II
UN jour, mon père sortit, contre sa coutume, après le déjeuner. Il revint à neuf heures, sifflotant et mystérieux. Il refusa de jouer à la belote. Il repoussa le traditionnel demi-brune que le garçon déposait devant lui et commanda une fine à l’eau et des frites. Même, il dit qu’il voulait être servi rapidement parce qu’il était pressé. Trolette et Bobillot le dévisageaient avec reproche.
« Tu as trouvé une affaire ? demanda enfin Bo billot.
– Une affaire, non… une femme ! »
Bobillot qui se balançait sur sa chaise, l’œil au plafond, les bras pendants jusqu’à terre, lança un jet de salive dans le crachoir et sourit avec hauteur.
Mon père parlait d’une voix vive : « Une femme très bien… De grands yeux verts, obliques, comme je les aime, et une bouche en coques de ruban… Tu vois d’ici !… Une tête de petite vache, quoi !… J’ai fait sa connaissance dans le métro… Je dois la revoir ce soir…
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais c’est un vrai roman ! s’exclama Trolette. Je suis peut-être indiscret, mais j’aimerais tellement que tu nous tiennes au courant… Comme elle doit être belle… Des yeux verts et une bouche en coques de ruban !… J’ai toujours eu confiance en ton goût…
– À propos, poursuivit mon père, je te demanderai de me prêter tes boutons de manchettes. Chez moi c’est attaché avec une ficelle, et j’avais tout le temps peur qu’elle ne le remarquât. Ah ! Mes amis, la vie est belle ! »
Il tira un papier chiffonné de sa poche. En travers, un nom était écrit avec du rouge à lèvres, il épela :
« Minna Jourdain… Tu ne connais pas ?… Bien sûr, elle n’est pas de votre monde !… »
Bobillot éructa gravement :
« Pour moi il y a deux sortes de garces : celles qui sont malades et celles qui en veulent à ton argent.
– Ne généralise pas tes expériences personnelles, dit mon père…
– Pif ! Bien répondu ! s’égaya Trolette…
– Eh ! Eh ! Arrondis les angles, dit Bobillot. C’est bon, on ne t’en donnera plus de conseils ! On ne t’en donnera plus ! On te regardera patauger dans la m… sans bouger le petit doigt ! Et c’est toi qui l’auras voulu !… »
Mon père avait baissé la tête. Les paupières mi-closes, il paraissait suivre en lui-même le cheminement d’une pensée aimable. Un sourire un peu ivre desserra ses lèvres. Il avala d’un coup sec la goutte de fine qui tremblait dans son verre, clapa de la langue : « Je ne suis pas trop dégueulasse, comme ça ? – Tu es incorrigible ! dit Trolette. Tu doutes constamment de toi ! »
Bobillot se détourna avec répugnance : « Dirait-on pas que c’est une princesse, ta « raccrochée ! »
– Ravale ton venin, aspic ! D’ailleurs il est tard… Je file. »
Il se leva. Le garçon lui tendait son manteau. « Et ce qu’il y a de bien, ajouta-t-il, c’est qu’elle habite seule. Alors, tu comprends, les frais sont réduits : on consomme sur place… »
Il eut un petit rire sec et honteux. D’une pichenette il inclina son feutre sur l’oreille : « Adieu, mes agneaux… » Il nous quitta.
Après son départ, Bobillot se répandit en propos amers sur l’« inconséquence de Guillaume » et « son culte du jupon ». Il dit aussi que la belote à trois était loin de présenter les charmes de la belote à quatre, et que, si mon père s’obstinait à renier ses partenaires, il se verrait dans l’obligation de lui chercher un remplaçant.
