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À bord de l’Absolution

La porte de la suite Hux se referme derrière Cardinal. Il ne s’est pas senti aussi perdu depuis qu’il s’est retrouvé livré à lui-même, après la mort de sa mère sur Jakku. Brendol l’avait recueilli, lui avait donné un but, un idéal, une foi, la conviction d’avoir trouvé une place. Il se sentait davantage chez lui parmi les étoiles que dans le taudis de fortune où il avait grandi. Cependant, aujourd’hui, les couloirs de l’Absolution lui paraissent froids, impersonnels, et il sent peser sur lui le regard des agents de sécurité à travers les caméras clignotant à intervalles réguliers. Sur ce pont, avec l’élite des officiers supérieurs, chacun de ses gestes est surveillé. À cet instant, la pièce sombre où Vi est enfermée, en fond de cale, ressemble davantage à un havre de paix qu’à une prison.

Toutefois, le devoir n’attend pas. L’espionne devra prendre son mal en patience. Elle n’a pas le choix. Si elle tente quoi que ce soit, Iris s’occupera d’elle. Cardinal commence à penser que le droïde est le seul membre du Premier Ordre en qui il puisse avoir confiance. Tout ce temps, il a considéré Armitage comme un allié, ou au moins comme quelqu’un qui partageait son allégeance. Mais il sait désormais que le jeune Hux est aussi dangereux que Phasma.

L’entraînement de Cardinal reprend le dessus, il se redresse. Que dit la comptine, déjà ? Le menton haut, tiens-toi droit, torse bombé, on ne se relâche pas. Même la plus jeune de ses recrues la connaît. Le slogan figure sur les affiches placardées dans le dortoir et la cafétéria, sous une image de la capitaine Phasma, dans son armure chromée étincelante, la cape claquant au vent. Les petits l’admirent, veulent lui ressembler. Cardinal reste leur mentor, mais Phasma est devenue leur idole.

Ils vont bientôt se réveiller au son du clairon et sortir de leur couchette, après avoir reçu des messages subliminaux toute la nuit, comme le préconise le programme soigneusement conçu par Brendol. Un système si efficace pour modeler les jeunes esprits qu’Armitage ne l’a pas modifié depuis la mort de son père. Quand il inspecte le dortoir, Cardinal apprécie ce murmure continuel diffusant la doctrine du Premier Ordre, qui lui rappelle son enfance. Dans son lit, il imaginait la voix douce et aimante de sa mère, qui lui parlait de loyauté, de courage, de règles et de lois – autant de sujets qu’elle n’avait pourtant jamais abordés au cours de leur existence difficile sur Jakku.

Arrivé à ses quartiers, Cardinal ôte son armure et la range avec soin, remarquant au passage quelques traces des moments passés avec Vi. Ici, sur son gant, où il a renversé du caf. Là, sur son protège-tibia, une tache. Il ne s’est même pas regardé dans un miroir avant de se présenter devant le général Hux. Il se relâche.

Il procède aux ablutions standard qu’on lui a enseignées lors de son arrivée à bord. La bonne façon de se doucher, de se laver les dents, de se raser. Une combinaison de rechange l’attend dans le placard, propre et nette, mais il ne remettra pas son armure avant de l’avoir nettoyée. En lustrant la surface rouge et luisante, il songe au jour où il a reçu sa première armure, le modèle blanc réglementaire dont chaque recrue était dotée. À l’époque, il n’était qu’un apprenti soldat, un matricule : CD-0922. Il avait été si content en acceptant son casque et en apprenant à entretenir sa tenue. Dans les rangs de sa première section, le menton haut, le torse bombé, un blaster d’entraînement sur la hanche, il ne s’était jamais senti aussi fier. Brendol avait posé la main sur son épaule, le plus grand des honneurs qu’il pouvait espérer.

