II

 

 

 

« ÇA, par exemple ! Et moi qui vous cherchais depuis une demi-heure ! Mais il a une mine superbe, le petit ! »

Deux mains me saisirent aux aisselles, tentèrent de me soulever, puis me lâchèrent, et une figure suante et riante se pencha vers moi :

« Trop lourd pour nous, jeune homme ! » Il était grand, carré d’épaules, et de poitrine si large que je le soupçonnai de retenir son souffle pour la bomber. Son feutre enfoncé jusqu’à corner les oreilles donnait de l’ombre à son visage.

– Guillaume ! Guillaume ! gémissait ma tante avec plus d’affolement que de tendresse.

– Ne m’embrassez pas. Je suis crasseux, mal rasé et je sens le pipi de chien. Parfaitement ! Il y en avait un dans le compartiment. Un berger d’Alsace. Des oreilles comme des clochers de cathédrale ! Une queue à s’en faire des houppettes ! J’ai pensé l’acheter ! Mais le propriétaire en voulait trois mille ! J’en offrais deux ! D’ailleurs rien n’est encore perdu ! Mais je m’égare. Procédons par ordre… »

Il se redressa soudain, les mains aux coutures du pantalon, dit avec une gravité comique :

« Chère belle-sœur, daignez accepter les hommages d’un vagabond repentant ! » partit d’un éclat de rire qui fit se retourner les derniers voyageurs qui se hâtaient vers la sortie, et me pressa contre les boutons de son gilet :

« On a roulé comme sur de l’huile ! Le mécanicien doit être un as ! Si vous le permettez, j’irai lui serrer la main tout à l’heure. Une vieille habitude à moi. Un tic… Tu regardes la mountain ? Un beau morceau de mécanique, hein ! Tous ces pistons, ces bielles, ces foyers ! Comme cela singe bien la vie ! Et pourtant il manque quelque chose à cette ferraille disciplinée ! Quelque chose que l’inventeur le plus authentiquement génial ne créera jamais dans le silence de son cabinet de travail ! J’ai nommé l’âme ! Anima ! Nos matérialistes obtus l’ont rayée de la mode, mais elle subsiste dans la vie ! Car la vie se moque de la mode ! Comme d’ailleurs la mode se moque de la vie ! Le jour où elles se réconcilieront, le monde mourra d’ennui ! Poum ! Voilà une sentence lapidaire que Wilde lui-même n’aurait pas désavouée ! Viens… Venez, Angèle ! »

Et, me serrant la main dans sa paume chaude et forte, il m’entraîna vers le convoi. Devant la locomotive, il s’arrêta, secoua la tête et dit :

« Une sauterelle d’acier, une merveilleuse sauterelle d’acier ! »

Ma tante, qui s’essuyait le front avec le tampon d’ouate qu’elle portait toujours entre sa manche et son poignet, l’interrompit :

« Non, voilà… vraiment… C’est bien le moment… Vous ne voyez pas : nous gênons… Et vos bagages ?…

– Mes bagages ? « L’esclave-porteur » s’en est chargé ! Seulement qu’est-ce qu’il fout, « l’esclave-porteur » ? That is the question ! »

Il se tut, regarda par-dessus les têtes, sans se hisser sur la pointe des pieds, ni renverser le menton : « Ah ! Le voilà ! »

Il dit encore quelque chose qu’un coup de sifflet m’empêcha d’entendre, ficha un journal entre le feutre et le ruban de son chapeau, cria :

« Je vous retrouve à la sortie ! Ralliez-vous à mon panache blanc ! »

Il se mit à courir, accompagnant chaque enjambée d’un plongeon de l’épaule et d’un balancement arrondi des coudes.

Lorsque nous débouchâmes sur l’esplanade, il parlementait avec un chauffeur de taxi.

« Asseyez-vous », dit-il.

