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À bord de l’Absolution

Dès que l’espionne s’affale dans son harnais, Cardinal relâche le bouton. Il sait ce qu’il lui reste à faire et, non sans ironie, n’a plus besoin de témoin. Il a tourné dans cette pièce comme un lion en cage, faisant les cent pas ou restant assis face au mur, à écouter l’histoire de Vi. Il a voulu tout savoir, elle a certainement tout raconté. Et elle semble presque y avoir pris plaisir. Étrange qu’un homme puisse ainsi être obsédé par les sombres secrets de ses ennemis. Avant, il ne savait rien de Phasma. Désormais, il sait tout. Assez en tout cas.

Malgré les protestations d’Iris, vexé qu’on remette en cause son diagnostic, il examine lui-même les signes vitaux de Vi pour s’assurer qu’il ne l’a pas trop endommagée, puis vérifie ses liens avant de remettre son casque. C’est devenu une partie de lui-même, une extension de son corps, comme son blaster. La manière dont l’objet atténue certaines perceptions et en exacerbe d’autres l’apaise. Quand Cardinal porte son casque, il sait exactement qui il est, connaît précisément son rôle – au moins un point commun avec Phasma. Pour le moment, il doit trouver Armitage Hux. Il reste encore plusieurs heures avant la réunion : le général a probablement réquisitionné les anciens quartiers de son père, où il étudie des données et échafaude des plans.

— Reste ici et surveille-la, ordonne-t-il à Iris, et les voyants rouges du droïde clignotent, comme pour dire : « Je sais. »

Après avoir verrouillé la porte, il se précipite dans le couloir, sa cape de capitaine claquant derrière lui. Malgré ses pressions répétées sur le bouton, le turbo-ascenseur met une éternité à arriver. Les anciens quartiers du général Hux se trouvent beaucoup plus haut, sur un des ponts réservés aux plus gradés ; même les bons jours, quand Brendol y habitait et que Cardinal y était encore le bienvenu, le trajet paraissait long. Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le niveau des officiers, le cœur de Cardinal bat si fort que ses tempes palpitent. Il est un peu grisé, comme lorsque, jeune recrue, il s’engageait dans une simulation de combat, que chaque muscle de son corps se tendait et que ses mâchoires semblaient fusionner.

S’il est rompu au combat singulier, il n’a pas effectué les tours requis sur d’autres planètes depuis des lustres, n’a pas pacifié de mondes rebelles à la tête de ses troupes. Les premières années après son départ de Jakku en compagnie de Brendol avaient été difficiles, le temps que son corps et son esprit s’endurcissent, mais l’affrontement qui l’attend sera différent. Cardinal n’a jamais remis en question ses supérieurs, n’a jamais eu à leur annoncer de mauvaise nouvelle. En même temps, il n’a jamais détenu illégalement de suspect pour le torturer pendant des heures, tout cela dans le but d’obtenir des informations compromettantes sur l’une de ses collègues.

Lorsqu’il parvient à l’ancienne suite du général, un droïde protocolaire le reçoit, placide et distingué. Il appartenait à Brendol et Cardinal se demande si sa mémoire a été effacée après la mort du vieil homme. Dans le cas contraire, il contient peut-être toutes sortes de secrets, dont ceux que Vi vient de lui révéler. Le Premier Ordre réutilise les droïdes après les avoir remis à zéro – quand il ne les égare pas – et il y a de grandes chances que celui-ci se soit trouvé à bord de la navette avec Phasma, enregistrant en silence. Il était peut-être là le jour où elle s’est servie du scarabée doré, cette arme furtive soigneusement dissimulée, pour se débarrasser d’un supérieur de haut rang qui avait commis l’erreur de lui accorder sa confiance.

— Puis-je vous aider, capitaine Cardinal ? demande le droïde.

— Je souhaiterais voir le général Hux.

Le casque empêche sa voix de dérailler ; il croise les mains dans son dos, comme à la parade, afin de cacher sa nervosité.

— Je crains que le général ne se repose avant la réunion.

— C’est urgent.

— Oh. Je vois. Très inhabituel.

— J’en ai peur. Très inhabituel. Mais de la plus grande importance.

Le droïde est toujours là, l’air perturbé, quand Armitage apparaît derrière lui. À la place de sa tenue bien repassée, il porte une tunique noire aux plis austères. Un vêtement normalement confortable et informel, mais Armitage Hux a le don de tout transformer en uniforme, et la moindre interaction avec lui a des airs de procès.