Il avait réussi avec brio toutes les simulations, maîtrisé toutes les armes, obtenu distinction sur distinction, puis il avait quitté sa section pour en aider une autre, moins accomplie. Brendol l’avait qualifié de chef naturel, avait salué sa patience et son sang-froid lorsqu’il enseignait le maniement d’un blaster ou d’une matraque à des recrues particulièrement nerveuses ou maladroites. Il restait toujours calme et courtois. Il s’attelait hardiment à chaque nouveau défi, appréciait de devoir se dépasser pour atteindre les plus mutiques, apaiser les plus agités, rassurer les plus angoissés. Au début du Premier Ordre, ce genre de traits négatifs était courant, car les recrues arrivaient déjà adolescentes, et déjà abîmées, affectivement ou mentalement. Quand Brendol eut affiné ses méthodes et trouvé de plus jeunes enfants à endoctriner, Cardinal, soulagé de cette tâche, avait pu se consacrer aux armes et aux simulations complexes programmées par les deux Hux.

Les hommes de valeur ne manquaient pas, mais Brendol avait finalement choisi Cardinal. Parmi la multitude de troopers, CD-0922 avait eu l’honneur de se voir attribuer la garde personnelle de Brendol Hux et de participer à l’amélioration du programme. Il avait découvert l’armure rouge lors d’une cérémonie, face à des milliers de ses frères d’armes. Son casque blanc n’offrait qu’un visage impassible, mais ses yeux brillaient de joie et il arborait un sourire radieux.

— Merci, général.

Brendol l’avait regardé… un peu à la manière d’un père.

Une attention qu’il n’avait jamais accordée à son fils, Armitage.

Cardinal se souvient d’une conversation avec Brendol, après qu’il fut devenu son homme de confiance, mais bien avant l’arrivée de Phasma. Hux préparait une réunion au sommet avec le grand amiral Rae Sloane et les autres dirigeants du Premier Ordre. Cardinal attendait dans la suite du général – celle qu’occupe désormais Armitage – et, comme à son habitude, Brendol s’était servi un verre avant d’en proposer un à Cardinal.

— Merci, mon général, mais c’est contraire au règlement, avait-il décliné.

Brendol avait souri, suffisant mais indulgent, comme lorsqu’il était détendu.

— Ah, CD-0922. Si droit dans ton uniforme rouge. C’est pour cela que tu es au premier rang. Cardinal, même ! (Il rit de sa propre plaisanterie.) Aimerais-tu avoir un nom plutôt qu’un matricule ? « Capitaine Cardinal », ça sonne bien, non ?

Ce genre d’honneur était rare et Cardinal sentit son cœur se gonfler.

— C’est vous qui décidez, général.

— Tu dis toujours ça. Je me demande comment tu réagirais si j’insistais, en tant que supérieur, pour que tu boives un verre avec moi. Suivrais-tu les règles du Premier Ordre ou obéirais-tu à mon ordre direct ?

Cardinal s’était empourpré sous son casque rouge, un peu paniqué. Deux pensées distinctes s’opposaient dans son esprit, mais aucune ne prévalait. Brendol servit un verre et le lui tendit, mais Cardinal resta immobile.

— Je suis sûr qu’il vous est interdit de me pousser à la faute, général, finit-il par lâcher.

Entendant cela, Brendol avait rejeté la tête en arrière et éclaté de rire.

— Bonne réponse, Cardinal. Ça en fera davantage pour moi.

Le vieil Hux avait gaiement englouti les deux verres et était parti à sa réunion de bonne humeur, Cardinal marchant devant lui, blaster en main, sa cape de capitaine flottant derrière lui. Quand il escortait Brendol, il se sentait toujours plus grand que nature, intouchable, noble. Comme le lui rappelait souvent Brendol, son armure incarnait le pouvoir. Parmi tous les soldats identiques, l’un d’eux s’était distingué, avait grimpé les échelons. Cardinal était le plus important des stormtroopers. D’où la couleur, d’où le nom. Cardinal, comme l’oiseau rouge. Cardinal, car il était le premier de son espèce, le premier soldat doté d’un patronyme et d’une armure rouge.

Et puis Phasma était arrivée.