Lui-même s’affala sur la banquette du fond et rejeta son chapeau sur la nuque. Son visage apparut, ferme et rouge, avec seulement un liséré pâle aux racines des cheveux et des sourcils, comme un visage d’acteur imparfaitement maquillé. Les cils décolorés et pointés vers le bas voilaient d’une certaine douceur le bleu aigu du regard. Il avait un nez un peu long, aux fortes narines bien ouvertes, et dont l’arête luisait, des pommettes hautes, avec deux taches bistres à l’affleurement de l’os, et un menton épais, robuste et divisé par le milieu comme un beau fruit.

Maintenant, pinçant sa chemise entre le pouce et l’index, il la tirait et la relâchait alternativement pour se ventiler la peau. Il marmonnait :

« Ouf ! Ouf ! Ouf !

– Bien sûr… Ça… ça devait être comme ça… On voyage… et la fatigue… Non ?… »

Il lança un formidable éclat de rire.

« La fatigue ? What’s that ? Fatigue ? Connais pas ! Ma pauvre Angèle, mettez-vous dans la tête que votre beau-frère est… How do you say it ?… en acier chromé du cheveu à l’ongle de l’orteil. Parenthèse : vous m’excuserez pour mon accent américain et pour la difficulté que j’éprouve à trouver mes mots. On ne vit pas impunément chez Uncle Sam. Il déteint… Il… Mais qu’est-ce qu’il fait, cet imbécile ? »

Et il frappa de sa bague à la vitre qui nous séparait du chauffeur.

« Vous ne pourriez pas suivre un chemin plus long ! C’est bon pour les étrangers, votre système ! »

Ma tante joignit les mains avec une mollesse étudiée :

« Alors… exactement… vous vous souvenez de Paris… cinq ans… après cinq ans…

– Pas du tout. Seulement c’est un truc qui prend toujours avec ces gaillards ! Ah ! C’est que j’ai plus d’un tour dans mon sac ! » Il y eut un court silence. « Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? » Ma tante répondit pour moi : « Il devient… la cinquième au lycée Faraday…

– Ah ! ah ! dit mon père… Très bien, parfait… » Ma tante parlait toujours. Mon père l’écoutait, donnait de légers coups de mâchoire en l’air pour montrer qu’il avait compris, me tapotait les genoux du plat de la main. Ses paupières brunes et racornies comme de vieilles feuilles tremblaient sur ses prunelles noyées. Sa tête ballait à chaque cahot. Ses lèvres remuaient sur du silence. Il allait s’endormir, lorsque le taxi stoppa contre le trottoir.

« On est rendu ? demanda mon père.

– Dites plutôt qu’on est foutu », grogna le chauffeur.

Il descendit, tapa du talon les pneus et le marche pied, sans raison apparente, et retira sa veste. Comme des badauds cernaient déjà la voiture, ma tante rougit, s’éventa nerveusement avec un journal, puis, n’y tenant plus, tira mon père par la manche :

« Aïe, aïe, aïe… Comme ça… avec ces gens qui nous regardent… Prenons-en un autre… Il en passe… »

Mais mon père paraissait heureux d’être le centre de l’attention. Il dit, d’une belle voix grave, et lentement, de façon à être entendu de tous :

« Pensez-vous ! C’est l’affaire d’une minute ! » Et il descendit à son tour, s’approcha de l’homme : « Alors, mon vieux… veux-tu que je te donne un coup de main ? »

Il retroussa ses manches. Il s’accroupit. Le cercle des curieux se resserra autour d’eux. J’étais effrayé de cette popularité soudaine, et un peu fier aussi. Je l’entendis affirmer d’un ton cassant :

« Et moi je te dis que c’est le gicleur qui est obstrué. »

Quelqu’un remarqua : « Obstrué toi-même.

– Laissez-moi faire, dit le chauffeur.

– Que je te laisse faire ? Mais tu en aurais pour toute la journée ! Tu crois que tu y connais quelque chose à ton moteur ? Vous croyez qu’il y connaît quelque chose à son moteur ? D’abord, sais-tu pourquoi ça marche, un moteur ?

