V

 

 

 

À PARTIR de ce jour, je contemplai les visages de mon père et de Gisèle avec la curiosité insolente et glacée d’un passant. Je les voyais de très loin, de très haut. Ils grimaçaient, babillaient, vivotaient dans un monde dont je m’étais enfui et qui demeurait sans liens avec celui où j’avais cherché refuge. Ils donnaient de l’importance à des questions que l’éloignement me révélait futiles, affichaient des joies et des tristesses éclatantes pour des objets qui ne les méritaient pas, prenaient grand soin de me cacher les vérités que j’avais depuis longtemps découvertes, s’agitaient mesquins, ignorants, débiles et pleins d’une suffisance qui ne me révoltait plus.

Tous les matins, Gisèle arrivait fardée et sautillante, pendant que mon père et moi prenions notre petit déjeuner dans la cuisine. Elle nous regardait manger avec une tendresse amusée. Parfois, elle jouait la convoitise :

« Z’en veux auzi ! »

Elle mâchillait une tartine de confitures. Puis, elle tendait les doigts à mon père en gémissant : « Je mange comme une petite sale… » Mon père essuyait les phalanges l’une après l’autre, d’un air grave, pendant qu’elle lui chatouillait la paume de la pointe de l’ongle. « Et ça ? » disait-elle ensuite.

Et elle tendait ses lèvres jusqu’à découvrir leur revers luisant. Mon père s’approchait, tapotait la bouche offerte avec sa pochette de soie. Elle en profitait pour lui baiser les doigts furtivement. Il se relevait, un peu pâle, secouait le mouchoir maculé de fortes empreintes, disait d’une voix étranglée :

« Tu te mets trop de rouge. » (Ils se tutoyaient à présent.)

Elle fixait sur lui des yeux d’un azur innocent : « Trop ? Ça ne te plaît pas ? Regarde ! » Et, lui tirant le mouchoir de la poche, elle effaçait les derniers vestiges du fard.

« Est-ce que c’est mieux ainsi ? » Il riait :

« Tu as l’air d’un garçonnet malade… – Alors ! Tu vois que j’avais raison ! » Elle se remaquillait avec des gestes lents et harmonieux, pendant que son parfum s’alourdissait autour de nous. Puis, elle se dressait d’un bond. Et en se dressant elle frôlait mon père de la hanche, ou le balayait d’une envolée de jupe. Elle avait un constant besoin d’être près de lui, contre lui. Elle épiait sur son visage les marques d’un désir qu’elle prenait pour de l’amour. Elle triomphait au moindre chevrotement de sa voix, au moindre frisson de ses joues. Elle s’appliquait, nerveuse, opiniâtre. Si mon père lisait un journal, elle rôdait autour de lui, inquiète de ce détachement. Elle remuait des objets, toussotait, chantonnait pour attirer son attention. Et, lorsqu’il levait les yeux, elle multipliait les moues et les œillades, faisait jouer son corps grêle qui s’étirait, se pliait, roulait sous la robe, exhalait de moites senteurs, offrait à portée de la main de quoi tirer mon père de sa lecture. S’il parlait d’aller rendre visite à des amis, elle avançait une lippe boudeuse :

« Moi, je n’irai pas chez Ménard.

– Pourquoi ?

– Il a l’air d’un gros singe malsain et il tourne toujours autour de moi…

– Tu dis des bêtises…

– Et puis il fait chaud. Tu ne trouves pas qu’on est mieux ici ? »

Elle croisait les mains derrière sa nuque et laissait glisser ses courtes manches, jusqu’à découvrir deux aisselles creuses, polies et d’une pâleur abritée.

« Zizi a’meil. Zizi veut rester ! » zézayait-elle avec des mines de fillette fautive.

Mon père protestait sans entrain. Il disait des choses très sensées avec des yeux qui ne l’étaient plus. Enfin, il concédait :

« Viens, j’ai des lettres à te dicter. » Et, sur ce mensonge qu’ils jugeaient impénétrable, ils s’enfermaient dans sa chambre jusqu’au soir. Ils en sortaient blafards et assagis. Mon père parlait avec une raison dégagée de la nécessité qu’il y avait à réduire les dépenses. Gisèle l’écoutait, chastement appuyée à son épaule. Elle l’approuvait à petits coups de menton. Après le dîner, elle déclarait : « Allons travailler à la crème. » Car ils travaillaient à la crème depuis près de deux semaines, sans parvenir au résultat qu’ils espéraient. Pour l’instant, la « Neige de Pompéi » était un liquide épais et jaune où des grumeaux de poudre refusaient de se diluer, et qui sentait l’huile rance. Gisèle affirmait que la seule addition d’un certain « White Horse Cold Cream » aurait suffi à transformer en mousse onctueuse le bouillon nauséabond qui moisissait au fond de nos casseroles. Mais, le « White Horse Cold Cream » ne se vendait qu’en Angleterre. Il fallait écrire pour le commander. Mon père se chargea de la lettre. En attendant la réponse. Gisèle venait chaque soir dans la cuisine pour remuer la liqueur avec une palette de bois et murmurer, les narines pincées sur la puanteur fade qui s’en dégageait : « Une petite cuillerée de « White Horse Cold Cream »… Une seule petite cuillerée… »

C’était ce qu’elle appelait travailler à la crème.

*

Un jour, mon père entra dans ma chambre pendant que je lisais. Il dit :

« Gisèle ne viendra pas aujourd’hui : sa mère, sa tante ou sa grand-mère, je ne sais plus, est tombée malade.

– Ah ! »

Et je me remis à lire.

« Qu’est-ce que tu lis ? dit-il encore.

