XI
IL avait une tête ronde, plantée trop haut sur un cou trop frêle, de doux yeux jaunes, et un long nez violâtre et grumeleux. Il se présenta : « Prouve, commissaire priseur. » Il s’assit avec une lenteur cérémonieuse, tira un cahier de papier blanc de son portefeuille et repoussa ses manchettes qui l’empêchaient de poser son poignet bien à plat sur la table. Il dit :
« Monsieur, si vous désirez racheter certains meubles, rachetez-les au nom d’un ami. Ainsi vos créanciers personnels ne pourront plus les saisir.
– Je vous remercie », dit mon père, plié en deux et que je sentais prêt à toutes les bassesses.
Le commissaire priseur claqua du doigt dans la direction d’un homme dont d’épais sourcils et de raides moustaches barraient la face de deux raies parallèles.
« Voulez-vous vérifier ? Félix », dit-il. Félix nous quitta, fit le tour de l’appartement et revint bientôt : « Tout y est.
– Alors, faites monter les marchands. » Félix parti, le commissaire priseur tourna vers nous un sourire bonasse : « Fait chaud », dit-il.
Et aussitôt le visage de mon père se froissa dans une moue mielleuse :
« Très… Ça doit être insupportable dans un métier comme le vôtre… la chaleur… »
Il reprenait confiance devant cet homme affable. Il se redressa un peu. Il laissa descendre sur moi un regard serein. En passant, il murmura : « Tu vois, ça n’a rien de terrible ! » Mais, à ce moment, la porte s’ouvrit sous une poussée furieuse. Une quinzaine d’individus à têtes de brutes se ruèrent dans l’appartement.
« Les marchands », dit le commissaire priseur, vers qui mon père penchait une grimace affolée.
Ils s’immobilisèrent dans un piétinement de semelles. Comme il faisait chaud, la plupart portaient leurs vestes sur l’épaule. Les manches courtes ou roulées de leurs chemises découvraient des biceps pommés de déménageurs. Ils étaient coiffés d’extraordinaires casquettes à carreaux mauves, verdâtres, jaunes, qu’ils ne retirèrent pas. Ils inspectaient les meubles avec des mines soupçonneuses de maquignons. Ils échangeaient des réflexions à haute voix :
« Tu parles d’un palace !
– C’est pas encore là que je dépenserai ma fortune !
– Pige le fauteuil ! En remplaçant le bois, les ressorts et la tapisserie tu le vendrais encore cent sous !
– Silence ! cria Félix. La table : mise à prix trente-cinq francs.
– Eh ! Tu te fous de nous, patron ! protesta quel qu’un. Quinze francs.
– – Seize.
– Sept.
– Huit.
– Qui est-ce qui a dit huit ? Shmeck ?
– Plus souvent ! Tu peux te l’accrocher ! rigolait Shmeck. On me la donnerait que j’en voudrais pas !
– Huit ? Pour qui huit ?
– Vas-y pour moi ! J’l’offrirai à ta femme pour son anniversaire.
– Neuf ! Pan dans l’œuf !
– Trente ! J’bais’ta tante ! »
Les chiffres volaient de bouche en bouche, à peine prononcés, avec une rapidité vertigineuse. Ils les accompagnaient de blagues traditionnelles et de commentaires : « Il file le tonnerre, le petit Félix : on lui a mis des pétards à la fesse.
– Respect, gueulait Félix… Trente-cinq… cinq… cinq… Trente-cinq pour Arthur ! Adjugé.
– Eh bien, mon vieux ! Si c’est à ce prix-là que tu paies le bois dont tu te chauffes !… »
Le commissaire-priseur inscrivait le résultat des enchères sur son registre.
J’étais atterré. Je regardais ces énergumènes gesticulants et braillants qui rôdaient par les chambres, furetaient dans les coins, sans se soucier de notre présence. Ils occupaient la place comme une redoute prise sur l’ennemi. Ils raflaient.
« Quarante francs, le fauteuil.
– Mon œil !
– Trente-deux.
– Cinq, si tu m’paies un tour au zinc !
– Sept !