Elle n’avait jamais eu à abandonner son nom pour un matricule, comme Cardinal. Elle n’avait pas reçu d’armure distinctive – encore heureux –, mais Brendol la trouvait manifestement spéciale elle aussi. Très vite elle avait reçu une cape de capitaine, la seconde avec celle de Cardinal, on lui avait proposé de modifier l’entraînement, de programmer les simulations, de concevoir de nouveaux défis pour les adolescents ayant validé le cursus de Cardinal. Il lui semblait… Eh bien, il culpabilisait de seulement y penser, mais il avait l’impression de faire l’essentiel du boulot, d’amorcer les pompes tandis qu’elle récupérait ses parfaits petits soldats et les modelait à sa guise.

Et plus il y songe, plus sa colère monte.

L’importance relative de leur travail est difficile à déterminer. Ils forment les deux moitiés d’un ensemble. Quand les troopers se comportent de manière exemplaire, cela est vu comme une victoire commune. Cardinal et Phasma se tiennent aux côtés d’Armitage pour annoncer aux troupes le succès de certaines missions, comme ils le faisaient avec Brendol. Mais, malgré cette proximité, Cardinal n’a jamais fait connaissance avec Phasma. Du tout. Il dispose de sa propre académie sur l’Absolution, et lorsqu’il juge une section prête, elle est confiée à la capitaine, à bord du Finalizer. Même s’il l’a lui-même entraînée, s’il lui a enseigné les subtilités du Premier Ordre – et lui a même appris à lire –, il ignore quasiment tout d’elle en tant que personne. Elle n’a jamais aimé les bavardages.

Il sait une chose néanmoins : Phasma mémorise les matricules de ses soldats. Il avait considéré cela d’un bon œil, comme une preuve de son implication, mais désormais il l’envisage sous un jour plus sinistre. Cardinal retient les matricules de ses troopers car il est fier d’eux et aime les voir réussir. Phasma les apprend peut-être au cas où elle ait besoin de se débarrasser de quelqu’un. Comme Frey. Sa propre nièce.

Tandis que ces pensées défilent dans sa tête, il lustre son armure rouge jusqu’à ce qu’elle brille de mille feux, puis s’habille selon un rituel rassurant. Une sonnerie retentit, il entend des bruits de pas, des cris. Brendol lui avait proposé de loger parmi les officiers, là où réside aujourd’hui Armitage, mais il avait préféré rester ici, à son poste, modeste et dévoué au Premier Ordre. Au début, vivre si près du chaos engendré par des milliers d’enfants l’agaçait, mais il se sent aujourd’hui chez lui. En les entendant, même à travers le filtre de son casque, il sourit.

Ces gamins seront un jour les plus grands combattants de la galaxie, mais pour le moment, ils chahutent dans les douches et dans les toilettes, ou mesurent leurs cheveux pour s’assurer qu’ils ne dépassent pas la longueur réglementaire. Il leur accorde un peu de temps pour qu’ils s’habillent et prennent leur petit déjeuner, puis se regarde dans le miroir. Son apparence ne laisse rien paraître de ses failles intérieures. Il traverse peut-être une crise de confiance, mais il fera son devoir. Au moins, il a eu le temps de décider du sort de l’espionne de la Résistance. Il est trop tard pour informer ses supérieurs de son existence, pour admettre qu’il l’a traquée avant de l’enfermer à bord, trop tard pour demander à Iris d’effacer discrètement ses traces. Mais il est encore temps de la tuer et de se débarrasser de son corps dans l’espace, aussi répugnant que cela puisse paraître. Après tout, Vi est une ennemie du Premier Ordre. Membre de la Résistance. Et ses informations sur Phasma, bien qu’utiles, ne sont pas suffisantes.

Le moment venu, Cardinal s’apprête à partir. Mais il se retourne avant de quitter la pièce. Ses quartiers sont simples, rien de comparable à l’élégance lumineuse de la suite Hux. Ayant grandi sur Jakku, puis dans les dortoirs du vaisseau, il n’était pas à l’aise sur le matelas moelleux dont l’avait doté Brendol. Son lit actuel est aussi austère que le reste de ses meubles. Pas de tapis ni d’objets d’art, pas de carafes en cristal. Pas de douceur ou de couleur ici. La pièce ressemble étrangement à celle où Vi attend : juste quelques chaises et une petite table. Il s’agenouille près d’elle et ouvre l’unique tiroir. La boîte qu’il en sort semble minuscule dans sa main gantée, son bois simple et brut contrastant avec le rouge étincelant. Il l’ouvre pour révéler l’unique vestige de sa vie avant le Premier Ordre : une statuette grossière représentant un happabore.