– Dame ! commença le chauffeur estomaqué.

– Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas pourquoi un moteur marche ? Et tu prétends découvrir pourquoi il ne marche pas ? Un médecin qui te dirait : « Je « ne sais pas pourquoi vous vivez, mais je vais tâcher « de vous guérir », aurais-tu confiance en lui ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, un moteur est bâti comme un corps humain ! Il est aussi merveilleux et aussi fragile ! C’est pourquoi, avant de le guérir, il faut savoir quel est son principe vital, la cause initiale de son fonctionnement… Tu m’entends ?… Vous m’entendez ?… Et moi je te dis que la cause initiale de son fonctionnement, c’est le gicleur ! À présent, tu sais ce qu’il te reste à faire ! À bon entendeur, salut ! »

Ma tante s’était calée dans le fond du coupé pour échapper aux regards de la foule sans cesse accrue. Elle grognait :

« Ça devait arriver !… C’est extraordinaire !… Véritablement ton père est resté le même !… Pourquoi, et quel besoin ?… Il se mêle toujours de ce qui ne le regarde pas !… »

Mais déjà il nous rejoignait, poudreux par plaques et les doigts écorchés :

« Ils ne savent rien de rien ! On devrait leur faire subir un examen de mécanique élémentaire avant de leur délivrer le permis. Il n’y a qu’en France qu’on peut voir… »

Le moteur ronfla.

« Ah ! Tu as touché au gicleur ? demanda mon père.

– Non, aux bougies. »

Il y eut des rires. Mon père haussa les épaules.

« Eh bien, écoute un peu la chanson du moteur ! Il cogne ! Il cogne comme un damné ! Et, tant que tu ne répareras pas le gicleur, il cognera ! Maintenant, je te conseille de prendre tes roues à ton cou et de filer ! Tu nous a fait perdre assez de temps comme ça… »

L’auto démarra. Mon père avait renversé la tête et souriait béatement. Autour de lui, les façades, stores baissés et volets mi-clos, le ciel d’un bleu surchauffé, où les nuages fondaient aussitôt mûris, les feuilles poudrées des platanes, la ville entière, viraient d’un bloc à chaque coup de volant. Seul, il demeurait au centre des choses passagères. Il commandait à leur galopade effrénée.

« Paris ! Paris ! » disait-il.

Mais, ne trouvant pas la phrase émue et sonore qu’il cherchait, il préféra fredonner :

Paris, reine du mon-onde Paris, c’est une blon-onde.

« C’est insipide n’est-ce pas ? Mais à des moments pareils une rengaine populaire vous touche plus qu’un poème de Lamartine ! Telle est la supériorité de la musique sur les autres arts ! Le petit fait de la musique ? Non ? Fâcheux, fâcheux ! La musique… »

Il ne put achever. L’auto s’arrêtait devant notre porte. Il paya d’abord le prix de la course, puis cligna de l’œil, dit au chauffeur : « Tends la main, allons, tends la main ! » versa dans la paume noire de cambouis deux francs en menues pièces, lui referma les doigts sur la monnaie, et ajouta, l’index sur la bouche et les sourcils levés jusqu’au milieu du front, comme s’il venait de le gratifier royalement :

« Chut ! Tu le boiras à ma santé, mon ami ! Mais surtout n’oublie pas ce que je t’ai dit : le gicleur ! Il n’y a que ça dans une machine comme la tienne : le gicleur ! »