Désormais je ne revis mon père qu’aux heures des repas. Il arrivait en trombe, la figure bouffie, les yeux troubles, avec des plaques de poudre grasse au revers de son veston. Il nous plaisantait lourdement :
« Alors ? Toujours l’abstinence ? Mauvais pour la santé, ce truc-là ! Regarde, tu as déjà des petits boutons plein la gueule : c’est le sang qui travaille ! » Il agitait sous le nez de Bobillot un mouchoir parfumé et souillé de rouge : « Kss ! Kss ! Toro ! »
Et Bobillot, vexé qu’il nous délaissât pour des ((coucheries », protestait pompeusement. « Tais-toi… Tu es immoral ! » Mais au bout d’une semaine, Bobillot n’eut plus besoin de le morigéner pour le faire taire. Il rentrait plus tôt, et les épaules basses. Il revenait d’entrevues mystérieuses dont le souvenir l’occupait tout entier. Il évitait de parler. Seulement, lorsque Trolette lui demandait des nouvelles de son amie, il souriait d’un large sourire automatique sous la tristesse des deux yeux fixes et laissait tomber quelques mots sur la violence et la commodité de leur passion.
*
Je venais de me coucher, lorsque mon père entra Pâle, l’œil mauvais sous les sourcils descendus, il s’adossa au chambranle de la porte et respira longue ment. Puis il dit d’une voix plane : « Lève-toi, j’ai besoin de toi. » Et comme je le considérais avec stupeur, il dit encore :
« Rassure-toi… rien de grave… » Je m’habillai. Nous sortîmes. Par des rues que je ne connaissais pas, il m’amena devant une maison haute et grise où ne veillaient que trois fenêtres allumées. Il me prit le bras :
« C’est ici qu’elle habite… Minna Jourdain… Tu sais bien… En ce moment elle est malade… heu… Le docteur lui a défendu de sortir… Seulement, comme elle est invitée chez des amis, je crains qu’elle n’enfreigne cette prescription… Ce qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour… pour sa santé… Des conséquences fatales, fatales… »
Il parlait du bout des dents, par maigres petites phrases mal prononcées. Mais cette désinvolture était fausse, dans l’attitude comme dans les paroles. Et il en souffrait, visiblement. Il fixa les yeux à terre pour ajouter :
« Voici ce que j’ai décidé : je vais surveiller l’entrée principale, toi la porte de service… elle donne sur une autre rue… je te montrerai… Si tu vois sortir une femme très grande, blonde, avec un manteau garni d’astrakan gris, tu n’auras qu’à siffler… J’accourrai… Entendu ? Ça nous prendra une petite heure… Et au moins je serai sûr qu’elle n’a pas commis d’imprudence… »
Il toussa sèchement dans son poing. Puis il me guigna d’un œil inquiet : « Allons », dit-il…
Il me posta devant la porte de service. Il me laissa. Je souriais de son mensonge. Pourquoi n’avouait-il pas qu’il soupçonnait cette femme de le tromper et qu’il désirait la surprendre ? Pourquoi cherchait-il encore à me duper sur lui-même ? Ne savait-il pas que je l’avais découvert, indécis, ignorant et peureux derrière ses attitudes autoritaires, et que je l’aimais ainsi ? Ou bien, comme ces vieux acteurs rendus à l’oisiveté, ne pouvait-il se retrouver lui-même hors des rôles qu’il avait joués ?
La porte de service était entrebâillée sur un couloir tortueux à l’haleine mauvaise, où se balançait la lumière oblongue d’un quinquet. La rue avait l’aspect désert inutile, oublié, d’une rue de province. De rares becs de gaz écartelaient sur le sol une clarté verdâtre. Il se mit à pleuvoir. Je poussai la porte et pénétrai dans le corridor. Longtemps je regardai la pluie fine, qui brillait obliquement dans le halo des réverbères, animait l’asphalte de moires bleutées, vernissait les façades aveugles des maisons. Son ruisselle ment emprisonnait mieux qu’une rangée de barreaux, son bruit innombrable éloignait les autres bruits mieux que des murs. L’eau passait le pas de la porte, coulait en grêles rigoles sur le carrelage disloqué. Je m’appuyai à la cloison qui me gela le dos. Je fermai les yeux, assourdi par le monotone tambourinement des gouttes.