Bien des années plus tôt, Brendol avait interdit à ses petits soldats d’emporter quoi que ce soit, expliquant que le Premier Ordre pourvoirait à tous leurs besoins, tels un père, une mère et un employeur. Mais un jeune garçon nommé Archex avait caché le petit objet dans la poche de son survêtement. D’après sa mère, son père l’avait sculpté pendant qu’elle était enceinte. Un cadeau destiné au fils qu’il n’avait jamais connu. Les premières années, le gamin courageux s’était évertué à garder son existence secrète, culpabilisant, craignant qu’on ne le trouve. Mais aujourd’hui, avec le recul, en manipulant l’happabore de ses doigts gantés, il se sent seulement vieux et indécis.

Il se rend soudain compte avec émoi qu’il n’a jamais tué personne sans en avoir préalablement reçu l’ordre, contrairement à Phasma. Chaque fois que sa section a été envoyée en mission, il a fait son devoir, a obéi aux ordres sans se poser de questions. Ses supérieurs n’ont jamais critiqué ses performances. Cependant… Est-il capable de se montrer aussi impitoyable ? Est-ce pour cela qu’il se retient avec Vi ?

N’est-il pas la pourriture au cœur du Premier Ordre ? Le maillon faible de la chaîne ?

Non.

Non, c’est ridicule

Tuer sans nécessité n’a pas rendu Phasma plus forte.

Il lâche l’happabore dans la boîte, replace doucement dans le tiroir cette preuve de sa propre imperfection. Face à la bienveillance du Premier Ordre, il a commencé par désobéir. Ce qui les différencie, semble-t-il, c’est que Phasma est prête à tout, prête à tuer n’importe qui pour arriver à ses fins, alors que lui obéit tranquillement aux ordres et se satisfait de son sort.

S’en satisfaisait en tout cas.

Tout ce temps, il a fait pression sur Vi pour obtenir des informations avant la réunion. Il est très rare que le général Hux, Phasma et les autres dirigeants se trouvent à bord du même vaisseau. Depuis quelque temps, on dirait que tout se passe sur le Finalizer, tandis que l’Absolution perd progressivement de l’importance. Cardinal a été convié à la réunion, mais il ne connaît pas l’ordre du jour. Il s’agit peut-être de prendre des décisions radicales, de choisir la bonne stratégie pour occuper une planète mais, tout au fond de lui, Cardinal redoute de perdre encore des responsabilités au profit de Phasma. Dans le Premier Ordre, tout le monde à un travail à faire… jusqu’au jour où on le confie à un autre. Cardinal était impatient de présenter son dossier, que Phasma entende la vérité ; désormais, il hésite presque à participer à la réunion. Sans Armitage pour le soutenir, il lui faudra plus que des histoires.

Il sort précipitamment de sa chambre et emprunte le couloir jusqu’à la cafétéria, content que ses recrues ne puissent pas le voir transpirer sous son casque. La porte coulisse, tous les regards se tournent vers lui. Comme un seul homme, les enfants se lèvent et le saluent d’un air grave, dans leurs uniformes impeccables. Cardinal leur fait face, se force à relever le menton, leur rend leur salut. Quand son bras retombe, ils l’observent un moment avant de reprendre leur repas. Les discussions sont moins vives : personne n’oserait prononcer un gros mot ou se faire remarquer en présence du capitaine.

Il connaît tous les visages. Chaque matricule, chaque surnom. Il les a bordés dans leur couchette quand ils faisaient des cauchemars, appelant des parents qu’ils ne reverraient jamais. Il a posé leur doigt sur une détente, leur a appris à doser la pression. Leur a lancé des regards graves lorsqu’ils le décevaient, tout en limitant les punitions. Pendant quinze ans, il s’est tenu face à cette mer de visages, qui le renvoyaient tous à l’enfant qu’il avait été. Filles ou garçons, petits ou grands, le teint clair ou basané, courageux ou malins, ces élèves sont à lui, ils sont lui. Pour la première fois, il se demande comment il pourra les confier à Phasma. Ses enfants… Elle va les transformer en monstres, à son image. Des tueurs sans conscience. Ça le rend malade.