Une fois dans l’appartement, il fit une pirouette, déclara : « Je suis le plus heureux des hommes », et nous quitta pour aller se laver les mains. Je m’assis devant les valises couvertes d’étiquettes, et, pour la première fois, je me demandai si j’étais satisfait. Ce père était-il celui que j’attendais : le sauveur ? N’éprouvais-je aucun découragement, aucune déception, aucun étonnement ? Comme un peintre qui complète sa toile entre les séances de pose, et, le modèle présent, vérifie avec anxiété si les données de sa mémoire ne l’ont pas égaré dans sa tâche, de même j’appliquais sur cette face enfin retrouvée les expressions d’amour, de chagrin, de colère qu’elle prenait dans mes souvenirs. Et, à mesure que je poussais la comparaison, une gratitude infinie me soulevait. Il n’avait pas changé. Son visage cuit de soleil, sa voix déliée, ses mains toujours à voleter devant sa poitrine, je retrouvais tout ! Le réel, au lieu de tuer la légende, la charpentait détail par détail. Désormais tous les espoirs étaient autorisés. Une nouvelle vie commençait où j’allais m’engager à sa suite.

« Angèle ! Fermez les yeux… »

Il était devant nous, en bras de chemise et les cheveux lustrés d’eau. Il ouvrit une valise, en tira un fer à repasser emmailloté jusqu’au manche dans son cordon vert et rouge et le déposa dans les paumes tendues de ma tante :

« Made in U. S. A. Authentique ! Vous pouvez regarder.

– Oh ! Guillaume ! Comme c’est aimable !… J’en avais besoin, et juste !… »

Elle déroula le fil, brancha l’appareil et, tenant la plaque à quelques centimètres de sa joue, attendit avec un sourire mignard la croissante tiédeur qui n’allait pas manquer de s’en dégager.

Mon père me présentait déjà un autre paquet : « Un extenseur pour vous, jeune homme ! C’est un modèle « Hercule ». Si tu juges les branches trop fortes je t’en achèterai un autre et garderai celui-ci pour mon usage personnel. Essaie. »

Je serrai les poignées, cambrai le dos, lançai les bras de droite et de gauche avec violence. Mais une sourde douleur aux épaules coupa mon élan.

« Je crois que je ne saurai pas, dis-je.

– C’est pourtant facile. »

Il s’empara de l’extenseur à son tour, écarta les bras l’un de l’autre lentement, jusqu’à s’appliquer les élastiques sur la poitrine, et revint à la position première. Il était un peu pâle et la veine verticale de son front battait.

« Et voilà ! »

Il attendit un moment pour égaliser son souffle et poursuivit :

« Il existe toute une série de mouvements, destinés les uns à développer le thorax, les autres les biceps, les triceps… »

La voix plaintive de ma tante l’interrompit :

« Le fer… Il ne marche pas…

– Pardon ?

– Regardez… »

Elle lui tendit l’appareil. Mon père le fit sauter dans sa main, fronça les sourcils, grommela :

« Oui… oui… oui… c’est le voltage qui est différent. Je vais vous arranger ça. Avez-vous un tournevis ? »

Je lui apportai l’instrument demandé. Il s’assit sur une valise, posa le fer sur ses genoux. Il dit :

« Vois-tu, mon petit, dans la vie il faut savoir tout faire par soi-même. Dieu, et j’entends par Dieu le Principe, principium (il prononçait prinntzipioum), Dieu a créé les hommes avec des corps identiques entre eux et des facultés identiques entre elles. Il les a voulus superposables, interchangeables et anonymes comme des pions. Alors pourquoi diable voyons-nous aujourd’hui des médecins qui ne savent pas un mot d’ébénisterie et des ébénistes qui ne savent pas un mot de médecine ? D’où vient cette spécialisation absurde ? N’est-elle pas la raison de la décrépitude actuelle du monde ? Si ! Et celui-là est seul libre et sain qui est universel ! »

Il avait dévissé la plaque d’acier poli, retiré les deux feuilles d’amiante, le mica, les fils croisés des résistances. Il ne parlait plus, car il tenait des vis entre les dents. Les cheveux sur le nez, le dos rond, il soufflait. Ma tante tournait autour de lui comme une chatte dont on mignote les petits. Elle disait : « Vous ne voyez pas assez clair… Et si c’était quelque chose avec la prise de courant… Ou peut-être les plombs… Ils sautent, chez nous… »

Mon père scrutait le tapis où gisaient pêle-mêle les pièces de l’appareil, se penchait, saisissait un écrou entre le pouce et l’index, le laissait échapper, se levait, secouait son pantalon pour le déloger du pli où il aurait pu se glisser, se rasseyait, reprenait son travail. Bientôt, il grogna.