— Fort inhabituel, en effet, dit-il. Qu’y a-t-il de si urgent, capitaine ?

Sur le visage d’Armitage, Cardinal retrouve les traits de Brendol avant qu’il vieillisse et s’amollisse. Confiance, vitalité, assurance. Auxquelles s’ajoute une touche de cruauté que Brendol a lui-même instillée dans son fils. Lorsqu’il l’a rencontré pour la première fois sur Jakku, Cardinal l’a tout de suite détesté. Trop gâté, bougon, petit, avec une tête de rongeur. Délicat alors que les orphelins étaient durs et affûtés. Mais avec le temps, Cardinal avait été… Eh bien, pas programmé, mais instruit. Sculpté. Il avait compris qu’Armitage était intouchable, inaccessible. Armitage est malin, sage et prévoyant. Armitage allait aider le Premier Ordre à éclipser la puissance de l’ancien. Néanmoins Cardinal respecte son autorité, ce que le nouveau général Hux apprécie.

Bien sûr, Armitage a toujours favorisé Phasma. Ils résident tous les deux sur le Finalizer et se concertent souvent. Ensemble, ils gèrent des milliers de stormtroopers, préparent des offensives et des invasions avec Kylo Ren, afin de mener le Premier Ordre à la victoire. Dans ses moments de doute, Cardinal se demande si Armitage ne soutient pas Phasma uniquement pour contrarier l’orphelin de Jakku que Brendol avait pris sous son aile. Le général ne l’aime pas, mais il a depuis longtemps reconnu la supériorité de ses méthodes d’entraînement et salué sa réussite avec les jeunes recrues. L’air méprisant qu’il arbore à chacune de leurs rencontres est peut-être simplement naturel chez lui.

Toutefois, ce genre de considérations n’a plus d’importance. Ce n’est pas une question d’opinions. Armitage sert avant tout le Premier Ordre, comme Cardinal : il appréciera ses informations. La loyauté à leur cause supplante les rivalités personnelles. Ensemble, ils peuvent évincer Phasma et reconstruire le programme d’entraînement en fonction des objectifs fixés par le jeune général. Quand Armitage saura la vérité sur la mort de son père, il ne pourra pas laisser un assassin parader sur les affiches, sans parler d’épargner sa vie.

— Eh bien ? s’impatiente Armitage.

— J’ai de nouvelles informations, général.

— Crachez le morceau. Je n’ai pas que ça à faire, vous le savez bien.

Cardinal inspire profondément, se redresse.

— Général, j’ai obtenu des éléments qui vont vous intéresser. Au sujet de votre père. Et de sa mort.

Armitage semble presque surpris, mais il est trop bien entraîné pour le laisser paraître. Il se penche sur le seuil pour inspecter le couloir, puis rentre dans la pièce.

— Entrez, dans ce cas. Dépêchez-vous. K4, tu peux disposer. Reviens pour la réunion.

— À vos ordres, général.

Le droïde disparaît dans le couloir et Cardinal pénètre dans les quartiers d’Armitage Hux. Il y passait le plus clair de son temps quand la suite appartenait à son père, mais le décor a changé. Brendol aimait le style classique, traditionnel, les tapis et les objets rares, les mets raffinés. Armitage, comme Kylo Ren, apprécie manifestement l’austérité, tant pour lui-même que pour ses quartiers. Tout est certes beau, élégant et confortable, mais chaque élément est liseré d’argent et semble aussi affûté qu’une lame de rasoir. Armitage s’installe sur une banquette basse, d’un blanc bleuté, sans inviter Cardinal à s’asseoir. Toujours docile, ce dernier se fait un devoir de rester debout.

— Capitaine, où est votre droïde ? Je ne crois pas vous avoir jamais vu sans votre boule flottante.

Cardinal panique un instant, mais trouve une explication assez proche de la vérité.

— Il travaille, mon général. Je ne pouvais abandonner complètement mon poste.

Armitage sourit d’un air entendu, comme s’il suspectait un mensonge.

— Certes. Qu’en est-il de cette urgence ?

— Général, j’ai récemment appris des choses inquiétantes au sujet de la capitaine Phasma.

— Je croyais que c’était à propos de mon père.

— Oui. Et aussi de Phasma.

Armitage se penche en avant, un sourcil arqué.

— Que voulez-vous dire ?

Cardinal s’éclaircit la gorge.

— Contrairement aux apparences, elle n’est pas un bon soldat. Son passif inclut des trahisons, des meurtres, un génocide. Elle ne mérite pas sa cape de capitaine, pas plus que votre confiance. Elle a commis des atrocités qui vont à l’encontre de toutes nos valeurs.

