V
TRÈS tôt, je l’entendis éternuer et cracher derrière la porte. Il appela furieusement : « Angèle ! Angèle ! »
Ma tante dormait. Je dus la réveiller. Elle m’ordonna de me tourner contre le mur pendant qu’elle passait un peignoir. Elle sortit. Je regardai ma montre : cinq heures. Je me levai, je sortis à mon tour. Il faisait froid. Sous le ciel gris, le jardin luisait de rosée. Mon père était debout auprès de son lit, maigre et long dans son pyjama jaune à pois blancs. Il avait le visage exsangue, le nez violet. Il se tenait le cou de deux mains, comme un condamné qu’on vient de dépendre et qui reprend vie. Il regardait devant lui. Il dit avec irritation :
– J’ai cru que vous ne viendriez jamais ! – Vous n’êtes pas bien ? » demanda ma tante.
Il se frappa la poitrine des deux poings, en toussant rauquement :
– Jugez par vous-même !
– Je vous avais prévenu !
– Vous m’avez prévenu ! Vous m’avez prévenu ! Pouvais-je savoir que vos draps étaient plus minces que du papier à cigarettes ? J’ai dormi dans de la neige au Canada ! Seulement les draps étaient d’une autre qualité ! Ils tenaient chaud, ceux-là vous glacent !
– Eh ! Alors… Ce sont les draps maintenant… C’est leur faute… »
Mon père se promenait de long en large, voûté, les bras battant les cuisses. Parfois, il s’arrêtait, nous dévisageait avec une expression de détresse fâchée, reprenait sa marche. Il psalmodiait :
« Voilà… parfait… malade… tombe à pic… crevé… s’en foutent pas mal…
– Ce n’est rien… Une petite angine, dit ma tante.
– Non… C’est autre chose ! Plus grave, sûrement ! Je sens dans ma poitrine un raclement ! J’ai du mal à avaler ma salive ! Il faudrait voir un docteur.
– Et voilà encore ! Pourquoi un docteur ? J’ai du bleu de méthylène ! Je badigeonnerai…
– Ce n’est pas risqué, sans ordonnance ? »
Ma tante nous laissa, sans prendre la peine de répondre. Je restai seul avec mon père. Il ne parlait pas.
Cette maladie l’avait si brusquement dépouillé de son joyeux mystère que j’en fus gêné. Il m’en coûtait de le voir descendu au niveau des autres, accessible, vulnérable, terrestre, autant que les autres. Je me sentis au bord d’une pitoyable révélation. Mais je me ressaisis. Sans doute n’était-ce là qu’une défaillance passagère. Il rasait le sol. Il s’élèverait bientôt. Il rétablirait entre nous l’infinie distance qui me le faisait aimer.
Ma tante revint, portant un flacon de bleu de méthylène et une aiguille à tricoter, dont une poupée de coton encapuchonnait la pointe. Mon père s’assit sur le bord du lit et renversa la tête. Ma tante tourna longtemps autour de lui, cherchant à écarter toute ombre de son visage. Ensuite, elle dit avec une joie mal contenue : « Maintenant, ça commence ! » Mon père ouvrit la bouche, tira la langue. Elle se pencha sur lui, les bras haussés comme les ailes d’un oiseau prêt à prendre son vol. Elle lui saisit le menton entre le pouce et l’index et mania sa mâchoire de droite à gauche et de bas en haut, pour découvrir la plus grande profondeur possible du larynx. Elle marmonnait :
Oui… oui… oui… je vois… je vois… » pendant que mon père, les yeux exorbités, la regardait méchamment. Ensuite, avec une expression de simplicité importante, elle trempa le pinceau improvisé dans la fiole, le retira, le tint quelques instants en l’air comme pour jouir de la brillante couleur bleue qu’arborait le tampon, et l’enfonça brusquement dans le gosier qui s’offrait à elle. Mon père sursauta. Elle pesa d’une main sur son épaule pour lui recommander le calme. Roulant l’aiguille sur elle-même, la tirant, l’abaissant, la secouant avec des raffinements savants, elle ramonait les muqueuses irritées. Mon père était cramoisi et visiblement perdait le souffle. Cette scène grotesque m’exaspérait :
– Assez, assez, dis-je.
