II
QUAND nous entrâmes, un garçon somnolent dressait les couverts sur les nappes de papier gaufré. D’un geste de sa serviette, il nous désigna le fond du restaurant.
« Le patron ? Il est là-bas, derrière la colonne… » Le patron était un gros homme aux bajoues beurrées de teintes jaunâtres, avec une moustache hirsute, plantée de travers, et des yeux roux, obliques, larmoyants. Mon père le salua, posa la mallette par terre-Il était légèrement essoufflé et sourit pour s’excuser do retard qu’il apportait à prendre la parole. Puis, il dit : « Monsieur, je viens de la part de la « Société du Yaourt Kalmouk… » Vous connaissez sans doute ?… L’énorme tête roula de droite à gauche sur ses bourrelets de graisse : « Non. »
Mon père haussa les sourcils et ouvrit les bras dans un geste d’étonnement respectueux : « Dans ce cas, permettez-moi… » Il tendit une des cartes que l’imprimeur nous avait livrées la veille. Le patron fourra la carte dans sa poche, sans la lire, et grogna :
« Alors, qu’est-ce qu’il a, ce yaourt ? On le donne pour rien ? Il se conserve cent ans ? »
Mon père eut un petit rire abrégé qui me fit mal :
« Hé ! Hé ! Hé ! On le donne pour presque rien, et il se conserve presque cent ans ! dit-il avec une voix rapide et fausse. On le donne pour presque rien, et il se conserve presque cent ans ! Désirez-vous jeter un coup d’œil, un simple coup d’œil ?… Ça ne vous engage à rien… »
L’homme se passa la main sur le nez avec ennui : « J’en ai, dit-il. Et il est très bon. Je ne tiens pas à en changer.
– Permettez ! Il est peut-être très bon ; il est même sûrement très bon, puisque vous l’avez honoré de votre choix ! Mais cela n’empêche pas notre produit de lui être supérieur. Fabriqué selon des méthodes spéciales, pasteurisé, stérilisé, antiseptisé et tonifiant, notre yaourt ne craint aucune concurrence. Ce n’est plus une simple gourmandise, c’est un médicament ! Le client sort d’autant plus satisfait d’un restaurant comme le vôtre qu’il sent sa digestion mieux amorcée.
Or qu’est-ce qui amorcera sa digestion ? Le vin, le pain, la viande, les légumes ? Je parle à un connaisseur ! Non, mille fois non ! Mais le yaourt ! Et parmi les yaourts, le yaourt Kalmouk ! Pourquoi ? Parce qu’au lieu d’être fermenté, vous me suivez ? Parce qu’au lieu d’être fermenté par un prélèvement sur le yaourt de la veille, il est fermenté directement par le bacille bulgare uni à un streptocoque lactique. Cela, nous le garantissons ! Conclusion : pour garder votre clientèle, adoptez le Yaourt Kalmouk ; le seul reconnu par l’Institut Médical ; le seul qui soit en vente dans toutes les bonnes maisons ! »
Il était très rouge et la sueur perlait en petites gouttes rondes au-dessus de sa lèvre. Il se frottait les mains à les faire craquer.
« Tout ça, c’est du boniment… Montrez-moi plutôt… »
Mon père se baissa prestement, se releva, tenant un pot de yaourt dans sa main, et fit sauter le couvercle d’un coup d’ongle.
« Voilà, voilà ! dit-il avec un empressement servile : et même il fit claquer ses talons l’un contre l’autre. Admirez la teinte blanche, unie : aucun dépôt jaune, aucune poussière ! Plus translucide que la perle ! Et ce parfum ! Mais faites-nous l’honneur de goûter, cher monsieur ! C’est le seul moyen de se rendre compte !
Et il lui tendit une petite cuillère en carton. Le patron cueillit un fragment de gelée opaline, suça la cuillère et fit danser l’aliment au creux de ses joues avec un léger clapotis de salive. Mon père épiait avec anxiété ses moindres gestes. En même temps, il souriait, d’un sourire appliqué qui lui fronçait le nez comme un éternuement retenu.
« Il n’est pas meilleur que le nôtre, dit le patron.
– Ah ! » dit mon père.
