X
BIENTÔT, la Compagnie d’électricité coupa le courant. Nous nous éclairâmes à la bougie. Nous nous couchâmes tôt. Puis un exploit d’huissier nous menaça de saisie si nous ne versions pas dans la quinzaine le montant des deux termes de loyer que nous devions au propriétaire. Mon père, désemparé, décida de réunir son « conseil de guerre ». Il sortit. Il revint accompagné de deux hommes que je ne connaissais pas. Ils passèrent dans sa chambre. Ils s’assirent à sa table. La flamme des bougies faisait danser des palets d’ombre sous les yeux, dans les oreilles, aux creux des joues et collait des barbiches tremblantes aux mentons. Elle modelait la pâte docile des visages. On avait l’impression d’assister à quelque chose de mystérieux et d’interdit : une conspiration, une séance de magie…
L’un des inconnus (mon père l’appelait Bobillot) était un colosse gras et lent à l’opulente chevelure noire, aux yeux féroces. Il paraissait éternellement mécontent de lui-même et des autres, parlait à contrecœur et par phrases courtes qui l’essoufflaient pourtant. L’autre, Trolette, était petit, desséché, frêle, sautillant, le visage mince et rosé, l’œil mielleux, le nez au vent, la moustache évaporée. Il parlait en grasseyant agréablement. Ce qu’il disait était rarement intéressant mais toujours aimable. Les formules de politesse, les excuses, les compliments, les protestations d’amitié, coulaient de ses lèvres avec une aisance désarmante. On avait l’impression qu’il était à chaque instant pénétré d’admiration pour les autres et de mépris éclairé pour soi-même, qu’il désirait se dévouer corps et âme à ceux qui l’entouraient, et que les minutes qu’il vivait étaient les plus heureuses de son existence. Au plus chaud d’une discussion, il gardait ce sourire déférent qui délestait ses paroles de toute importance.
« Je voudrais avoir encore un renseignement, dit mon père.
– Tous les renseignements que tu voudras, dit Trolette. Tu ne peux pas t’imaginer le plaisir que j’éprouve à te rendre service ! Hier encore, je disais a Bobillot : « Comme c’est dommage que Guillaume ne vienne pas à nous dans l’embarras : j’aimerais tant lui être utile ! » Et voilà que tu es venu ! Comme si tu avais entendu mon appel ! Ça ne te fâche pas que je te raconte tout ça ?
– Nullement… je te remercie, dit mon père.
– Non, non, non !… Ne renverse pas les rôles !… Tu me peines terriblement !… C’est moi qui te remercie !…
– Mais non !
– Mais si !
– Mais, pourquoi ?
– Mais, comme ça !
– Alors, le renseignement ? s’impatienta Bobillot.
– Voici : est-ce qu’ils saisissent tout le mobilier ? demanda mon père.
– Quelle idée ! cria Trolette. Mais tu te fais un monstre de la chose ! Ils viendront. Ils verront qu’ils ont affaire à un homme remarquable. Si, si, un homme remarquable, qui plus tard pourra leur être utile… Ils feront un simulacre de vente et ils te laisseront… ils te laisseront un tas de choses…
– C’est-à-dire ?
– Comme il aime la précision ! Tu remarques, Bobillot, comme il aime la précision ! C’est admirable ! C’est-à-dire : deux lits, une table et deux chaises…
– Pas de table. Pas de chaises, trancha Bobillot.
– Tu vas me trouver bien impertinent de te reprendre, mon cher ami, mais chez moi ils ont laissé la table et la chaise.
– Impossible. Chez moi, tout saisi. Même le bois du lit. N’ont laissé que le sommier. « Vous le ferez « monter sur pieds », ils m’ont dit.
– Mais c’était un flibustier et pas un officier ministériel qui t’a saisi ! Ou alors tu as été trop bon, comme toujours ! Tu n’as pas su te défendre !
– Pas su me défendre ! Peux parler, toi ! Souviens-toi de la table de nuit que tu avais oublié de cacher !