Mais il ne peut rien laisser paraître. Pas quand des milliers d’yeux l’observent.

Suivant sa routine quotidienne, Cardinal circule entre les tables, adresse quelques mots aux recrues, les questionne sur leur entraînement, complimente leurs résultats ou signale une ceinture mal bouclée. Quand il arrive au buffet, il est seul face à la nourriture.

— Bonjour, capitaine Cardinal, salue le droïde. Prendrez-vous le petit déjeuner standard ?

— Oui. Plus une barre de protéines et un deuxième caf.

Son plateau diffère de ceux soigneusement alignés devant ses élèves. Leurs plats répondent parfaitement à leurs besoins, en fonction de leur âge, de leur sexe et de leur poids. Ils contiennent certainement d’autres substances chimiques destinées à renforcer leur système immunitaire et à pallier les carences en vitamines héritées d’une enfance difficile. Les aliments n’ont pas bon goût, mais la fatigue creuse l’appétit et les petits travaillent dur. Sa propre nourriture n’est pas meilleure, mais il a oublié qu’il en existait d’autres. Le caf, au moins, lui permettra de rester alerte – il allait se coucher quand Iris l’a informé de la capture du vaisseau de Vi, et cette veille prolongée exacerbe ses questions et ses craintes.

Cardinal porte son plateau jusqu’à une table perpendiculaire à celle de ses recrues, une place toujours laissée vacante en son absence. Autour de lui se trouvent les meilleurs éléments du programme. Il s’assied et contemple le réfectoire. Il ne peut manquer le poster de Phasma qui veille sur les enfants telle une déesse argentée à la cape noire et rouge. Ils ne la considèrent pas comme un monstre mais comme une héroïne. Un grand soldat tourné vers l’avenir, dont le tissu drapé tranche de manière théâtrale avec le chrome de son armure. Dans la visière noire de son casque se reflètent les stormtroopers qu’ils deviendront un jour. Ils voient en elle un exemple, un idéal qu’ils peuvent atteindre en travaillant dur, en combattant. Ils demandent à être modelés à son image. Cardinal n’avait jamais remarqué le nombre impressionnant de ces satanées affiches sur les murs. Comme s’il ne pouvait lui échapper.

— Bonjour, mon général, fait FE-1211.

C’est une petite lèche-bottes, mais elle a toujours les meilleurs résultats aux tests cognitifs et vise incroyablement bien.

— Avez-vous bien dormi, général ? demande FB-0007, un garçon sérieux qui rêve de supplanter FE-1211 sans en avoir les capacités.

— Oui, merci, répond Cardinal.

Baissant les yeux vers son assiette, il se rend compte qu’il va devoir ôter son casque pour manger, que les enfants vont voir son visage agité et soucieux.

Le troisième enfant assis près de lui, FM-0676, le fixe en silence de ses yeux noirs, aussi durs que ceux d’un masque. C’est celui qu’il faut surveiller, songe-t-il. Il l’observe tout le temps.

— J’ai une réunion ce matin. Faites de votre mieux. Je regarderai vos résultats ce soir. Rompez.

Il se lève, prend son plateau et quitte le réfectoire d’un pas délibérément empesé. Arrivé dans sa chambre, il retire son casque et essuie la sueur sur son visage avec une serviette avant de manger. La nourriture lui reste en travers de la gorge, il la fait descendre avec le caf. Mais la sensation n’est guère plus agréable : son repas roule lourdement dans son estomac, menaçant de remonter. Comme il ne peut plus rien avaler de solide, il empoche la barre de protéines supplémentaire et termine sa boisson. Dommage que les véritables stims de combat, utilisés lors des simulations, soient si difficiles à obtenir : il aurait bien besoin d’un coup de fouet. En comparaison, les produits qu’il a donnés à Vi sont de la gnognotte.