« Quelle camelote ! Quelle fichue camelote ! Remerciez le machinisme ! Ce n’est pourtant pas difficile de fabriquer un bon fer à repasser ! Non ! On veut gagner des sous, rogner sur les dépenses ! Et le consommateur n’a que le droit de se taire !

– Madame est servie », dit Frinne par l’entrebâillement de la porte.

Mon père se dressa :

« Je terminerai après dîner… Ou plutôt j’en achèterai un autre à Paris… Il ne sera certainement pas plus mauvais que celui-ci… Et au moins j’aurai soutenu l’industrie nationale ! »

Ma tante ne répondit rien. Intérieurement, je lui reprochai ce silence qui pouvait compromettre la bonne humeur de mon père. Il devait être gêné sûrement, peut-être malheureux. Je lui pris la main en signe d’alliance. Mais il se dégagea. Il entonna :

Holà, de la taverne,

Qu’allez-vous nous servir ?

Qu’allez-vous nous servir ?

Ma tante sourit. Je me sentis soulagé.

Frinne, en tablier blanc et les cheveux tirés, déposa sur la table une omelette, mordorée, dodue, tremblante et la crête hérissée de persil :

« Il fait si chaud… Quand il fait si chaud, le potage… non !… N’est-ce pas ? » dit ma tante.

Et, comme mon père ne semblait pas avoir compris, elle insista :

« Le potage… c’est de l’eau… c’est comme de l’eau… On avale ça, houp !… Et c’est fini !… Et c’est tellement facile à faire !…

– Remarquable ! Remarquable ! s’exclama mon père, la bouche pleine et hochant la tête. Elle fond sous la langue ! On a l’impression de mâcher de l’air parfumé ! »

Et, se penchant par-dessus la table, il baisa la main de ma tante avec emportement. Ma tante, rouge de plaisir, jouait la modestie :

« Vous ne trouvez pas… Je veux dire, peut-être est-elle trop salée, un peu… ou trop poivrée…

– Elle est parfaite ! Pour l’amour du Ciel, ne toi : chez pas à ce petit chef-d’œuvre ! Vous gâteriez tout !

– Alors bien… Et heureusement !… Maintenant il y aura un lapin en gibelotte… Je ne sais pas s’il est réussi…

– Oh ! Gémit mon père, les paupières basses, vous voulez me faire éclater ! »

Et il se dandinait sur sa chaise. Ma tante, définitive ment subjuguée, répétait :

« Qu’il est drôle ! Qu’il est drôle ! Non… vraiment vous m’amusez, Guillaume ! Moi je ne savais pas que vous aimiez ça ?

– Si j’aime ça ? C’est-à-dire qu’il n’y a pas de chagrin qu’un bon plat ne me fasse oublier ! J’ai éduqué mon palais et j’en suis aussi fier que d’avoir éduqué mon intelligence ! D’ailleurs l’un ne va pas sans l’autre ! Tous les grands hommes aimaient manger et boire ! Ah ! Voici le lapin en gibelotte ! Approchez, jeune lapin en gibelotte ! Ne craignez rien ! Peste ! First class, ma chère ! Quel fumet ! »