– – Excuse-moi ! Mais là je serais en droit de te crier raca ! Je n’ai pas oublié de cacher la table de nuit ; je n’ai pas voulu la cacher. Nuance ! Elle ne valait quasiment rien.
– N’empêche qu’ils l’ont vendue vingt-cinq francs !
– Ah ! Bobillot ! Rougis ! Tu es un forban ! Tu sais aussi bien que moi qu’ils l’ont vendue vingt francs ! Par contre, à ton sujet, je sais une histoire d’armoire à glace qui, si je la racontais, te mettrait à quia…
– Elle ne m’appartenait pas.
– Taratata ! Tu veux m’en faire accroire ! Pourquoi ne pas avouer que tu redoutais de la sortir au nez du concierge ?
– Est-ce qu’ils saisissent la vaisselle ? demanda mon père.
– Dieu merci, non ! Quelle barbarie ! Ils ne saisissent que les meubles, dit Trolette.
– La vaisselle est un meuble, dit Bobillot.
– Permets-moi de ne pas épouser entièrement ta théorie », dit Trolette.
Mon père les interrompit d’une voix fatiguée :
« Et les habits ? »
Mais sur ce point non plus Trolette et Bobillot ne tombèrent pas d’accord. Ils discutaient l’un bourru, l’autre amène, citaient des numéros d’articles et des dates de lois. Ils invoquaient un passé glorieux de déménagements clandestins, de roueries juridiques et d’aimable misère. Ils se jetaient à la face les noms des huissiers et des commissaires-priseurs dont ils avaient déjoué les traquenards, énuméraient les meubles qu’ils avaient sauvés des ventes à l’encan et les appartements dont on les avait successivement mis à la porte.
« Et le 17 bis rue des Belles-Feuilles dont on m’a expulsé ! disait Bobillot.
– On ne t’a pas expulsé. Tu es parti de ton plein gré, avec tous les honneurs. Je me le rappelle parfaitement. »
Bobillot croisait les bras sur sa poitrine avec une imposante indignation :
« Pas expulsé ? Pas expulsé ? Ça par exemple ! Veux-tu que je te montre l’acte d’expulsion… je l’ai sur moi… Mais toi, tu es parti du 52 ter boulevard Picpus… »
Il insistait, âpre, jouteur tatillon : « Tu es parti en payant !
– Quelle rage as-tu de me chanter pouilles chaque fois que tu me vois ! Je n’ai pas payé !
– Alors comment se fait-il que le concierge t’ait aidé à charger tes malles dans le taxi ?
– Je lui avais donné un pourboire !
– Ah ! Ah ! Il lui avait donné un pourboire ! triomphait Bobillot. Et il se mêle de discuter après ça ! Voilà le type à qui tu allais demander conseil, Guillaume ! Un apprenti !…
–… Qui t’en a bien des fois remontré, Rodomont !
– Je vais vous apporter l’exploit d’huissier », dit mon père.
*
Le lendemain, mon père décrocha les lustres et les enveloppa dans des journaux. Les feuillets crevaient sous la pression des branches de métal, les ficelles glissaient, lâches, mon père tirait à coups de dents sur les nœuds. Il répétait :
« J’ai eu tort de les empaqueter dans un papier aussi clair. Ça se verra quand on passera devant la loge du concierge. Ça fera des histoires. Peut-être vaut-il mieux leur laisser tout. »
À dix heures je sortis pour voir si le concierge était couché. La porte vitrée de la loge était violemment éclairée et quelqu’un riait. Je remontai précipitamment.
« Alors ?
– Pas encore !
– Je te dis, ça ne vaut pas la peine… On risque une foule d’embêtements… »
Il s’assit, feuilleta un livre. Mais ses yeux couraient au-delà des pages. À chaque instant, il lorgnait sa montre.
« Va voir encore. »
Cette fois, le concierge dormait. Nous soulevâmes le paquet. Mon père le prit contre sa poitrine et le ceintura des deux bras. Je voulus allumer la minuterie.