– Mais non… Il faut que tous les points blancs, tous s’en aillent… »
Et, comme flattée de l’intérêt que je portais à l’opération, elle redoubla d’ardeur. Parfois elle s’arrêtait, inspectait l’intérieur de la gorge d’un sévère coup d’œil, changeait l’aiguille de main et reprenait son labeur avec des hochements de tête satisfaits. Enfin elle se redressa, décoiffa l’aiguille de son bout d’ouate et demanda :
« Vous vous sentez mieux ? »
Mon père avait les commissures des lèvres et le« dents teintes en bleu. Des gouttes de sueur étaient prises entre les poils de sa barbe de deux jours. Il haleta :
« On déjeune bientôt ? »
Mais, une fois à table, il refusa de manger. Assis, les coudes aux cuisses, l’œil rond, il se léchait le pour tour de la bouche avec de furieuses grimaces. Ma tante ne semblait pas le voir. Elle soufflait sur la vapeur blonde du café, remuait le sucre, beurrait les tartines avec un détachement suave. Son regard ne quittait pas le jeu de ses petites mains courtes et grasses. Elle souriait. Sans doute avait-elle oublié ses déceptions de la veille. Seule la minute présente importait, douce à vivre :
« Vous ne dites rien, Guillaume ! Pourtant comme tout est beau ! Le ciel, les arbres ! Et quel silence ! Et le soleil ! Hier, j’étais fatiguée… Alors, rien, rien… Mais aujourd’hui ! Ah ! Vous avez raison, Guillaume ! La campagne. La campagne ! N’est-ce pas ? »
Et, derrière ses fortes lunettes, les paupières papillotèrent d’aise. Il leva sur elle un regard chargé de lassitude et de mépris :
– Tout ça c’est très joli ! Mais moi je sais que je perds mon temps parmi les fleufleurs ! Il n’y a pas que la poésie en ce bas monde ! Il faut rentrer.
– Vous voulez ? Paris… déjà ?
– La roue de la fortune ne s’arrêtera pas de tourner pour m’attendre. Business is business. Si je ne mets pas sur pied l’affaire dont je vous ai parlé l’autre jour, crac ! je perds le crédit. Et perdre le crédit pour un industriel équivaut à perdre les deux bras pour un courrier. Eh oui ! C’est notre lot sur terre ! Travaille !
Travaille comme un chien ! Jusqu’au jour, proche peut-être, où le grand repos…
– Ne dites pas !… Voulez-vous vous taire !… Tss ! Tss !… »
Et elle fit avec la main le geste de chasser une mouche. Mais aussitôt, les yeux plissés dans une moue de chatte qu’on caresse sous le menton, elle conclut :
« Regardez !… Le beurre est solide encore !… Il ne fait pas chaud !… C’est merveilleux !… »
Mon père ramassait les miettes en les écrasant du doigt. Son visage avait maigri, vieilli en quelques heures :
« Écoutez, Angèle, dit-il. L’autre jour, je vous ai détaillé par le menu les rouages de mon affaire de yaourt. Vous avez pu, centime par centime, apprécier sa valeur pécuniaire. C’est du 100 pour 100 de revenu net. D’accord ?
– Mais oui, Guillaume, approuva ma tante vaguement.
– Les capitalistes qui me financent ne sont pas des imbéciles. Ils comptent sur ce gain. Pourtant, ces capitalistes ce sont des étrangers, des inconnus ; gens honorables, certes, mais qui ne méritent en rien mon affection. Or, le cadeau que je leur fais, – car il n’y a pas d’autre terme pour désigner ce prodigieux filon, le cadeau que je leur fais, j’ai songé que d’autres en étaient plus dignes ; d’autres que j’aime, d’autres que je révère, d’autres que ma conscience m’ordonne de guider à travers les dédales de l’avenir ! Ces autres, ou plutôt cette autre, vous l’avez reconnue : Angèle, je vous offre la commandite exclusive de mon entreprise ! »
Il s’était levé. Il se tenait, les bras écartés, les mains ouvertes, comme un acrobate qui vient d’achever un tour difficile. Ma tante le regarda avec une souriante incompréhension : « Et alors ? » dit-elle. Il se rassit, et lui parla plus bas : « Voici. Je sais que vos moyens ne vous permettent pas une excessive dépense. C’est pourquoi j’ai réduit les proportions de la société. J’ai calculé qu’un capital de 25 000 à 30 000 francs nous fournirait une base suffisante pour le lancement. C’est un début bien modeste, je le confesse ; mais j’ai toujours eu pour principe d’agir avec prudence lorsque l’argent d’un tiers était engagé dans mes industries. Donc 25 ou 30 000, répartis comme suit :
– Mais tout de même… Je ne les ai pas, Guillaume… »
Mon père haussa les épaules avec agacement : « Allons ! Allons ! Vous n’allez pas me faire croire çà !
