes que Phasma avait emporté un scarabée de Parnassos ? Et qu’elle… Quoi ? Qu’elle l’a caché sur Brendol ?

Vi lève un sourcil, regrettant amèrement de ne pouvoir pencher la tête vers Cardinal : il se fait plus bête qu’il ne l’est, c’est insupportable.

— Sauf si tu connais un autre cas où les gens se remplissent d’eau et explosent.

— Mais nous parlons de la capitaine Phasma. Pourquoi aurait-elle assassiné le général Hux ? Il l’avait sauvée, c’était son supérieur, son mentor.

Vi se débat, tire sur ses liens, portée par une irrépressible envie de secouer ce grand naïf.

— Pourquoi ? Parce que pour autant qu’elle pouvait en juger, Siv était morte, Brendol restait le seul à connaître ses origines primitives. Le seul à connaître son histoire. Il l’avait vue trahir son chef, combattre son peuple, abattre son propre frère de sang-froid. Brendol était le seul témoin de ses crimes, le seul, dans toute la galaxie, à savoir qu’elle n’était pas le parfait petit soldat, le futur porte-drapeau de ce carcan infernal que tu appelles Premier Ordre. Elle avait eu besoin de lui, pendant un temps. Besoin qu’il l’emmène ici, jusqu’à votre paradis flottant, qu’il témoigne publiquement de sa bravoure, de sa force, de sa résistance, de ses prouesses. Besoin qu’il pense la contrôler, alors qu’il n’était que son jouet. Besoin qu’il l’affûte, afin qu’elle prenne du galon, comme il l’avait prédit. Et puis, un jour, quand le loup n’a plus eu besoin de laisse, elle a fourré le scarabée dans sa veste et est repartie. Le crime parfait.

Cardinal se trouve maintenant quelque part dans son dos. Appuyé contre le mur ou roulé en boule sur le sol. Elle l’ignore. Elle aimerait voir son visage, sa réaction. Voir s’il songe à la télécommande. Malgré sa gentillesse relative, l’eau et la nourriture, malgré les vitamines et les stimulants, elle est salement amochée, percluse de douleurs et de crampes. Lorsqu’il la libérera – si elle survit suffisamment longtemps et parvient à le convaincre –, elle s’affalera probablement face contre terre, sans même pouvoir ramper.

Dans le meilleur des cas.

Il peut aussi décider de l’électrocuter à mort et de passer à autre chose.

Car, au bout du compte, il n’y a aucune preuve matérielle. Le scarabée a disparu depuis longtemps, Phasma s’en est assurée.

— Et Frey ? Elle était là, elle aussi.

— Elle est morte il y a six mois, pendant un exercice. « Arme défectueuse » d’après le rapport de Phasma. Elle est très forte pour se débarrasser des témoins.

Il reste un long moment silencieux.

— Armitage est-il au courant ? Au sujet de Brendol ? demanda une voix plate dans son dos.

— Je l’ignore. Je sais seulement ce qui a été retiré des registres médicaux, c’est-à-dire la liste des symptômes ayant provoqué son décès dans la cuve de bacta. Comme tu le sais, officiellement il est mort de « maladie inconnue ».

— Tu es sûre de toi ?

— Je suis sanglée dans une salle d’interrogatoire face à un type en colère. Je peux difficilement être plus catégorique.

— Désolé pour tout ça.

Vi essaie de tourner la tête, en vain.

— Désolé de quoi ? Rien ne t’oblige à faire des choses que tu pourrais regretter.

L’instant d’après, une décharge électrique parcourt son corps, ses mâchoires se crispent, ses dents claquent les unes contre les autres. Des étoiles rouge vif explosent sous ses paupières et Vi Moradi perd connaissance.