III

 

 

 

MON père se lissa les cheveux et les sourcils, rajusta sa cravate, tira ses manchettes d’un geste sec, l’épaule basse et le bras tendu. Il sonna. Le timbre grelottait encore dans la boiserie, lorsque la porte s’ouvrit. Une jeune femme s’avança. Elle était de fort petite taille, avec un visage aigu à la bouche crûment rougie, aux yeux ovales et saillants d’un bleu humide d’aquarelle fraîchement lavée. À notre vue elle baissa les paupières comme frappée par une excessive clarté, respira profondément et murmura d’une voix expirante : « Guillaume !… Ah ! Guillaume ! » Puis, sans autre transition, elle battit des mains et sauta sur place dans un cliquetis de bracelets et de colliers.

« C’est chic d’être venu ! Je croyais avoir oublié de vous donner l’adresse ! C’est que j’ai une tête de linotte… »

Ensuite, elle m’avisa :

« Votre fils ? » demanda-t-elle, la joue penchée sur l’épaule.

Et aussitôt elle éclata de rire, sans raison apparente, mais toutes dents dehors et le cou doucement gonflé de vaguelettes ; elle affirma encore : « J’ai une cervelle de canari », puis nous entraîna, tantôt marchant, tantôt courant par un interminable et sombre corridor. Elle souleva une portière de tapisserie. Une pièce nous apparut, meublée avec une laborieuse fantaisie : chaises dépareillées, cendriers sans tige, peaux à demi chauves, lampes aux abat-jour si opaques qu’il en fallait une dizaine pour éclairer ce bric-à-brac prétentieux. Aux murs, pendaient d’innombrables photos de la maîtresse de maison, toujours souriante et le nez en l’air, avec des flammes ondulées dans les cheveux.

« Mon studio », commença-t-elle…

Mais elle s’arrêta à mi-phrase, releva d’un souffle la mèche légère qui lui ombrait le front, toucha sa lèvre de l’index :

« Je ne suis pas sérieuse ! Je manque à tous mes devoirs ! »

Dans un coin, trois messieurs discutaient avec ennui. Elle les appela, se raidit, prononça d’une voix exagérément cérémonieuse :

« Messieurs, permettez-moi… »

Puis, elle secoua la tête, faisant voler ses boucles sans ménagement.

« Oh ! Là, là. J’en ai assez, moi, de faire des présentations ! D’abord, j’ai jamais su ! Ce n’est pas l’affaire des petites filles ! Arrangez-vous comme vous voudrez, na ! »

Et elle tapa le sol du talon. Il y eut de gros rires d’hommes. On se récria sur sa naïve spontanéité et sur sa bonne humeur. Je vis mon père se pencher vers un vieillard adipeux et barbu et lui dire, assez bas pour paraître lui confier sa pensée intime, mais assez haut pour, tout de même, être entendu de la maîtresse de maison :

« Charmante, elle est charmante !

– Voulez-vous ne pas faire les cachottiers dans votre coin ! minauda la jeune femme, qui avait parfaitement compris.

– Nous disions justement du mal de vous, Gisèle !

– Hi, hi, hi ! Les vilains ! »

Elle reniflait par petits coups et se frottait les paupières des deux poings.

Je la jugeai sans bienveillance. On sentait qu’elle se donnait un mal infini pour paraître écervelée. Elle parlait gravement de choses légères, légèrement de choses graves, n’achevait jamais une conversation sur le ton où elle l’avait commencée, ébauchait cent gestes en une minute et jamais celui que l’on attendait, fatiguait les yeux et les oreilles par une agitation pépiante et menue. Parfois, lorsqu’elle craignait d’avoir montré trop de suite dans les idées et d’avoir nui ainsi au personnage de gamine distraite qu’elle croyait adroit de jouer, elle lançait une phrase, entrecoupée de rires, et puisée dans un vocabulaire qu’elle avait dû se constituer à la longue, se traitant de tête de linotte, de cervelle de canari, de moineau, de pinson, ou simplement de petite fille. Elle rachetait ainsi l’impression fâcheuse qu’elle avait pu produire et rassurait les invités qui n’aimaient pas à changer d’opinion. J’en voulus à mon père de paraître goûter ses sima grées.

Je fus tiré de mes pensées par un piaillement plus aigu que les autres.

« Ah ! Mon Dieu ! J’oubliais l’essentiel ! » criait Gisèle.