Des pas me firent sursauter. Une femme, la tête au creux de son parapluie, tourna le coin du couloir, passa devant moi en bolide et fonça sous l’averse qui l’engloutit. Je sifflai. Je vis mon père qui accourait à grandes enjambées glissantes, en rasant les murs. Parvenu à ma hauteur, il s’arrêta, scruta la nuit avidement. Il dit :
« Tu appelles ça « une grande femme », toi ! Un mètre soixante, oui !… Et encore je suis généreux ! » Il haletait. J’étais confus : « Ce n’est pas elle ? » dis-je.
Il me tourna le dos sans répondre. Il s’éloigna, pataugeant dans les flaques. Mais, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il reparaissait au bout de la rue et m’appelait. Je le rejoignis. Il bégayait de rage : « Evidemment, pendant que j’étais avec toi, elle a filé !… J’ai vu le taxi qui démarrait !… Mais je n’ai pas distingué la tête du type !… Ça ne fait rien, elle ne l’emportera pas en paradis, ce coup-là, la salope !… Elle ne l’emportera pas en paradis !… »
Mais il s’aperçut que ce débordement de colère jalouse ne correspondait pas à l’explication qu’il m’avait fournie de notre randonnée. Il me lança un coup d’œil furibond et se tut. Nous fîmes quelques pas en silence. Il me regarda de nouveau. Et cette fois il dut lire sur mon visage une compassion sans étonnement et comprendre que j’avais su discerner l’homme qu’il était derrière celui qu’il voulait paraître. Même, la pensée de n’avoir plus à porter beau devant moi parut le soulager. Il s’abandonna. Il me raconta comment il avait connu cette femme, l’amour qu’il avait eu pour elle, sa trahison. Mais il piquait son récit de réflexions cyniques et termina par un « au fond, je m’en fous comme de l’an quarante », qui me prouva, une fois de plus, qu’il hésitait à se livrer entièrement. Un certain air de préméditation, d’apprêt, de pose, entachait ses plus fougueux élans de sincérité. Il avait besoin de baigner dans une atmosphère, si mince fût-elle, de mensonge. J’aurais dû m’en moquer, puisque je voyais en lui sans le secours de ses confidences. Pourtant, j’étais gêné à l’idée que cette lucidité ne me venait pas de lui, mais de moi-même, que ce n’était pas lui qui s’ouvrait à moi de ses faiblesses, mais moi qui m’efforçais de les deviner, qu’il n’y avait entre nous aucune franchise consentie mais une sorte d’espionnage du père par le fils, une lutte.
La pluie trempait nos visages, glaçait nos vêtements sur nos corps. Nos pieds clapotaient dans nos chaussures gorgées d’eau. Mon père s’arrêta devant les vitres embuées de lumière blonde du café. Derrière elles s’agitaient les ombres diluées des joueurs de billard.
« Entrons, dit mon père, j’ai froid ! »
Nous bûmes un thé chaud sur le zinc. Mais nous ne restâmes pas à bavarder avec le plongeur, qui pourtant nous connaissait et à qui nous ne devions rien. Nous rentrâmes à l’hôtel.
Dans la chambre mal chauffée mon père tourna longtemps, se cognant aux meubles, soufflant dans ses mains gelées, reniflant à vide. Puis il se coucha. Mais comme j’allais éteindre, il chuchota d’une voix grelottante :
« Apporte mon trench-coat, mon veston, des trucs chauds… »
Je le recouvris de son manteau. Il le tira jusqu’au cou, rentra la tête dans ses épaules et dit avec un sourire navré :
« Je n’arrivais pas à me réchauffer… Maintenant, c’est mieux… Maintenant, je vais dormir… »
Mais toute la nuit je l’entendis remuer par soubresauts, souffler, geindre, marmonner. À quatre heures il se leva pour boire un verre d’eau. Puis il enfila des chaussettes, boutonna un chandail sur son pyjama et se remit au lit.