– Je vous assure…
– 25 000 ! Qu’est-ce que c’est que 25 000 ! Un crachat dans la mer, une brindille dans la meule ! 25 000 ! On a toujours 25 000 !
– Je voudrais, hélas !… Mais voilà !
– À la mort de votre père vous avez vendu sa propriété de La Jumèze (ma pauvre femme et moi, nous nous sommes assez opposés à cette folie pour que je m en souvienne !) soit 400000 francs… 400000 francs que vous avez déposés… »
Ma tante avança la lèvre inférieure dans une moue pleurarde :
« Mais j’ai besoin de vivre aussi, Guillaume… Si vous me prenez cet argent… »
Il se rejeta contre le dossier de sa chaise : « Mais on ne vous le prend pas votre argent ! Nom de Dieu ! C’est un placement ! Un pla-ce-ment ! » Il détachait les syllabes à forts coups de mâchoires : « Un pla-ce-ment ! Vous ne savez pas ce que c’est, peut-être ? J’en connais des centaines qui grincent des dents de ne pouvoir fourrer leurs capitaux dans mon entreprise, et vous !… Ah ! Ça, ça ! Alors ! Moi qui croyais vous rendre service ! Du diable si je m’attendais à cette sortie : « Mais j’ai besoin de vivre, Guillaume ! Mais je ne les ai pas, Guillaume ! Mais si vous me prenez mon argent, Guillaume !… »
Il l’imitait, forçant sa voix jusqu’à des notes aiguës où elle vacillait drôlement :
« Fameux ! Fameux ! Il faudra que je le raconte à Varlot ! Il se tordra ! Non, mais ce qu’il se tordra ! »
Ma tante sourit avec une application enfantine :
« Ne vous fâchez pas, Guillaume.
– Non, non, je ne me fâche pas… Je suis ravi ! Je comprends parfaitement votre attitude ! C’est très féminin, très animal ! Vous avez de l’argent mais vous ne voulez pas le risquer. Alors dites : « Je ne veux « pas le risquer. » Ça sera plus franc que de vous réfugier derrière des excuses stupides ! »
Une soudaine fierté défit le sourire servile de ma tante :
« Mais ce n’est pas vrai… Tout est faux… Des fois je veux bien risquer… Avant votre départ vous m’avez conseillé d’acheter des actions… je ne sais pas quoi… j’ai acheté… j’ai risqué… Non, alors… Vraiment ! »
Il se leva, très digne, les paumes à plat sur sa poitrine.
« Alors vous voulez bien acheter les actions d’une société étrangère, et, quand votre beau-frère vous propose la commandite de son entreprise, vous refusez de lui prêter votre concours ! C’est comme ça que vous comprenez l’entraide familiale ! C’est là votre morale ! Votre religion ! Bon, bon, je note ! Ça vous juge une femme, des phrases comme celles-là ! Cataloguée, ma chère, cataloguée ! »
Il ricanait et se frottait les mains avec une satisfaction épouvantable. Ma tante, égarée, cherchait à se rattraper. Elle balbutia :
« Mais l’autre… l’autre c’était une société qui existait déjà… Moi, je savais ce que c’était… » Un rugissement accueillit ces paroles : « Ça, c’est le bouquet ! Je conclus de vos explications que vous doutez de mon idée ! Vous doutez de moi ! Vous doutez de moi ! » Il marcha sur elle :
« Mais répondez ! répondez donc ! Elle reste là, muette comme un soliveau ! Dites quelque chose ! C’est ça, vous doutez de moi ? »
Il était blême, avec de profondes rides pâles qui dansaient autour de sa bouche et des yeux saillants comme des billes. Il levait au-dessus de sa tête d’énormes mains aux doigts écartés, prêtes à s’abattre n’importe où, à tordre n’importe quoi.
Je m’enfuis vers la maison. La porte refermée, j’entendis la voix geignarde de ma tante :
« Ne criez pas ! Grossier ! Odieux ! Triste sire !
– Mais est-ce qu’on peut ne pas crier avec vous ? Ça ne fait rien ! Ça ne sait rien ! Ça vit de ses rentes ! Ça marine dans son égoïsme !