– Rien… des vers…

– C’est bien ? »

Il parlait avec moins d’assurance et plus rapide ment que d’habitude. Il enroulait son mouchoir au tour de son poignet, le déroulait, le modelait en boule, il étalait à petits coups de talon les franges emmêlée ? d’une carpette. Visiblement, il luttait contre une gêne inconnue, que mon refus d’accepter la conversation ne faisait qu’augmenter. Brusquement, il se planta devant moi :

« Que penses-tu de la crème de beauté ? dit-il. Je ne veux pas de réponse à la légère. Réfléchis avant de parler. »

Mais, comme je me bornais à mâchonner des phrases incomplètes, il préféra exprimer par lui-même les sentiments que je ne devais pas manquer d’éprouver : « Une erreur… Tu trouves que c’est une erreur !… Et je suis de ton avis… Mais pourquoi est-ce une erreur ? »

Il érigea un doigt sentencieux : « Primo, parce que la crème de beauté n’intéresse qu’une clientèle restreinte. Or, les grandes entreprises sont celles qui reposent sur les masses et non sur les unités. Secundo, parce que tripoter parfums, poudres, pâtes n’est pas le métier d’un homme ! Je m’abaisse, je m’avilis au contact de ces niaiseries ! De l’air ! De l’air ! »

Et du bras il écarta furieusement d’imaginaires pots de crème. Il ajouta :

« Je n’ai pas écrit en Angleterre (inutile d’en rien dire à Gisèle). Je n’ai pas écrit, parce que j’estime qu’il serait absurde de dépenser de l’argent pour une affaire dont je prévois dès à présent l’échec. »

Il s’assit, noua ses longues jambes aux pieds de la chaise. Il ne lut pas dans mon regard l’indifférence que j’y laissais irrévérencieusement paraître. Il ne soupçonna pas mon absence. Il poursuivit, les paupières finement plissées :

« J’ai trouvé quelque chose de plus intéressant. Ecoute : en ce moment nous sommes sur le point d’assister à la désagrégation du monde actuel. Les raisons ? Socialisme, matérialisme, athéisme… Le coup de bélier qui bousculera, jupes en l’air, cette vieille garce d’Europe peinturlurée et malade, d’où viendra-t-il ? Du Nord, du Sud, de l’Ouest ? Non ! Mais de l’Orient, mon cher. De l’Orient où la race jaune se développe silencieusement et puissamment, déborde les frontières, gagne à sa cause les peuples limitrophes qui étaient près de passer à la nôtre et fourbit son attirail guerrier. Les gouvernements englués dans d’infimes luttes parlementaires ignorent le péril, ou le dédaignent. Nous sommes dans un navire dont le capitaine est aveugle et qui file droit sur les rochers. Ne se trouvera-t-il pas un marin pour crier : gare ! »

Pathétique, il tapa de son poing droit la paume de sa main gauche.

« Je serai le marin qui crie : gare. J’écrirai un livre où je dénoncerai crûment la menace ! Je le lancerai à grand renfort de publicité ! Ah ! je vois d’ici la stupeur des bonnes gens : « Quoi ? Le péril jaune ? Attaqués ? « Par où ? Comment ? Et nous qui étions là bien tranquilles ! Et c’est dit dans un livre ? Et il y a trois cents pages ? Et il ne coûte que quinze francs ! Achetons-le, achetons-le ! »

Il se tut, à bout de souffle. Après un silence, il demanda :

« Qu’en dis-tu ? Ça représente une fortune, cette idée-là… Pas de frais généraux, pas de matière première ! Rien à perdre, tout à gagner ! Je peux me vanter de savoir changer mon fusil d’épaule ! »

Il sortit un calepin de sa poche, le feuilleta :

« Voici comment j’envisage la chose. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Je le dicterai l’ouvrage. Tu tâcheras d’écrire lisiblement et sans fautes d’orthographe. Ensuite, je relirai, je corrigerai et tu porteras le livre à la dactylo. Nous pourrions commencer aujourd’hui, tout de suite. Tu as du papier, de l’encre ?

– Oui. »

Je m’assis à la table. Il se promenait d’un angle de la pièce à l’autre. Il dicta :

« Préface… En guise de préface… non, simplement préface, c’est plus sérieux… Préface… Si l’on essaie de se détacher… Je ne dicte pas trop vite… Des manifestations directement extérieures… Est-ce qu’une manifestation n’est pas toujours extérieure ?… Souligne le mot, je saurai qu’il faut vérifier… Extérieure, tu y es ?… des peuples européens… et qu’on se reporte… »

Il colla son front à la vitre :

« Il pleut, dit-il… Ce matin, le ciel était bleu et maintenant il pleut… Où en étais-je ?

–… qu’on se reporte.

– Oui… qu’on se reporte aux manifestations parallèles des peuples Scythes, avec un y et un th… on est frappé… frappé est un peu faible… tant pis… frappé de leur dissemblance d’avec les premiers. » Il se pencha sur moi :

« Ça ne fait pas plus long que ça ? Tu n’as rien passé ? Bon… d’avec les premiers… Cette dissemblance… »

La porte d’entrée claqua derrière des épaisseurs de cloison et des longueurs de couloir. Une voix piaula : « Où êtes-vous ? Guillaume ? Jean ? Il y a quelqu’un ? »

Il baissa la tête. Il fixa le parquet d’un regard bovin, que je lui voyais pour la première fois. Il dit :

« Nous continuerons demain… Je ne veux pas qu’elle sache : à cause de la crème, tu comprends… » Il paraissait irrité contre lui-même, contre elle. La porte s’ouvrit sur une jeune figure ébouriffée et chaude. Mon père eut un sourire sans joie : « Nous parlions en t’attendant, tu vois… »