– Eh ! Patron ! Il est râpé sur les accoudoirs ! J’en veux pas ! »
Mille souvenirs charmants étaient liés à ce fauteuil : souvenirs de lectures douillettes, de causeries paresseuses, de chagrins terrés aux capitons de son dossier de velours jaune. Il avait une personnalité bien définie. Il était une partie de mon passé. Je souffrais de le voir dévisagé, évalué, marchandé avec un pareil sans-gêne. Il me semblait que son emplacement par rapport aux autres meubles et ses menues infirmités ne pouvaient rien laisser ignorer de notre existence. Oui, ces inconnus pénétraient par lui dans notre vie, découvraient notre intimité, violaient le secret de mille habitudes délicieuses. Notre détresse leur était donnée en spectacle. Et ils ne nous plaignaient pas. Ils jouissaient de notre égarement et de notre honte. Ils prolongeaient commodément le plaisir. Une rage sournoise me serra la gorge. Je cherchai mon père des yeux. Je l’aperçus, blafard, décoiffé, suant du visage, avec son exécrable sourire de commis voyageur et son regard sirupeux. Il vint vers moi. Il me demanda :
« Est-ce qu’on dit « maître » à un commissaire priseur ?
– Je ne sais pas, répondis-je sèchement.
– Je pense que ça vaut mieux… Et puis, crois-tu qu’il faille lui serrer la main à son départ… et lui donner quelque chose ? »
Les marchands, guidés par Félix, nous cernèrent.
« Voulez-vous vous retirer, que je montre la carpette… »
Un gros homme trapu et chauve bouscula mon père sans s’excuser. Mon père me glissa à l’oreille :
« Quel costaud ! Hein !
– Dix francs, la carpette !
– Oh ! Ma mère !
– Garde-le, ton tapis d’Arménie !
– On verrait au travers !
– Onze, pour faire marcher le commerce !
– Oui, il n’est pas fameux, dit mon père.
– Douze.
– Vous savez combien je l’ai acheté ? » dit-il encore.
Qu’avait-il à tourner autour d’eux obséquieux, prévenant, bavard. N’éprouvait-il pas le besoin de faire oublier sa présence ? L’humiliation qu’il essuyait ne tuait-elle pas l’absurde désir qu’il avait d’être partout remarqué ? Le pitre était-il si profondément installé en lui qu’il préférait l’attention goguenarde de ces énergumènes à leur indifférence ?
Ils passèrent dans la chambre voisine. Mon père les suivit. J’entendis crier, rire, et Félix qui psalmodiait : dix-sept, dix-huit à droite, neuf…
Puis des pas sonnèrent sur le dallage de la cuisine :
« Ce sont des pots… Un temps j’avais essayé de fabriquer du yaourt, puis une crème de beauté… dit la voix de mon père.
– Quatorze, quinze… »
La vente tirait à sa fin. Déjà, les marchands emportaient les meubles : la table, les chaises quittèrent l’appartement sur le dos de leurs acquéreurs. Devant moi, deux bonshommes malingres démontaient l’armoire. Dans un tiroir, l’un d’eux découvrit un cahier, il me le tendit : « C’est à vous ? » Je rougis : « Oui. »
Et, je ne sais pourquoi, cet incident blessa mon amour-propre plus que ne l’avait fait la procédure des enchères.
Sur les murs nus et déteints, des rectangles jaunes dessinaient l’emplacement des meubles. Par terre, traînaient des rouleaux de poussière et des ficelles. Les chambres avaient un aspect vacant, déserté, pillé, qui me poignait le cœur. J’ouvris la fenêtre pour chasser l’odeur des pieds suants que les marchands avaient laissée derrière eux. Une camionnette était arrêtée devant la maison. Deux hommes chargeaient nos chaises sur la plate-forme. Le concierge et sa femme les regardaient et parlaient avec animation. À un moment, ils levèrent la tête vers notre étage. Je refermai la croisée précipitamment.
Mon père entra, s’assit sur une malle. Il avait un visage lourd et d’une pâleur maladive. Il toussait de fatigue et d’irritation. Il me regarda. Il essaya un sourire. Il dit :
« Tu as vu : l’armoire a passé à soixante-quinze francs… Je n’aurais pas cru… »
Et, comme je ne répondais pas, il dit encore :
« Au fond, tout ça c’était des vieilleries… Je suis content d’en être débarrassé… Où les aurions-nous mis ?… Au garde-meuble ?… Dépenser encore de l’argent !… »
« Se taira-t-il ? » pensais-je. La vieille haine que j’avais endormie se réveillait en moi. Je me récitais avec un enivrement furieux la liste interminable de ses torts. Brassant d’inconsistantes affaires, multipliant d’inutiles amitiés, se dépensant en paroles creuses, en gestes sans lendemain, accumulant les erreurs, les parades, les mensonges, il nous avait en quelques mois amenés à la ruine. Mieux, il nous avait dépouillés de cette considération des honnêtes gens, de cette estime propre, de cette fierté intime qui m’étaient si chères. Il nous avait déclassés.