« Non ! Ça réveillerait le concierge… On allumera au dernier moment… Mon briquet suffira… »
J’actionnai la molette. La flamme sautillante éclaira les premières marches et la courbe polie de la rampe. Mon père descendit, tâtant le terrain de la pointe du pied. À chaque palier, il s’arrêtait pour souffler. À travers les portes fermées venait une rumeur de vaisselle, de voix, de pas, évocatrice de chaudes intimités.
« Veinards ! » disait-il.
Puis il repartait. Au bas de l’escalier, je pesai sur le bouton de la minuterie. Mon père apparut, perclus, défait, dans la lumière impitoyable. Je m’avançai vers la loge. Je criai : « Cordon, s’il vous plaît ! »
Mon père avait casé les lustres dans un recoin de la muraille, et déployait son manteau, comme une poule ses ailes, pour les dissimuler. Il chuchota :
« Il n’entend pas… Ça vaut mieux… Remontons… »
Mais un déclic l’interrompit. La porte s’entrebâilla. Il recula d’un pas.
« Tu crois qu’on peut y aller.
– Mais oui.
– Alors je passe devant. »
Et il ajouta :
« Surtout, n’ayons l’air de rien… Soyons naturels… Nous sortons, quoi… Nous sortons nous promener… Il n’a pas le droit de nous interdire… On est libre… »
De nouveau il serra le paquet contre sa poitrine et, la tête rentrée dans les épaules, le dos bombé, l’œil furtif, il fonça vers la sortie.
Dans la rue, il aspira l’air libre puissamment et avec délice. Trolette et Bobillot nous attendaient sur le trottoir d’en face. Ils arrêtèrent un taxi. Ils nous aidèrent à charger les lustres. Puis nous montâmes tous dans la voiture.
« Te voilà ! Te voilà enfin ! disait Trolette. J’avais tellement peur que tu n’oublies ! Je disais à Bobillot :
« Pourvu, ah ! Pourvu qu’il n’oublie pas ! » Et tu n’as pas oublié ! C’est magnifique ! Ça s’est bien passé ?…
– Très bien ! dit mon père avec une assurance narquoise. D’ailleurs il n’y avait rien à craindre ! Le concierge n’allait tout de même pas sortir en liquette pour nous barrer le chemin !… »
Il riait, renversé, vainqueur et plein d’une morgue toute fraîche.
« Eh ! dit Bobillot, ils le font quelquefois.
– Non ? » marmonna mon père, aussitôt repris par sa lâcheté.
Mais il se maîtrisa.
« Et puis ! On leur refile cent sous et on passe, dit-il. C’est bien passionnant, ces déménagements à la cloche de bois ! Le pipelet t’espionne… Les voisins s’indignent… Le propriétaire fulmine des lettres recommandées et des exploits d’huissiers… Mais toi, posément, tu te prépares à filer entre leurs mailles… Et quand on vient te saisir… plus de meubles : « Je « regrette, il fallait vous y prendre plus tôt ! » Ha ! Ha ! Ha !
Les réverbères éclairaient sur son visage une expression de férocité rusée, d’audace barbare qui les transporta :
« Tu es formidable ! cria Trolette. C’est nous qui devrions prendre des leçons auprès de toi, et non toi auprès de nous !… Si, si… Je sais ce que je dis !… De cent coudées !… Tu nous dépasses de cent coudées !… »
Pourtant, lorsque plus tard il demanda :
« Quels meubles sortiras-tu demain ? »
Mon père répondit avec une confusion lamentable : « Demain… Aucun… J’attendrai encore un peu… Je te remercie… Je vous ferai signe quand il faudra… » L’auto stoppa devant l’hôtel qu’habitaient Trolette et Bobillot : « On s’en contente, disaient-ils, en attendant d’avoir trouvé un appartement dont le gérant ne nous connaisse pas. » Mon père leur demanda encore s’il ne les dérangeait pas en les priant de garder les lustres pendant quelques semaines.