*
Au matin, il se plaignit de courbatures et refusa de se lever. Il avait son visage désolé et hargneux des heures de malaise ou d’insomnie. Selon son habitude, il affirma que cette fois c’était autre chose que la dernière fois, qu’il commençait à être sérieusement inquiet et qu’il fallait se renseigner sur l’adresse des pharmacies de garde dans l’arrondissement. Enfin, il me pria d’aller chercher Trolette et Bobillot qui l’attendaient au café. Il espérait d’eux une douloureuse stupéfaction, un apitoiement fraternel, une douceur miséricordieuse de la parole et du geste qui l’apaiseraient. Il fut déçu. Bobillot, tout à la joie d’avoir retrouvé son partenaire de belote, afficha un optimisme brutal qu’on ne lui connaissait pas :
« Un rhume, voilà tout ! Grog, lit ! Et dans deux jours il n’y paraîtra plus ! Et même, avec ces poches sous les yeux, est-ce bien un rhume ? Farceur ! C’est une traînée qui t’aura encore crevé ! Je t’avais prévenu ! Je t’avais prévenu ! »
Mon père sourit avec la méprisante indulgence d’un martyr expirant, et se tourna vers Trolette :
« J’ai les membres broyés, pulvérisés, comme par les roues d’un camion », dit-il.
Trolette ferma les yeux avec une brève horreur et mon père put croire un instant que le récit de ses souffrances avait enfin touché un cœur sensible. Mais Trolette passa mollement la main sur son front et parla d’une voix mélodieuse.
« Moi aussi, moi aussi, j’ai mal partout ! Cette nuit, je me réveille… j’écoute… et j’entends bzz, bzz… comme si un gros insecte me rongeait le tympan… et maintenant encore… »
Mon père insista nerveusement : « Je ne peux rien avaler…
– C’est comme moi, c’est comme moi, dit Trolette. J’ai pris un quart Perrier au lieu de mon café crème. Une barre sur l’estomac… Un nœud aux intestins… »
Pour forcer une compassion aussi rétive, mon père dut noircir le tableau :
« Je vois trouble… comme à travers une buée », dit-il.
Et, d’un œil vainqueur, il épia l’inévitable confusion de Trolette. Mais Trolette poursuivit imperturbable :
« Tu vois trouble et les couleurs se fondent par moment en une seule tache grise ! N’est-ce pas ? Je connais ça ! Hélas ! Je connais ça ! »
Ainsi, chaque précision que mon père apportait sur son mal incitait son interlocuteur non pas à le plaindre mais à préciser le sien. Et de réplique en réplique, Trolette en arrivait à s’attendrir sur son imaginaire indisposition. À l’entendre, il ne pouvait plus marcher, respirer, assembler ses idées. Il était à deux doigts de sa perte. Et il lui fallait beaucoup de courage pour venir au chevet d’un autre. Mon père s’irritait d’être dépassé dans l’infortune, et que celui dont il attendait des paroles consolantes les réclamât lui-même. À la fin, n’y tenant plus, il hurla :
« Si tu étais si malade, tu n’avais qu’à rester chez toi. »
Bobillot étendit la main et dit, d’une voix de basse pacificatrice :
« Minute. Ne vous emballez pas. Et la belote ?
– Je ne jouerai pas, dit mon père.
– Pourquoi ?
– J’ai besoin de repos. »
Trolette et Bobillot se regardaient avec consternation. Mon père alluma une cigarette, la fuma par rapides bouffées, avec une expression exténuée et dédaigneuse. Tout à coup, il l’écrasa contre le marbre de la table de nuit et dit :
« À propos, j’aurai besoin d’argent pour les médicaments. Vous avez chez-vous des lustres qui m’appartiennent… »
Trolette souffla sur ses ongles à petits coups et les polit au revers de son veston. Puis il leva la tête, posa sur mon père un regard tranquille et grasseya ce seul mot : « Erreur.