Sa fourchette et son couteau virevoltaient si gracieusement au bout de ses doigts, la viande se divisait avec une telle aisance sous le tranchant qui paraissait l’effleurer à peine, les morceaux qu’il portait à sa bouche étaient si exactement découpés et si coquettement coiffés d’un champignon ou d’un oignon rôti, que j’en oubliais de manger moi-même. Et ce travail, qui aurait absorbé l’attention de tout autre, ne l’empêchait pas de discourir avec une vélocité surprenante sur les sujets les plus dissemblables. Il parlait en mâchant, – la fourchette levée, les yeux écarquillés, – en se curant les dents du bout de la langue, – les sourcils noués par l’effort, – en se tapotant les lèvres du coin de sa serviette après chaque rasade. Ce qu’il disait, je ne cherchais pas à le comprendre, attentif seulement à la musique des phrases, au choix des mots, à l’étonnante mobilité de son visage. Aussi, le plus souvent, ne retenais-je d’un discours qu’une ou deux métaphores, le regard hautain qui flétrissait d’imaginaires contradicteurs et le tressautement précipité de ses joues à la chute d’une période. Cela suffisait à nourrir mon admiration. Mais, chaque fois que par un dur effort, je me détachais de la mélodie et des attitudes pour pénétrer le sens de ses paroles, je demeurais stupéfait de la diversité et de la sûreté de son savoir. Sa compétence s’étendait à tous les domaines. Il discutait avec une verve égale des sciences, des arts, de la politique, du commerce et de la religion. Les questions les plus ardues, exposées par lui, m’attiraient. Bien mieux, il les tranchait avec une telle assurance qu’il me rangeait aussitôt de son côté, et que je me demandais comment les grands hommes, dont il citait le nom parmi ceux de ses adversaires, avaient pu ne pas se laisser convaincre par d’aussi robustes arguments. Ma tante, les yeux ronds et pâles derrière ses lunettes, la bouche entrouverte sur une langue immobile, paraissait partager mon opinion. Elle non plus ne mangeait pas. Elle écoutait. Et je crois bien que c’était la première fois de sa vie.

Au dessert, mon père pela sa pêche avec la même aisance, les coudes au corps et les mains perpendiculaires aux poignets, et la déposa dans son assiette. Ensuite, il dit :

« Mes chers amis, en Amérique on traite les questions importantes au dessert. Or, pour nous, la question importante c’est l’avenir. Comment organiserons-nous notre avenir ? D’où tirerons-nous les ressources indispensables à notre existence ? Quelle sera la nature de notre activité ? Tels sont les problèmes qui se posent et que, je m’empresse de vous le dire, j’ai résolus pour vous. Voici : en ce moment, j’ai une affaire en chantier, une affaire en laquelle j’ai la plus entière confiance… »

Il mordit sa pêche, tendit le cou afin que le jus ne ruisselât pas sur son gilet, mâcha lentement :

« Vous n’ignorez pas que le yaourt est une sorte de lait caillé rafraîchissant, réconfortant et qui, d’après les opinions éclairées de certains médecins, prolonge la vie. Des statistiques que j’ai sur moi (il frappa la poche droite de son veston), il ressort que depuis quelques années la courbe de la consommation du yaourt en France est nettement ascendante. Ergo, le moment est venu de mettre la main à la pâte. La Fortune nous jette une bouée de sauvetage, à nous de savoir nous y cramponner. J’ai derrière moi des capitalistes importants qui feront les avances nécessaires au lancement de l’entreprise et je viens de prendre un brevet pour une nouvelle formule de fabrication. Tout est prêt. Nous n’attendons que les commandes ! »

Il massait ses paumes l’une contre l’autre : « … Et je vous garantis qu’elles ne manqueront pas. Hôtels, restaurants, magasins, lycées, casernes même… Les débouchés, comme vous le voyez, sont multiples. Ils seront permanents aussi, puisque le yaourt est un aliment de consommation courante et de prix modique. Soit un nombre X de pots vendus… »

Il traça un X sur la nappe, avec la pointe de son couteau :

« Le bénéfice net sur chaque pièce… » Il s’arrêta, écarquilla les yeux, comme frappé par une idée qu’il avait oublié d’exposer :