— Sur le Finalizer ?

— Non, général. Sur sa planète, Parnassos.

Avec un sourire en coin, Armitage se rencogne dans son siège, une main posée sur le dossier du canapé.

— Dans ce cas, en quoi est-ce mon problème ? De nombreuses recrues, vous y compris, ont mené des existences violentes avant de prêter allégeance au Premier Ordre. Nous sommes très indulgents avec ceux qui décident de nous servir.

Cardinal garde la tête haute, réfléchissant à la manière de présenter les choses sans outrepasser son rang.

— Cela va plus loin, général. Nous lui confions nos recrues et elle a déjà enfreint les lois du Premier Ordre. Elle pourrait se retourner contre nous si nos objectifs deviennent incompatibles avec les siens. Elle représente une menace.

Armitage secoue tristement la tête.

— Cardinal, ce ne sont que des hypothèses. Je ne peux punir quelqu’un pour un acte qu’il n’a pas encore commis. Les états de service de la capitaine Phasma sont exemplaires, elle forme des stormtroopers en accord avec les critères rigoureux de mon propre père. Elle est régulièrement félicitée pour son efficacité. En l’absence de preuves formelles ou d’exactions commises depuis qu’elle a rejoint nos rangs, autant hurler à la lune.

Les bras le long du corps, Cardinal serre les poings face à son supérieur, mais il fait attention, très attention, à ne faire aucun geste qui pourrait sembler agressif.

— Général, si je peux me permettre, si l’amiral Sloane était là…

— Eh bien, elle n’est pas là, coupe Armitage. Vous avez d’autres menaces à me soumettre ?

— Phasma a tué votre père, lâche Cardinal, allant droit au but.

Armitage se lève d’un bond.

— Ah bon ? Vous avez des preuves ? Montrez-moi. Expliquez-moi. Ne me décevez pas.

— Je… Je peux obtenir des preuves. Il s’agit d’un scarabée qui vit sur Parnassos. Après avoir été mordue, la victime se liquéfie. Ce qui explique l’impuissance des droïdes médicaux. Ils n’ont jamais vu l’insecte, seulement sa morsure et les effets de son poison.

— Mais, comment pouvez-vous le prouver ?

— Si vous m’autorisez à me rendre sur Parnassos, je pourrais ramener un spécimen. Les droïdes pourront comparer sa signature chimique à celle du dossier de votre père.

— Cependant, vous n’en avez pas pour l’instant ? Pas plus que de preuve de la culpabilité de Phasma ?

— Non, général.

Armitage se rassoit avec un sourire suffisant.

— Bien.

— Bien ?

— Cardinal, vous êtes un idiot. Mon père le savait, et moi aussi. Je sais que Phasma l’a tué et je suis content que ce vieux salaud soit mort. Nous avons choisi ensemble le bon moment. Elle ne devait laisser aucune trace.

Cardinal le contemple longuement, sans bouger.

— Vous… saviez ?

— Évidemment. Je sais toujours tout. Mais la question est la suivante : que savez-vous d’autre et que comptiez-vous faire de cette information ?

Cardinal fait un pas en arrière ; il a l’impression de flotter dans l’espace, seul et abandonné, vers une mort imminente.

— Rien, général. Je ne sais rien, je n’ai pas de preuves.

— Bien. Car si vous essayez d’en parler à qui que ce soit, je peux vous faire disparaître à votre tour. Vous êtes un type bien. Un bon soldat qui fait son devoir, qui obéit aux ordres. Le Premier Ordre a besoin de gens comme vous. J’ai besoin de gens comme vous à mes côtés. La question suivante est donc : sommes-nous dans le même camp ?

Cardinal acquiesce avant de retrouver la voix.

— Oui, général. Je vous reste fidèle, ainsi qu’au Premier Ordre.

— Très bien. Je vous verrai lors de la réunion dans ce cas ? Où vous resterez calme et silencieux, comme à votre habitude ?

— Oui, général.

— Parfait. Phasma fait du très bon boulot avec nos recrues les plus âgées, mais elle a tendance à résister à mon endoctrinement. Je ne pense pas qu’on puisse lui confier vos petits.

Cardinal frissonne à cette idée.

— Non, général.

Armitage se cale de nouveau dans son siège, arborant un sourire béat.

— Dans ce cas, vous pouvez disposer. Merci encore de m’avoir informé de tout cela.