– Oh ! Je défends…
– Un zéro ! Voilà ce que vous êtes ! Quelle crasse ! Quelle crasse ! On se démène parmi des horreurs ! On patauge dans l’ordure, dans la vomissure ! Quelle crasse ! »
De la vaisselle vola en éclats. Il y eut de petits sanglots :
« Et ça ne sait que pleurer ! Toujours pleurer ! Je fiche le camp ! Je fous le camp, là ! »
Des pas se rapprochèrent. Il entra, suçant rageusement son pouce qui saignait. Il referma la porte d’un coup de pied. Il ordonna d’une voix basse, uniforme :
« Boucle les valises. On part. »
*
Nous marchions avec lenteur et les coins des valises nous meurtrissaient les jambes à chaque pas. Mon père était très pâle. Il se taisait, le regard dans la poussière. Mais parfois il grondait :
« Ils n’auraient pas pu la foutre un peu plus loin, cette gare ! »
J’étais bouleversé. Des raisons que j’ignorais avaient certainement dicté la conduite de mon père. Je ne cherchais pas à les préciser. Je ne doutais pas qu’il fût dans son droit. Et cependant je ne pouvais l’approuver entièrement. Je plaignais ma tante. Je la voyais en pensée, irritée, éperdue, pleurnichante, se reprochant telle phrase, tel geste, interrogeant Frinne sur les heures des trains, furetant dans la villa déserte pour y découvrir un vestige de ceux qu’elle ne devait plus revoir. À présent qu’elle était loin de moi, je la dotais d’une âme affectueuse et inquiète. Je la regrettais. Nous passâmes devant le bouquet d’arbres qui nous avait abrités la veille. Cette fois, je ne pus retenir mes larmes. Je songeai que souvent j’avais dû blesser ma tante par mes railleries et qu’elle avait souffert par ma faute plus que je ne le soupçonnais. Je décidai de lui envoyer une lettre d’excuses, dès mon retour à Paris, et un cadeau. Pour le cadeau, mon choix s’arrêta sur un tableau de verdure et de soleil, que je me promis d’exécuter sous la direction de mon père. Machinalement, je demandai :
« C’est à Paris que nous achèterons les couleurs et le papier ?
– Quelles couleurs ? Quel papier ? » Je fus surpris d’avoir à préciser : « Tu m’avais dit que tu m’apprendrais à peindre… »
Il fit quelques enjambées sans répondre. « Ah ! oui, dit-il enfin, avec un pauvre sourire. Peindre ! Oui, oui ! On verra ça, mon petit ! Plus tard ! En ce moment, non ! Plus tard, veux-tu ? »
Tout à coup, il posa la valise, s’assit sur le talus. Il me prit les poignets. Il me regarda avec une douce fixité. Il parla :
« Je veux causer avec toi comme avec un homme ! Tu me comprendras, j’en suis certain. Voici : ma situation actuelle est détestable. Plus un sou. Ou presque… Seulement, là… » Il se frappa le front :
« … Là, des milliards ! Le tout c’est de savoir faire passer les milliards de mon crâne dans ma poche. Un tour de passe-passe que j’ai réussi bien des fois et que, cette fois encore, j’espère réussir. Ta tante nous refuse sa participation ? Tant pis ! Je m’arrangerai sans elle ! Elle s’en mordra les doigts jusqu’au trognon ! Et ça sera bien fait ! »
J’approuvai lâchement. Il poursuivit : « Nous louerons un appartement très modeste, dans le centre. Il sera le berceau de mon entreprise. Le nid sacré, où l’oiseau de la Fortune viendra déposer ses œufs ! Cheer up ! »
Comme ragaillardi par ses propres paroles, il se dressa, bomba le torse et, se tournant vers l’horizon, avec un air de mâle défi, s’esclaffa longuement. Et, d’un coup, il regagnait l’altitude que je lui avais assignée en esprit. Toute mon admiration lui était intégralement rendue. Une fringale de prouesses s’empara de moi. Quelle vie aventureuse n’allais-je pas connaître, emporté dans son sillage ? (En route, mauvaise troupe ! » Nous reprîmes notre marche. À un moment, il imita le geste de ma tante, se frottant le visage avec un tampon d’ouate. Je ris.
Nous croisâmes le marchand de vin qui revenait de la pêche, ses lignes sur l’épaule. « Vous partez déjà ? dit-il. –’Eh oui », dit mon père. Et j’intervins assez bêtement : « Dieu merci ! »