« Et puis, quelle merveilleuse industrie ! poursuivit-il. Epier au fond des récipients où tremble un lait jaune, opaque, parfumé, le lent progrès de son caille ment, comme quelque alchimiste suivait, le cœur battant, l’imperceptible mutation de la pierre philosophale ! Savoir que ce liquide savoureux ira réconforter, régénérer, je dis bien régénérer, des milliers et des milliers d’estomacs français ! Savoir qu’on travaille pour le bien-être d’un peuple en même temps que pour l’accroissement de son pécule, qu’on est aussi bon citoyen qu’habile commerçant, ça va, mes chers amis… »

Il paraissait véritablement ému. Son regard courait de mon visage à celui de ma tante. Sa voix chevrotait. Il éleva les mains au-dessus de sa tête, comme pour marquer la hauteur du sentiment qui l’avait guidé dans le choix de cette entreprise, dit encore : « ça, ça », et se tut.

Nous n’osions pas rompre ce silence ; il avait la majesté triomphale des silences qui suivant les coups de canon tirés aux jours de fête. Ma tante pliait et dépliait sa serviette, ce qui était chez elle le signe d’une exceptionnelle nervosité. Je roulais des pelures de fruit du bout de mon index. Mes oreilles cuisaient. Un enthousiasme désordonné activait les battements de mon cœur. J’avais l’impression que quelque chose de colossal et de décisif venait de s’accomplir à quoi je n’étais pas tout à fait étranger. Mon père reprit :

« Comme je crois en l’avenir de cette affaire, j’aimerais que le petit étudiât sa chimie d’une façon spécialement sérieuse, afin de pouvoir assumer plus tard la charge de directeur du laboratoire des recherches. Pour vous, chère Angèle, je pense que vous pourriez ouvrir une industrie connexe de petits biscuits salés ou sucrés que nous vendrions dans des sachets fixés aux pots de yaourt, ou que nous distribuerions à titre de primes à nos clients. »

Ma tante voulut le remercier.

« Laissez, laissez ! dit-il. La famille a toujours été sacrée pour moi ! Et maintenant, Angèle, et toi, mon fils, buvons à la réussite de cette entreprise qui ne peut manquer de réussir ! Ce que je vous dis, ce ne sont pas des paroles en l’air ! Les millions n’attendent que notre bon vouloir pour emplir nos poches à crever ! Team, team, team ! Ray, ray, ray, Hoo-ray ! » D’un bond il franchit le pouf qui le séparait de ma tante, l’embrassa sur les deux joues, me serra contre lui à m’étouffer et déclara :

– Maintenant, je vais prendre mon bain. » Il nous laissa. Nous demeurâmes l’un en face de l’autre, ma tante et moi, devant la table à demi desservie, les serviettes chiffonnées, les chaises repoussées, stupéfaits de cette atmosphère d’espérance et de cordialité qu’il avait suscitée en quelques phrases. Eprouvait-elle comme moi la fragilité précieuse du sentiment qui nous remuait, et craignait-elle comme moi de le dissiper par des propos maladroits ? Je ne sais. Mais elle ne me parla pas de mon père. Elle dit seulement :

« Va te coucher, Jean… Onze heures… c’est tard… » Et elle posa sa main molle sur mon front : « Va ! »

Longtemps je ne pus m’endormir. De mon lit, j’entendais la voix de mon père qui chantait dans la baignoire. La chanson, d’un rythme martial, était ponctuée par les clapotis de l’eau et les détonations du chauffe-bain. Ma tante vint frapper à la porte : « Guillaume… Il est onze heures… Alors ceux qui sont au-dessous… Il faut faire attention… Tout de même ils pourraient se plaindre… »

Mon père se tut. Mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il reprenait en sourdine, puis à toute gorge, l’hymne interrompu. Je fermai les yeux avec délices. Un chaud bonheur rayonnait au centre de moi :

« Merci, merci », répétais-je, avec enivrement.