Et aussitôt sa joyeuse éloquence l’abandonna. Il bredouilla :
« Peut-être est-ce un pot défectueux… qu’ils ont donné… J’en rendrai compte… parce que je peux vous assurer que c’est la première fois qu’on ne se montre pas entièrement satisfait de nos produits… Oui, la première fois… C’est pour vous dire… Voulez-vous que j’en ouvre un autre ?…
– Pas la peine ! »
Son humilité me soulevait le cœur. J’espérais un geste décisif : gifle, coup de pied, bris de vaisselle, départ éclatant…
« Je suis sûr que vous changerez d’avis…
– Je vous dis que ce n’est pas la peine. »
Une consternation quémandeuse tira les coins de sa bouche. Il murmurait sans conviction
« Ça n’engage à rien… vous savez, ça n’engage à rien… »
Et il restait sur place, les bras pendants. L’autre le dévisageait avec une hauteur paterne. Enfin :
« Combien les vendez-vous ? » dit-il.
Un soudain espoir ramena sur la face de mon père le même sourire exécrable à narines plissées et le même regard sucré :
« Soixante-quinze centimes et un franc pour le pot. C’est un prix très intéressant que nous avons établi spécialement pour combattre la concurrence qui, vous ne l’ignorez pas, est considérable sur le marché français.
– C’est à peu près ce que nous le payons… Vous vendez ça à la commission ?
– À la commission, bien sûr, bien sûr…
– Avec un versement d’arrhes sur les pots ?
– Avec un versement d’arrhes sur les pots… exactement… »
Il répétait les derniers mots du restaurateur, comme pour mieux souligner l’heureuse concordance de leurs deux pensées.
« Donnez-m’en dix pots… Pour marquer votre passage…
– Dix pots ! Très bien, très bien ! » dit-il, la voix blanche d’émotion.
Il se baissait vers la mallette, se relevait, agile, obséquieux, haletant, et ses mains tremblaient d’une sale fièvre. Il chuchotait :
« Voilà… voilà… »
Comme s’il craignait d’impatienter l’acheteur par sa lenteur à le servir :
« Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix… Ils y sont tous les dix… Voulez-vous prendre la peine de vérifier… Je peux m’être trompé… n’est-ce pas, on ne sait jamais… »
Je me détournai pour ne pas le voir multiplier ses courbettes et ses clignements d’yeux.
« On s’occupe de vous ? me demanda le garçon – Je suis avec monsieur », dis-je. Et je rougis jusqu’aux oreilles. La voix de mon père poursuivait, susurrante : « Je vais vous faire votre petite fiche… Vous n’aurez plus qu’à signer… Au bas de la feuille… C’est ça… là… parfait… Je signe à mon tour… Là… Dans trois jours je viendrai voir les résultats… Merci, monsieur… Bonjour, monsieur… Excusez-moi de vous avoir dérangé… » Plus tard nous entrâmes dans une laiterie, où la patronne s’apitoya sur notre sort. (« Par cette chaleur ! Ça doit être terrible ! Et ce petit, c’est votre fils ? ») et refusa de nous rien acheter, puis dans un magasin d’alimentation générale où mon père dut abandonner tout son bénéfice pour obtenir une commande, enfin dans un autre restaurant, dans une autre laiterie… Partout, les sourires de bienvenue s’achevaient en grimaces de dédain lorsque mon père déclinait son titre de représentant du Yaourt Kalmouk pour la France. Partout, les employés ricanaient lorsque mon père, dans sa précipitation à contenter l’acheteur, laissait échapper le livre de commande, ou trempait le doigt dans le pot de yaourt échantillon qu’il lui tendait. Partout, les caissières toussotaient avec impatience lorsqu’il s’embrouillait dans une addition et qu’il s’excusait par des : « Que je suis bête ! Vous permettez… je suis nouveau !… »
Je souffrais de voir que ces étrangers, non seule ment n’admiraient pas mon père, mais encore le méprisaient et parfois se moquaient de lui. Comment ne devinaient-ils pas derrière ces gestes et ces paroles conventionnels la véritable identité de leur auteur ? Et s’ils ne la devinaient pas, pourquoi mon père ne les détrompait-il pas lui-même ? Pourquoi se complaisait-il dans ce rôle qui était indigne de lui ?
À la fin de la journée j’étais malade de honte et prêt à pleurer. Par contre, mon père exultait d’une joie tapageuse :
« Cinquante-deux pots de placés ! Mon cher ! Ça c’est une affaire ! Fisquet va jubiler ! Il ne le mérite pas, la canaille… »
Et je lui reprochais mentalement cette gaieté qui m’interdisait de le plaindre.
