III
LE lendemain, Frinne ne vint pas me chercher à la sortie du lycée. Je devinai dans cette dérogation aux règles bien établies le signe précurseur des bouleversements plus graves qui m’attendaient. Et les événements confirmèrent mes prévisions. Lorsque je franchis le seuil du salon, je crus m’être trompé d’étage et que des étrangers l’habitaient. Au centre, des malles ouvertes débordaient de vêtements et de paperasses. Des chemises gisaient les bras en croix, des caleçons laissaient pendre leurs longues jambes flasques sur le dossier du fauteuil, des chapeaux coiffaient les cactus, des gants tendaient leurs doigts boursouflés hors des chaussures dépareillées, des bretelles étiraient sur les coussins leurs triples tentacules fourchus, des mouchoirs carrelaient le sol de taches claires, des cravates serpentaient un peu partout. Et de cette garde-robe hâtivement déballée montait un violent parfum d’eau de lavande, de cuir et de tabac mouillé. Ma tante s’avança vers moi, posant les pieds entre les îlots de linge. Elle grondait :
« Parfait ! Ton père est parti le matin !… Il n’est pas rentré déjeuner !… Et tout est resté !… Il aurait pu ranger !… Penses-tu, seulement !… Moi, je n’ose rien toucher !… Et tout comme ça !… Que faire avec lui !… » Soudain, la porte d’entrée claqua. « C’est moi ! » cria mon père.
Il était rouge, le veston déboutonné, la cravate rejetée par le vent sur l’épaule, et les tickets de métro qu’il avait glissés sous sa bague figuraient de petites ailes roses sur ses doigts. Il portait une liasse de journaux sous l’aisselle. Sans prendre la peine de nous embrasser, il dit : « Vous permettez ! »
Et il ouvrit les journaux, l’un après l’autre, en les faisant danser un moment à bout de bras pour défaire les plis. Il lisait rapidement, bougeant la tête à mesure que son regard se déplaçait le long des lignes. Parfois il sortait un crayon bleu de sa poche, encadrait un article, ou traçait un point d’interrogation dans la marge. Je remarquai que certaines feuilles étaient anglaises, d’autres allemandes, italiennes… « Rien de bien intéressant », conclut-il. Et, aussitôt, se tournant vers nous, il nous parla de sa journée. Il avait revu ses amis et « pris contact » avec le milieu des affaires. La stagnation du commerce et de l’industrie ne l’effrayait pas. Il estimait que les périodes d’accalmie économique étaient propices à la création d’entreprises solides. Et il s’était rarement trompé dans ses pronostics. Pour l’instant, il était fourbu. Or une santé de fer est indispensable à celui qui veut affronter les singulières fatigues de la vie financière. C’est pourquoi il avait accepté l’offre d’un ami qui lui cédait son pavillon de chasse pour deux semaines. Il comptait nous emmener avec lui, d’ailleurs, car, si le pavillon ne comprenait qu’une chambre et un grenier, ces deux pièces étaient spacieuses, et un simple jeu de paravents permettrait de respecter l’élémentaire décence à laquelle il tenait.
Ma tante, qui n’avait jamais quitté son appartement, le regardait avec effroi. Elle craignait cet homme terrible et séduisant qui bouleversait son salon au point qu’elle se sentait étrangère parmi ses propres meubles, et se proposait de bouleverser sa vie. Elle disait :
« Impossible… Impossible… » sans savoir pourquoi ce voyage était impossible, et s’irritait de ne pouvoir justifier son obstination. Enfin elle demanda :
« Et Frinne ?…
– Nous l’emmènerons.
– Et le petit ?… Les études… Les vacances ne sont que dans quinze jours !…
– Eh bien, la belle affaire ! Je vous jure que deux semaines de grand air lui profiteront mieux que deux semaines de classe étouffante et de pédagogie rétrograde ! »
Il lui prit les mains.
« C’est à Samois, près de Fontainebleau. Figurez-vous d’interminables prairies d’un vert acide, frémissant, vivant, piquées de bicoques blanches comme des terrines de lait… »
Sa voix coulait avec une douceur facile sur ses lèvres. On avait envie de fermer les yeux pour mieux l’entendre et d’oublier le sens des mots qu’il prononçait.
« Au loin les clochettes des vaches, le sifflet d’un train, l’aboi d’un chien, et, tout contre vous, le silence… Et des fleurs, des fleurs !… Vous aimez les fleurs, Angèle ? Des fleurs, des fleurs !… »