Elle fit une pirouette, s’affala en boule sur le sofa et se releva, tenant dans une main un négrillon d’étoffe noire sans ventre et aux membres lâches, et de l’autre un petit ours pelé, au museau rose, avec des rubans multicolores autour du cou.

« Guillaume ! Je vous présente Arthur et Léonie. Léonie c’est le petit ours ! Arthur et Léonie, dite bonjour au monsieur ! »

Et, d’une pression de doigt, elle inclina les deux têtes. Mon père se tira de la situation par une révérence comique et un sermon sur le respect que les enfants doivent à leurs parents, « bien que les parents soient quelquefois plus enfants que les enfants eux mêmes ! » Pour ces paroles, il fut gratifié d’une tape sur la joue et d’un : « Hou ! Je vous déteste ! » qui parut le flatter.

Ensuite, elle se tourna vers moi et, secouant les deux poupées sous mon nez, hoqueta d’une aigre voix de poule qui a la pépie :

« Vous êtes bien plus mignon que votre père, vous… Il ne sait que faire de la peine aux petites filles, lui… Aussi, regardez comme Léonie vous aime, et comme Arthur vous aime… »

Et elle m’appliqua les deux museaux rugueux sur les joues. Je me jugeai ridicule, dressé ainsi, bras ballants, rouge et muet, devant cette petite femme gesticulante et caquetante. Cependant, elle ne semblait pas s’apercevoir de mon trouble et répétait : « Votre père est jaloux… vous savez… Il voudrait bien être à votre place… »

Je sentais qu’il fallait lui répondre par un mot drôle, caresser les fétiches qu’elle me tendait, ou même simplement sourire. Mais une timidité méchante me glaçait. À la fin, elle se lassa :

– Puisque j’ai si peu de succès, je ne vous présenterai ni Coco, ni Grioucha, ni Fraulein Flipote ; et vous serez bien attrapé… »

Je me crus délivré. Mais à table mes tourments reprirent. Des regards narquois me paraissaient attachés à mes mains tremblantes et suantes, à mes poignets raides et que je craignais d’avoir mal lavés, à mes coudes écartés pour découper la viande. Je bus pour me redonner du courage, et aussitôt je remarquai que j’avais oublié de m’essuyer la bouche avant de boire et que mes lèvres avaient laissé leur empreinte graisseuse sur le rebord du verre. Je fus affolé. Je voulus effacer la trace avec mon doigt, ma serviette. Mais le moindre geste prenait une importance terrible, une fois ébauché. Comme mon voisin riait, je crus qu’il se moquait de moi. Je tremblai de rage contenue. J’associai, dans une haine indistincte cette femme peinte, bête et satisfaite, et ceux qui l’admiraient. Je désirai leur mort ou devenir brusquement : très célèbre afin qu’ils se repentissent de m’avoir méconnu. Mais le rire se tut.

« À la santé de la Neige de Pompéi ! » cria Gisèle.

Tous se levèrent dans un brouhaha de chaises repoussées.

« Avouez, dit mon père, qu’il est autrement plus agréable de malaxer ces parfums suaves, ces mousses irisées, ces poudres multicolores, que de surveiller bêtement l’ébullition du lait dans une casserole. Çà c’est de l’art ! De l’art doublé de science ! »

Cette phrase, il l’avait prononcée dernièrement mon chevet, et je fus gêné de l’entendre répéter devant des inconnus, comme si le fait qu’elle avait été conçue en ma présence me conférait sur elle un droit de propriété imprescriptible et qui ne souffrait aucun partage. Mon regard croisa celui de mon père, [e n’y lus pas de remords, mais la vulgaire satisfaction d’avoir bien parlé. Et, comme le vieillard adipeux et barbu amorçait une discussion sur les artistes, mon père l’interrompit :

« Vous prétendez que les artistes sont inutiles et même malsains ? dit-il.