Quand il se lève, ses jambes se mettent à trembler.

Le vaisseau, naguère si stable, semble vibrer tout autour de lui.

Il devrait être en train de superviser l’entraînement des enfants, mais il ne peut s’empêcher de penser à son petit secret en fond de cale. Si un trooper assigné pour la première fois aux poubelles se perd et tombe par hasard sur l’espionne, la vie de Cardinal va voler en éclats. Cette probabilité est très faible, mais la paranoïa se fiche des statistiques. Iris a beau être futé, il n’est pas programmé pour gérer ce genre de choses. Cardinal actionne sa comm pour contacter son seul véritable ami à bord.

— SC-4044. Je ne me sens pas très bien aujourd’hui. Lance le programme habituel et préviens-moi en cas de problème. Place FE-1211 à l’arrière et vois comment FB-0007 se débrouille avec sa propre section.

— Vous allez à l’infirmerie, capitaine ?

Cardinal marque une pause.

— Ce n’est pas si grave que ça.

— Vous êtes finalement passé par la cantina hier soir ?

Une autre pause.

— En quelque sorte.

Il s’éponge de nouveau le visage, puis remet son casque et s’apprête à partir. Il n’a jamais été claustrophobe, que ce soit dans son armure ou dans un vaisseau. Mais il a l’impression que son casque est en plomb, qu’il l’écrase, le rapetisse et l’abrutit. Son pouls bat dans ses oreilles, sa mauvaise haleine a des relents de caf. Quand il croise son image dans le miroir près de la porte, il ne peut s’empêcher de la contempler.

Le voilà.

Le capitaine Cardinal.

Directeur du programme d’entraînement des jeunes recrues, jadis bras droit de Brendol Hux.

Il n’est que perfection, force et courage. Il est le deuxième trooper le plus important de tout le Premier Ordre, et sait que le premier ne mérite pas sa réputation. Il a fait ce qu’il fallait : rapporter une exaction à son supérieur direct, comme le stipule le règlement. En retour, il a appris qu’une meurtrière allait et venait impunément parmi les siens, couverte d’honneurs, soutenue par ceux qui auraient dû la châtier. Et son seul espoir est une espionne de la Résistance, qui lui fournira peut-être une information intéressante en échange de sa liberté.

Il sort précipitamment de la pièce. Ses pas résonnent sur le sol. Au détour d’un couloir, il manque de bousculer un passant.

Qui n’est autre que la capitaine Phasma.

— Veuillez m’excuser, capitaine, fait-elle d’une voix plus froide et hachée que jamais.

L’espace d’un instant, Cardinal, désemparé, reste coi. L’armure chromée de Phasma est aussi luisante que la sienne, sa cape blindée aussi longue et imposante. Elle est plus grande que lui, mais il est plus musclé et, bien qu’il n’ait jamais vu son visage, il l’imagine féroce, couvert de cicatrices, en accord avec son masque parnassien bardé de plumes et de fourrure.

Il serre les poings, puis sa main droite se détend et ses doigts jouent sur le blaster à sa ceinture. La tuer et dire la vérité, pas seulement à Armitage, mais à Ren, à Snoke et à tous ceux qui voudront bien l’entendre. Il pourrait leur présenter Vi Moradi, retourner sur Parnassos et ramener Siv comme témoin, avec des douzaines de scarabées. Il pourrait se débarrasser de ce monstre une bonne fois pour toutes.

Il a tellement, tellement envie de la tuer.

Son corps tout entier se met à trembler. Il est sur le point de le faire.

Une décharge et tous ses problèmes sont réglés.

Mais il ne dégaine pas. Même face au mur, il est incapable de désobéir. Comme dans la tribu de Phasma, on ne se bat pas entre soldats, c’est une des premières choses que l’on apprend en arrivant.

— Capitaine ? répète Phasma devant son absence de réaction.

— Veuillez m’excuser, répond-il, soulagé que son casque filtre sa voix.

Il la contourne et s’éloigne rapidement, sans se retourner.