– Quoi, quoi « erreur » ? dit mon père. Trolette sourit :
« Je dis « erreur ». Tu fais erreur. Nous ne possédons aucun lustre à toi… »
Mon père blêmit et bégaya d’une voix enrouée : « Aucun… aucun lustre ?… Ça s’est trop fort !… Et ceux que je vous ai confiés avant la saisie ?… L’un à deux lampes, l’autre à trois, plus un abat-jour en verre dépoli ! Tu ne vas pas me dire que je ne vous les ai pas confiés ! Je te préviens que rien ne me met hors de moi comme d’entendre nier l’évidence ! Et ça c’est l’évidence… l’évidence même !… Et puis ça suffit !… Je veux mes lustres !… Rendez-moi mes lustres !… »
Bobillot leva les bras au ciel : « Il y a belle lurette qu’on les a vendus ! » dit-il. Mon père se dressa hors des couvertures et, les dix doigts ramenés sur sa poitrine, les yeux exorbités, cria :
« Vendu mes lustres ! Vendu mes lustres !… Bande de cochons !… Mais de quel droit ?… Mais savez-vous que si je déposais une plainte !… Mais savez-vous que ça relève de la correctionnelle, ce truc-là !… Parfaitement !… »
Une douloureuse grimace attrista le visage de Trolette. Il modula :
« Ah ! Tais-toi, Guillaume ! Tais-toi ! Tes paroles me torturent sauvagement ! Je ne te reconnais pas ! Comment toi, si noble, si loyal, peux-tu te laisser aller à de pareilles trahisons ? Je cherche un autre mot et je n’en trouve pas : « de pareilles trahisons ».
– Vous vendez mes lustres et c’est moi qui vous trahis ! » glapit mon père au comble de l’indignation.
Mais Trolette, nullement démonté, approuva doucement :
« Et c’est toi qui nous trahis. Ecoute, mon ami, mon grand ami. Ces lustres, tu nous les avais donnés pour nous récompenser de nos conseils. C’était la moindre des choses, je le reconnais. Pourtant, Bobillot et moi, nous ne nous attendions pas à être ainsi gratifiés. Aussi avons-nous trouvé très, très, très gentil ce geste, au demeurant si naturel. »
La passe dangereuse franchie, ce fut Bobillot qui se rua dans les explications avec une furieuse joie : « Même, quand on est rentré, Trolette m’a dit : « Quel chic type, ce Guillaume ! Evidemment il aurait « pu trouver un cadeau plus utile ! Mais nous vendrons celui-ci, – il n’aura rien à y redire – et ça « nous arrangera. »
Et Trolette ajouta avec une mielleuse perfidie :
« Nous ne savions pas qu’il était dans tes habitudes de reprendre ce que tu donnais. »
Mon père, abasourdi, marmonnait :
« Bien sûr… Je ne reprends jamais ce que je donne… Ça tout le monde peut en témoigner… Seulement, en l’occurrence… il y a eu un malentendu…
– Tss ! siffla Bobillot avec une stupéfiante impertinence.
– Oui, continua mon père, très pâle et les yeux fixés sur ses mains. À tout autre moment, je vous aurais donné ces lustres… Même j’y avais songé lors du déménagement… Mais les temps étaient difficiles… Les rentrées ne se faisaient pas… J’avais décidé de ne vous récompenser que plus tard… une fois mes affaires rétablies… De vous récompenser royalement…
– Je te crois, je te crois, dit Trolette.
– De sorte que ces lustres m’appartiennent et n’ont jamais cessé de m’appartenir, conclut mon père.
– Tes actes démentent tes pensées ! lança Bobillot qui se sentait éloquent.
– Ne sois pas mal poli, Bobillot, s’effaroucha Trolette ! En offensant Guillaume, c’est moi que tu offenses ! »
Et, posant sa main sur l’épaule de mon père, il expliqua :
« Il a voulu dire que lorsque tu nous as remis les lustres, tout nous portait à croire que tu nous les donnais, tout nous autorisait à les vendre.