Il ne parlait plus. Je le regardai. Et je faillis crier de stupeur. Il avait baissé la tête, les poings aux mâchoires, la bouche close, et deux lentes larmes coulaient sur ses joues fripées. Ce fut un éblouissement. Le reste du monde fut balayé de ma mémoire. Je sentis seulement qu’il avait compris mes reproches comme si j’avais parlé à haute voix, et qu’il en souffrait. La pitié, le remords, la honte, se ruaient en moi. Je tremblai de la tête aux pieds. Je tombai à genoux devant lui. Je baisai ses mains longues et chaudes en balbutiant des paroles sans suite. Je mendiai son pardon. J’entendis sa grande voix qui murmurait au-dessus de moi :
« Eh quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Mon petit… Qu’est-ce que c’est ?… »
Puis il se frotta les yeux avec son poignet, rudement, en homme. Il égalisa son souffle. Il dit :
« Il n’y a pas de quoi pleurer… C’est mieux comme ça, je t’assure… Tu verras… Nous louerons une chambre dans un hôtel… J’ai encore de l’argent pour un mois… Et puis nous bricolerons… Nous chercherons du travail… Il y aura du monde, là-bas… Tu te feras des amis… Il faut te faire des amis… »
Il parlait d’une voix chantonnante et douce, comme si j’étais un tout-petit. Et c’est vrai que j’étais un tout-petit à cette minute. J’étais, prosterné devant sa tendresse paisible et sa résignation. Il me semblait que j’avais retrouvé mon père après une longue séparation, de longues recherches, et que plus rien ne m’écarterait de lui. Une affectueuse divination nous liait pour toujours l’un à l’autre. Je vis en esprit le pauvre groupe que nous formions : deux êtres très bons, très droits, très simples, vaincus par la vie méchante, emportés à la dérive et trop faibles pour lutter contre le courant. Et aucune main ne se tendait vers eux. Tous croisaient les bras sur la poitrine à leur passage, ou les repoussaient du talon. Tous les méprisaient. Tous les reniaient. Je m’attendrissais sur notre infortune. Je sanglotais à gros hoquets. Mon père me secoua le bras mollement :
« Veux-tu ! Veux-tu ! Quel gosse ! Pour si peu… » Il cherchait ses mots avec une maladresse touchante. Puis il m’apporta un verre d’eau. Je le bus, en claquant des dents comme un fiévreux. Lorsque j’eus fini de boire, il me sourit étrangement, tranquillement, avec de grands yeux délivrés et lumineux et des lèvres encore frémissantes. Il me prit le verre des mains. Il dit :
« Sortons, ça te changera les idées. » Trolette et Bobillot nous attendaient au café. Ils n’avaient pas voulu assister à la vente parce qu’ils connaissaient notre commissaire priseur et que leur présence aurait pu l’indisposer à notre égard. Ils réclamèrent le récit détaillé de l’événement. Mon père m’enveloppa les épaules de son bras, comme pour mieux publier notre union.
« Ça été tordant ! Figure-toi une trentaine de types qui se ruent dans l’appartement, en rigolant, en se bourrant de coups de poing, en se roulant sur les lits…
– J’espère que tu les as tancés d’importance, dit Trolette.
– Et comment ! « Vous vous croyez dans une porte, chérie ! Vous… »
– T’as pas dit ça, dit Bobillot.
– Non ? demande au petit si tu ne me crois pas !
– C’est vrai », dis-je.
Et ce mensonge me parut tellement naturel que je n’en souffris pas. Et même, de l’avoir fait, je me sentis comme ennobli, purifié, racheté. Une merveilleuse complicité m’unissait à mon père. Nous nous soutenions mutuellement. Nous nous défendions mutuellement. Nous étions deux contre tous.
Il me frôla d’un regard où je crus lire une reconnaissance étonnée. Il disait :
« L’armoire a passé à soixante-quinze francs… Je n’aurais pas cru… »
Qu’importaient ces paroles banales ! À travers elles, le charme continuait d’opérer. À mesure qu’il parlait, je me sentais envahi par un tumulte de pensées inconnues qui, toutes, me rapprochaient de mon père, m’identifiaient à mon père. Je ne me reconnaissais plus. J’étais un autre.