– Moi ? » dit le vieillard, dont mon père en les répétant modifiait les paroles afin de les adapter à la réponse qu’il se proposait de lui faire. Et il regardait ses voisins avec une stupeur indignée, comme pour les inviter à protester contre une aussi libre interprétation de sa pensée. Mais mon père poursuivait, imperturbable :

« Et moi je vous affirme qu’il est une équation que nul n’est en droit d’ignorer : artiste de talent = bienfaiteur de l’humanité = bénévole professeur de bonheur = guérisseur diplômé du Bon Dieu ! »

Il continua de discourir avec une belle passion. Mais je ne l’écoutais plus. J’étais outré. Je me rappelais le jour si proche où il avait pour la première fois prononcé cette phrase. J’avais cru son langage exclusivement dicté par l’exaltation artistique, par le décor de soleil, de verdure et d’eau, un peu par ma présence. J’avais admiré ce gaspillage insouciant de mots rares, cette improvisation pailletée de génie qu’il avait faite pour moi seul, sans considérer ma jeunesse et seulement parce qu’il m’aimait. Je ne l’avais jamais senti aussi simple, aussi spontané, aussi proche de moi. À présent je mesurais mon erreur. Ce que j’avais pris pour une explosion d’enthousiasme n’était qu’une tirade soigneusement réfléchie et dont il avait par avance jaugé les moindres effets. Il l’avait débitée a des étrangers avec les mêmes gestes et les mêmes intonations. Je n’avais été ni le premier, ni le dernier à l’entendre, mais un auditeur parmi les autres. Une paire d’oreilles, une paire d’yeux, rien de plus. Je m’irritais à songer que, depuis le jour de son arrivée, il jouait une comédie à succès dont j’étais le public crédule. Je me reprochais de m’être laissé prendre à cette imitation grossière des sentiments qu’il n’avait jamais éprouvés. Il n’y avait qu’à le regarder cependant pour se convaincre du mensonge. Et je me pris à l’observer avec une lucidité farouche. Il me sembla que je le voyais pour la première fois. Comme le vieillard adipeux et barbu répondait à une remarque d’un convive mon père se taisait. Mais il ne l’écoutait pas. Il avait l’expression nonchalante de l’acteur qui déambule dans les coulisses en attendant son tour de paraître sur scène. Il toussotait, grignotait des miettes, se sait la main dans les cheveux, fredonnait, réprimait un bâillement mouillé. Visiblement, il souffrait de sentir l’attention générale portée sur un autre que lui. Mais le vieillard se tut. Alors il eut un regard circulaire, comme pour chercher sur le visage de ses auditeurs l’expression du plaisir qu’ils ne devaient pas manquer d’éprouver à le voir prendre la parole à la place d’un confrère aussi dénué de talent. Il attendit un instant, pour faire encore plus ardemment désirer son intervention. Puis il commença d’une voix dont l’épaisseur veloutée contrastait merveilleusement avec la voix de crécelle de son contradicteur :

« Il y a du vrai dans votre théorie, mais… » Et, à mesure qu’il parlait, ses yeux s’éclairaient d’une lumière que je connaissais trop, les rides s’effaçaient de son front, comme sous l’action d’un fard sournois, toute sa figure active et colorée affirmait l’orgueil qu’il goûtait à se savoir écouté, contemplé, admiré par ceux qu’il désirait séduire. À plusieurs reprises le vieillard adipeux et barbu lui présenta des objections. Il répondit à côté, mais avec une sûreté qui transporta sa voisine. Elle battit des mains. Et à partir de ce moment il n’eut d’yeux que pour elle, il ne joua que pour elle. Il redoubla de fausse conviction, d’enthousiasme feint. Je reconnus au passage certaines locutions qui m’avaient ravi jadis, et qui devaient être des clichés vieillis, éculés, éprouvés, ceux qui portaient à coup sûr. Le sentiment d’une duperie grotesque, d’une infinie dérision, me serra la gorge.

« Quel pitre ! Quel pitre ! me disais-je ! Comment ne remarquent-ils pas ? »

Et je songeai à les détromper. Je m’enhardis même jusqu’à siffloter d’un air sceptique lorsque mon père cita des chiffres à l’appui de son opinion. Mais personne ne prit garde à cette manifestation révolutionnaire. Et ma haine s’accrût de cet insuccès. Je me versai un verre de vin blanc, le bus d’un trait, le remplis encore. Une fraîcheur sucrée, gelait ma langue et se fondait plus bas en une bonne tiédeur. Une brume ouateuse s’amoncelait par lentes couches dans ma tête. Mes membres las et gourds ne m’obéissaient plus. Au-dessus de moi le lustre paraissait une vaste méduse blanchâtre, lumineuse, tremblante, arrêtée dans un air lourd comme de l’eau.