– Bien sûr… Bien sûr, approuva mon père. Et je ne vous reproche pas de les avoir vendus… Seulement, mettez-vous à ma place… Je comptais sur les cinquante francs que m’aurait procurés leur vente, et maintenant… »
Trolette partit d’un exaspérant rire de tête :
« Cinquante francs ! Tu te moques du monde. Ho ! Ho ! Ho ! Cinquante francs ! Tape-moi dans le dos, Bobillot, j’étouffe ! Cinquante francs ! Vingt, mon pauvre ami ! Nous les avons vendus vingt francs !
– Eh bien, vingt francs ; c’est toujours ça, dit mon père.
– Bref, tu veux que nous te prêtions de l’argent, dit Bobillot avec rondeur.
– J’estimais, commença mon père…
– Mais nous n’en avons plus un sou de ces vingt francs ! s’impatienta Bobillot.
– Quinze, dit mon père.
– Non, dit Bobillot.
– Dix, dit mon père.
– Non », dit Bobillot.
Mais Trolette implora :
« Si, si, Bobillot… Guillaume est un ami… Il faut lui donner ces dix francs qu’il nous réclame… Je me priverai de manger s’il le faut, mais je ne les lui refuserai pas !…
– Quand aurais-je l’argent ? insista mon père.
– L’argent ! Toujours l’argent ! s’ébroua Trolette. Tu n’as que ce mot dans la bouche ! Ah ! Fi ! Guillaume ! Fi ! Comme s’il pouvait être question d’argent entre nous ! L’argent ! Tu l’auras ton argent ! Tes dix francs ! Tu les auras demain… après-demain au plus tard ! »
Il s’éventait prestement avec un journal. Bobillot répétait :
« Ma parole, il nous prend pour un garde-meubles ! »
Mon père laissa passer les dernières imprécations. Puis il dit :
« Vous vouliez jouer à la belote, je crois ? »
Pendant les trois jours qui suivirent, mon père resta étendu, brûlé de fièvre, secoué de toux sèches et se mouchant sans cesse dans un linge pendu à son chevet. Je lui lisais les journaux. Il écoutait distraite ment. Il grognait avec une sourde voix de gorge :
« On m’oublie… On ne s’occupe pas de moi… Peux crever, qu’on s’en foutra… »
Je lui apportais une cuvette et un verre plein d’une solution d’acide borique. Il se gargarisait, crachait, s’essuyait la bouche avec le revers de la main et retombait au creux de ses oreillers :
« Tu crois que ça aide, cette cochonnerie ?… J’ai de plus en plus mal à la tête… Il faudrait de l’aspirine… »
Je lui tendais un cachet.
« Vaut-il mieux l’avaler tout rond ou le mâcher ?
– Je ne sais pas. »
Il agitait les mains par petits sauts le long de ses flancs :
« Tu ne sais pas ! Tu ne sais pas ! Voilà comment on me soigne… à l’aveuglette ! « Prends ceci, prends « cela… » Et pourquoi ? Hein ? Hein ? On peut tuer un homme comme ça !… »
Mais pour moi qui me souvenais de l’affolement qui l’avait saisi lors de son angine, à la campagne, ce flot d’imprécations ne m’effrayait plus. Je regardais avec amusement cet homme grand et fort qui tremblait devant le moindre malaise. En lui toute détresse corporelle ou morale m’était douce comme l’affirmation d’une sincérité que je recherchais. Je m’attendrissais sur cette belle vigueur épuisée soudain et qu’il m’appartenait peut-être de ranimer. Et puis, il me semblait qu’ainsi enfermé il ne pouvait gaspiller pour d’autres une affection à laquelle j’attachais tant de prix. L’isolement le livrait à moi et me livrait à lui fatalement. J’étais heureux avec sécurité.