« Tu entends, Bobillot ? gémit Trolette. Tu entends ? Il nous demande si ses lustres ne nous gênent pas ! Et pourquoi le demande-t-il ? Parce qu’il ne nous considère pas comme des amis ! Nous sommes pour lui des étrangers, des ennuyeux, des gens avec qui on fait assaut de politesses !… Voilà ce qu’il faut comprendre !…
Mon père protesta avec véhémence. Trolette répliqua avec enjouement. Enfin nous remontâmes dans le taxi. Nous ne parlions pas. Mon père respirait avec une régularité surveillée. Je le devinai, à nouveau, mou, vacillant, vulnérable.
« Tu as entendu ce qu’il a raconté, dit-il enfin. Quelquefois le concierge sort de sa loge et vous interdit de passer… Tu penses que c’est vrai ?… Ça m’a l’air bizarre… Enfin… je crois qu’il est préférable de ne pas s’embarquer dans cette aventure… Laissons-les faire… Qu’ils saisissent tout… Tant pis…
– Comme tu veux », dis-je.
Il parut rassuré par mon inertie :
« Oui, dit-il, tant pis, quoi ! »
L’huissier pénétra dans la chambre à petits pas dansants et précautionneux. Il équarrissait chaque meuble du regard, fermait les yeux, d’un air de profonde méditation et de malice, et se dictait à mi-voix :
« Première chambre. Une table… Six chaises… »
Il inscrivait ces remarques avec une grande écriture tremblée et flottante, sans autre appui que son portefeuille tenu à bout de bras.
« Et le lustre ? dit-il.
– Nous… nous l’avons vendu », bredouilla mon père.
L’huissier passa dans la pièce voisine. À nouveau, son œil noir et vif vola de l’armoire au lit, du lit à la carpette, de la carpette au fauteuil et se reposa sur son papier.
« Et le lustre ? » dit-il encore, avec une certaine aigreur.
Et il nous enveloppa d’un froid regard professionnel, sous lequel mon père défaillit :
« Nous… nous l’avons aussi vendu… Pour… pour payer le dernier terme… »
Mon père souriait de biais, une joue remontée et ronde, l’autre lisse. Il se rapprocha de moi. Il me souffla d’une voix mourante :
« Tu vois… Je te disais bien qu’il ne fallait pas les emporter… Il est furieux… S’il voit encore qu’on a ôté l’abat-jour en verre dépoli de la cuisine, ça va mal tourner…
– C’est par ici la cuisine ? demanda l’huissier.
– Oui », dit mon père.
Il voulut ajouter quelque chose, mais se tut. Il liait et déliait ses longs doigts craquants. La peur lui plissait les paupières. Tout à coup, il prononça délibérément :
« Vous m’excusez. Je vais acheter des cigarettes, et je reviens. »
Il sortit.
Il ne revint qu’à l’heure du dîner. Il me demanda :
« Il a laissé deux lits ?
– Oui.
– Et une table et deux chaises ?
– Non.
– Comment non ? Je parie que tu ne lui as pas demandé ! On ne peut même pas s’en remettre à toi d’une pareille bagatelle ! Si j’avais su ! »
Il s’empara du procès-verbal de saisie que l’huissier avait laissé sur son bureau. Il le parcourut :
« Et puis… Il n’a pas le droit ! « Signifié par la présente… parlant à sa personne… » Il n’a pas le droit d’écrire « parlant à sa personne » si je n’ai pas assisté à toute la procédure !… Ça ne se passera pas comme ça ! Qu’est-ce qu’il t’a dit en partant ?
– Si vous n’avez pas payé jusqu’au trente, je vous assigne en référé.
– La canaille ! Oh ! Mais, ça lui retombera sur le nez cette histoire-là. Oh ! Mais, c’est qu’il a trouvé à qui parler maintenant ! Je suis doux comme un agneau, tout le monde le sait, mais lorsqu’on m’attaque je ne réponds plus de moi ! Je déposerai une plainte à la Chambre disciplinaire des huissiers ! Il sera pincé ! »
Il fouetta les murs d’un regard farouche et s’assit pour rédiger une lettre de réclamation qu’il n’envoya jamais.