*
Nous dînâmes d’un bock et d’un sandwich dans le bistrot où Fisquet devait nous rejoindre à dix heures. Mon père ne parlait plus et se contentait d’ouvrir toutes les cinq minutes son livre de commandes, pour le feuilleter avec une négligence feinte. Plus tard, il dut s’apercevoir de mon abattement, car il me dit :
« Bien sûr, tout n’est pas rose dans le métier de représentant ! Crois-tu qu’il me soit agréable d’aller faire le pitre sous le nez de cette valetaille ? Non ! Mais la nécessité guérit de l’orgueil ! Il le faut, et on le fait ! »
Et je désirais tellement n’être plus malheureux que ces paroles me rendirent l’espoir. Peut-être m’étais-je trompé sur son compte ? Peut-être comprenait-il, peut-être souffrait-il comme moi de cette humiliation ? Et s’il avait dissimulé sa peine, peut-être était-ce parce qu’il lui répugnait d’éveiller la pitié ? Mais Fisquet apparut dans l’encadrement de la porte et une telle allégresse rajeunit le visage de mon père que je ne sus plus que penser.
« Eh ! Par ici ! Par ici ! » criait-il.
Et, lorsqu’il fut assis devant nous :
« Regarde ça, monsieur l’associé ! Regarde ça ! Cinquante-deux pots !… Le premier jour !… »
Il tournait les pages, fébrile, et annonçait : « Maison Grignette, dix pots… Maison Bivac et Palefrin, douze pots : c’est une grosse boîte à suivre… Maison Moulinave, cinq pots : du petit commerce, mais du petit commerce bien compris… »
Fisquet soufflait sur son tilleul. Il s’interrompit pour dire :
« Tout ça, ça ne signifie rien… Dans trois jours on verra… D’ici là… »
Et il se remit à souffler, l’œil idiot, les lèvres bourdonnantes.
Mon père trônait, fourbu, sûr de lui, les traits détendus par la victoire :
« Ce que je les ai possédés, commença-t-il. Non, mais ce que je les ai possédés ! Je leur disais un peu ce qui me passait par la tête, et, lorsque je les sentais étourdis à point, « tac », l’argument définitif partait, frappait juste, et je n’avais plus qu’à ramasser le « gibier ».
À moi, qui me souvenais de ses affolements et de ses bassesses, ce langage parut surprenant. Je me demandai s’il croyait de bonne foi s’être joué des clients, ou s’il désirait simplement briller aux yeux de son associé.
Fisquet lapait l’infusion brûlante avec de petits soupirs d’aise. Sa vieille figure, couleur de plâtre mouillé, n’exprimait que la satisfaction animale de sentir la chaleur descendre et se répandre en lui. Mon père commanda un « pernod ». Il s’échauffait à son propre récit :
« Il y en avait un qui voulait faire le fier avec moi ! Il me dit : C’est de la camelote, votre marchandise ! – De la camelote, je lui réponds, répète-le un peu, sac à tripes, que c’est de la camelote ! » Et là-dessus le voilà qui se met à trembler : « Ne vous fâchez pas… Allons… Allons… Je vous en achèterai… C’est entendu… »
Je fus surpris de son mensonge. Cet esprit de gloriole, cette fatuité sereine de coq de village me gênaient. Fisquet n’avait rien entendu. Il savourait son tilleul avec componction.
« … Et il m’a reconduit jusqu’à la porte avec des :
Au revoir, monsieur, des : « Excusez-moi, monsieur… »
Soudain, Fisquet releva la tête. D’entre ses paupières plissées jaillit un regard clair, aigu, telle une lame. Il glapit : « Ce n’est pas vrai ! »
Et de nouveau l’œil s’éteignit, comme derrière une taie.
« Et moi, je t’affirme que c’est vrai ! Il m’a reconduit et il m’a dit : « Excusez-moi, monsieur ! » – Il ne t’a pas dit ça », continua Fisquet, mais avec lassitude, déjà, et le nez dans sa tasse.
« Il me l’a dit ! Il me l’a dit ! Ouf ! Quel type ? De mande au petit si tu ne me crois pas !
– Je ne demanderai rien au petit, mais je ne te crois pas.
– Sais-tu que je suis en droit de m’offenser ?
– Eh bien, offense-toi, si ça t’amuse… Et moi je m’en vais. »
Il fit mine de se lever. Mon père le retint par la manche :
« Le voilà qui se fâche ! Le voilà qui se fâche ! »
Il l’assit de force à ses côtés.
Je me rappelai mon indignation de la veille, lorsque Fisquet avait pour la première fois rabroué mon père À présent, ses gronderies n’éveillaient en moi qu’une confusion sans révolte, un ennui prosaïque, un peu de dégoût… Je désirais surtout que la discussion prît fin.
Mon père apaisait le bonhomme :
« Ecoute, buveur d’eau tiède, lutin décrépit, condor déplumé, quel intérêt aurais-je à mentir ? »
Oui, pensais-je, quel intérêt a-t-il à mentir ?
Et je sentis tout à coup que je ne comprenais pas mon père, et que peu de gens, sans doute, le comprenaient.
