Gloria se pencha sur la boîte pour voir si le rat vivait encore. Quand elle posa le doigt dessus, il eut un petit réflexe, mais si vague, si plat. Elle le piqua de la pointe de l’ongle et il ne réagit pas. Alors elle dévida un rouleau de papier. Sans se préoccuper des regards des trois autres femmes qui convergeaient sur elle, elle saisit le rat avec le papier. Quand elle l’eut bien en main, elle serra. Aurore voyait les jointures de ses doigts qui blanchissaient. Elle relâcha son étreinte, serra encore et Aurore entendit les os qui craquaient. Un peu de sanie brune perça l’épaisseur du papier. Splatch !

— Quelle TRADUCTION ! dit Babette à Gloria. Chapeau ! De la fiction à la réalité. Et s’adressant à Aurore : La fiction traduit la réalité et la réalité traduit la fiction. Puis interpellant Lola qui s’escrimait sur l’ouverture de la fenêtre : C’est mieux que le cinéma, non ?

— Vous m’emmerdez, dit Gloria. Il fallait bien que quelqu’un le fasse ! Je n’allais pas laisser Chrystal voir son rat claquer. Je n’allais pas lui demander, moi, de tuer sa bête. Il était mourant dans cette boîte, il l’était depuis ce matin. Chacune de vous aurait pu faire quelque chose, appeler le vétérinaire, le jeter dans le jardin, le mettre dans les chiottes. Chacune d’entre vous aurait dû faire ce que j’ai fait, dit-elle. Mais vous n’avez pas levé le petit doigt, vous avez continué à boire du café, à papoter avec une bête qui crevait près de vous. Il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot pour les autres. Il faut bien que vous ayez vos intouchables : vous avez déjà vos bouchers, vos femmes de ménage, vos équarrisseurs, vos vétérinaires et maintenant votre tueuse de rats !

— Tu aurais pu l’endormir avec un peu d’éther, interrompit Babette.

— Tu en as de l’éther, toi ? Alors pourquoi tu ne l’as pas utilisé ? Elle tenait toujours le rat enveloppé dans la poignée de papier où la tache s’élargissait. De l’autre main, elle fouillait dans des tiroirs, elle retirait un bout de ficelle dorée, un ruban de soie, un morceau de papier glacé. Tiens, dit-elle à l’adresse de Lola, j’ai retrouvé ta photo ! D’une main elle tenait le rat, de l’autre elle brandissait la photo de Lola. Elle la posa sur la table. Puis vida une boîte à chaussures.

Je ne veux pas, se disait Lola, qu’elle mette ma photo dans la boîte à chaussures avec le rat. Je ne veux pas qu’elle m’enterre !

Gloria s’installa devant la table, posa le corps du rat dans la boîte qu’elle recouvrit du papier brillant, elle l’attacha avec la ficelle dorée, noua le ruban en travers en ayant soin de faire un gros nœud dont elle fît rebondir les coques.

— C’est un paquet cadeau ? demanda Babette.

Gloria haussa les épaules : – C’est un cercueil, tout à l’heure je l’apporterai à Chrystal et nous ferons un vrai enterrement.

— Mets-y les fleurs qu’on nous a données pour nos boutonnières, dit Babette, Aurore va nous écrire une oraison funèbre : Aurora, Or aux rats, Horrora.

— Ça c’est du Leiris, dit Gloria.

— Gagné, fit Babette. Elle regarda sa montre : Onze heures et demie et Horatio n’est pas là !

— Il faut ouvrir, dit Aurore, Lola va tourner de l’œil.

Gloria manipula une télécommande et la maison poussa un gros soupir. Les fenêtres s’entrouvrirent, la porte tourna sur son axe puis les moustiquaires s’enroulèrent en grinçant. La climatisation s’arrêta. Dans le silence elles entendaient le Pasteur qui lisait l’apparition de l’ange de lumière : « Il avait l’aspect de l’éclair et sa robe était blanche comme neige. »

Penchée à la fenêtre, Lola regardait les fidèles qui avaient envahi la rue. C’était comme une troupe de figurants qui se disperse après la prise : Christ est ressuscité, disait la foule, et les gens s’embrassaient.

Babette paniquait. Horatio ne viendrait pas. Il avait décidé lui aussi de la quitter. Habillée de pied en cap, son gros sac de voyage à la main, elle était aussi désemparée devant la porte qu’il y a trente ans sur le port de Marseille en découvrant, couscoussier à la main, une France fantôme. Elle aurait dû lui répondre tout à l’heure au téléphone, ne pas lui imposer les sarcasmes de Gloria. Il était si délicat, si fragile au fond, il avait dû être terriblement humilié. S’il ne revenait pas, elle ne se le pardonnerait jamais. Elle comprit qu’il était désormais le seul homme qui comptait dans sa vie.

Aurore ouvrit la porte. L’air tiède la recouvrit et elle mesura à quel point elle avait eu froid à l’intérieur. Elle resta sur le seuil à regarder la foule qui se répandait et à sentir sa joie. Une petite fille en robe d’organdi jaune sautait à cloche-pied sur le bord de la pelouse. Elle chantait : Chrétienne est ressuscitée, Chrétienne est ressuscitée. Et Aurore regardait la petite fille comme un souvenir qui n’eût pas été un souvenir mais une impression de déjà vécu. Voulant la retenir, elle la perdait. Elle ne pouvait y accéder que par effraction : Petite fille jaune, disait sa mémoire, jaune comme un soleil, jaune comme un ostensoir d’or, jaune, absolument jaune.

Un coup de klaxon la réveilla et elle vit la Range Rover qui se garait le long du trottoir. Au volant, le Conservateur coiffé de son chapeau à la queue de léopard. Dans ses bras, collé contre sa poitrine, le petit chimpanzé.

— Mabel, lui cria-t-il en le montrant du doigt, je vous ai apporté Mabel.

Aurore courut vers lui mais dans un rêve, d’une course lente, ample et ralentie, presque un envol… Enfant, elle courait, un matin en Afrique, vers Délice. Soudain l’écran se déchira, elle vit le visage de sa mère.