*
Le troisième jour, sur cinquante-deux pièces laissées en dépôt chez divers marchands, douze seulement avaient été vendues. Comme les clients ne rendaient la vaisselle que contre le remboursement des arrhes qu’ils avaient été obligés de verser, mon père promit de revenir le lendemain avec l’argent nécessaire au rachat. Nous rentrâmes tard et sans passer par le bistrot où Fisquet nous avait donné rendez-vous. Mon père était soucieux et se taisait. Lorsque je fus couché, il vint s’asseoir au pied de mon lit. Je le croyais très abattu par l’insuccès de son entreprise. J’hésitais à nouer une conversation dont chaque mot pouvait le blesser. Mais il dit :
« Je suis ravi de la tournure que prennent les événements. Cela me donne un excellent prétexte pour plaquer là ce butor de Fisquet et son lait caillé, sérieusement, j’en avais assez de cette comédie ! Et toi ? »
Il alluma une cigarette. Le point rouge naissait et mourait dans la nuit, éclairant par moments deux longs doigts mi-pliés et la courbe d’une paume. On ne voyait pas la fumée. Il poursuivit : « Au fond, j’étais sûr que cette affaire ne pourrait pas marcher ! Qu’est-ce que c’est que le yaourt ? Le premier imbécile venu peut acheter un litre de lait faire bouillir et le laisser fermenter sous des couvertures ! Le véritable filon consiste à découvrir un produit que nul n’a jamais fabriqué. Ainsi, le jeu de la concurrence étant annihilé, tu fixes ton prix comme tu l’entends. Tu es le maître sur le marché ! Tu saisis ? »
Ses yeux luisants cherchaient mes yeux et leur défendaient le sommeil.
« Eh bien, s’écria-t-il, ce filon, je l’ai trouvé, ou plutôt nous l’avons trouvé, moi et une jeune femme charmante et fort cultivée : Gisèle Bennet. Tu feras sous peu sa connaissance : nous dînons chez elle après-demain. Il s’agit d’une crème de beauté à base d’huile de palme et de suc de laitue, alliés à certains éléments astringents, dont le nom ne t’apprendrait rien. Cette crème, non seulement elle facilite l’adhérence de la poudre, mais encore, pénétrant à travers les pores jusqu’aux glandes cutanées et sous-cutanées, elle dissout les points noirs et travaille au blanchiment général de la peau. »
Il s’était levé. Il marchait dans la chambre à longues enjambées obscures :
« Avoue qu’il est autrement agréable de malaxer ces parfums suaves, ces mousses irisées, ces poudres multicolores, que de surveiller bêtement l’ébullition du lait dans une casserole. Ça, c’est de l’art… Toi qui aimes l’art ! De l’art doublé de science ! »
Je l’écoutais sans enthousiasme. Ce discours me remettait en mémoire les discours qu’il avait prononcé jadis pour établir aux yeux de ma tante la supériorité de l’industrie du yaourt sur toutes les autres industries.
Il n’avait pas vanté les attraits de sa première entreprise avec moins de chaleur que ceux de la seconde. Et cependant elle avait échoué. Et je ne pouvais m’empêcher de craindre que la crème de beauté ne suivît le sort du Yaourt Kalmouk, et que toutes les affaires qu’il allait être appelé à monter ne fissent faillite tour à tour. Et même je me demandai s’il avait jamais cru à l’avenir de ses idées. N’était-ce pas une comédie qu’il jouait pour nous berner ? N’étions-nous pas dupes de son lyrisme infatigable ? Je m’arrêtai, stupide. J’avais douté de lui. D’où me venait cette clairvoyance malveillante, cette froide compétence qui m’effrayait moi-même ? Je comparais l’image de ce père tout-puissant, tel que me l’offraient mes lointains souvenirs, à celle de cet étranger capricieux, fugace, incompréhensible. Je sentais qu’un travail irréparable s’accomplissait à mon insu, qu’on étouffait au fond de moi quelque chose d’infiniment fragile et d’infiniment précieux que je n’avais pas su protéger et que je ne saurais, pour rien au monde, remplacer. Je fus seul tout à coup, avec le violent désir d’entendre des paroles intelligentes et douces et d’être consolé. À ce moment, j’entendis la profonde voix rêveuse de mon père qui murmurait tout près de moi des mots dont je ne compris pas le sens :
« Mousse polaire… Pâte d’Antioche… Neige de Pompéi…
– Que dis-tu ? demandais-je avec un immense espoir.
– Je cherche un nom pour la crème de beauté, répondit-il. Que penses-tu de « Neige de Pompéi ?… »