— Et vlan, dit Babette en saluant le bruit du téléphone que Gloria reposait. Quelqu’un veut profiter de la voiture pour aller à l’aéroport ?

Aurore avait oublié que le départ était si proche, il lui semblait qu’elle avait encore le long printemps qui s’éveillait devant elle. Elle se demandait même si elle avait envie de repartir. Où qu’elle se posât, elle avait l’obsession de chercher à y rester. Elle l’avait souhaité à New Delhi dans un foyer pour intellectuels internationaux où l’on pouvait boire à n’importe quelle heure du jour et de la nuit un thé très noir qu’elle sucrait avec une gelée de roses. Sa chambre donnait sur un jardin public où piaillaient des troupes de perroquets verts. Elle s’était éprise de l’Inde parce que sur la route de l’aéroport un taureau noir s’était couché sur le bitume, et qu’un grand chameau qui portait son bât sur son front comme une couronne avait traversé la voie de son pas tranquille et majestueux. Elle s’était assise dans l’herbe de Victoria Avenue pour contempler les singes dressés qui avec un pistolet en plastique et un chiffon de brocart jouaient, aussi mécaniquement que des marionnettes, La Belle au bois dormant.

Elle était comme ici, entre femmes, avec des Occidentales, journalistes, fonctionnaires de la culture, toutes plus ou moins désespérées, qui s’étaient exilées par chagrin d’amour. Elles ressassaient entre elles une solitude qu’elles voulaient rompre à tout prix, cherchant à se convaincre qu’elles étaient assez jeunes encore pour rencontrer l’amour, recommencer leur vie. Elles étaient pressées, démunies et malhabiles, prêtes à jouir sur-le-champ d’une liberté recouvrée qu’elles ne trouvaient pas à employer. Elles se demandaient où étaient passés les hommes.

Il y avait quelque chose de fascinant pour Aurore à voir ces femmes, qui avaient fait des carrières exemplaires, renier tout ce qu’elles avaient acquis à la force du poignet pour envier le sort de celles qu’elles avaient méprisées autrefois lorsqu’elles avaient interrompu leurs études pour se marier. Elles les imaginaient qui trônaient maintenant au cœur d’une grande famille mais elles ignoraient leur désenchantement, le sentiment de perte et d’inaccompli de leurs existences. Ah ! des enfants, avoir des enfants, disaient-elles. L’enfant était le dernier rempart contre la solitude.

Un soir, Aurore avait été raccompagnée par une conseillère commerciale qui conduisant sa voiture aussi brutalement qu’à Paris, avait pilé derrière ce qui leur était apparu comme un camion sans feux. Aurore avait vu se dessiner dans la nuit l’arrière-train carré d’un énorme éléphant et elle avait su qu’elle voulait entrer dans le ventre de la ville, monter à titre d’humaine dans cette gigantesque arche de Noé où les hommes qui étaient déjà en surnombre s’accrochaient aux fenêtres, aux échelles et grimpaient sur les toits qu’ils disputaient aux singes.

Dans un genre plus cosy, dans son opulence rose, Middleway, ce petit Oxford américain, eût pu représenter pour Aurore une autre forme de cette arche de Noé où elle souhaitait tellement embarquer. Elle s’était surprise la veille en visitant le zoo à envier les occupants des cages, que l’on appelait des espaces de vie. Elles étaient grandes, spacieuses, protégées par des vitres épaisses et non plus par des grilles comme en Europe. Si on lui avait fait une petite place, elle se serait volontiers glissée entre chimpanzés et orangs-outangs. C’était une manie qu’elle avait depuis l’enfance de ne visiter aucun endroit sans s’y faire mentalement sa place ni de rencontrer de gens sans espérer en être adoptée. Tante Mimi avait surpris ce manège. Elle y voyait un esprit calculateur qui la sortirait toujours d’affaire, mais qui l’avait, les gens prenant tout au pied de la lettre, conduite de chambre d’enfant en chambre d’enfant : Vous y serez bien pour écrire ! Mais qui a jamais écrit dans une chambre d’enfant ? Quelle œuvre en est jamais sortie ?

La maison d’Aurore n’avait jamais été reconstruite. Elle cherchait toujours le lieu où, si elle en avait eu l’énergie, elle l’aurait érigée, pour écrire, disait-elle aussitôt comme une garantie. Quand elle abordait des pays inconnus, des côtes nouvelles, et que l’avion descendait, elle repérait un isthme dont elle voulait occuper l’extrême pointe sans abîmer le paysage ; une île dans cet archipel, mais la plus petite, un caillou dénudé où personne ne va jamais ; ces grandes fermes en ruine du Pays basque, le toit crevé de ronces et la façade balafrée ; la maison que les gardiens n’occupent plus au fond du parc, la vraie petite maison gardienne avec une porte étroite pour seule fenêtre et un bout de jardin.

Juste avant de partir pour Middleway, elle avait proposé à des amis qui ne s’en servaient plus d’acheter leur appentis de jardin, une cabane posée sur de la terre battue pour ranger les râteaux mais dans un très beau parc avec une belle treille qui l’été pourrait lui servir de bureau. Elle avait senti leur gêne à l’idée qu’à partir de cet embryon de maison, elle voulût s’agrandir. Ils avaient mesuré à la lumière de cette épreuve que l’amitié qu’ils éprouvaient pour Aurore ne dépassait pas le plaisir de la recevoir trois fois par an à dîner. La voir le printemps, l’été, l’automne, et peut-être l’hiver avec un poêle à bois – car la race de ces crevards d’écrivains est résistante – leur était tout à fait insupportable : Allons, Aurore, il vous faut un château ! Il lui fallait une cage vite fait, une cage à singe ou toute autre au zoo de Middleway.

 

À Paris, elle vivait dans un trou à rats que le Médecin dont elle partageait occasionnellement la vie appelait pompeusement son atelier. Ce n’était qu’un petit studio, tout ce qui lui restait de son mari. Il était situé si près de la Seine que l’humidité décollait la moquette, cloquait la peinture, lui coinçait l’épaule, le coude et le poignet au-dessus de ses feuillets qui gondolaient comme si elle les avait rincés avec sa sueur et ses larmes. Néanmoins elle tenait à y vivre et le Médecin lui accordait ce droit qui ménageait sa liberté, une petite reconnaissance à la vie d’artiste.

Il n’y avait rien que l’indispensable, des ampoules nues, des murs blancs ; une table, une chaise, un matelas et une baignoire posés sur un bout de moquette. UNE CELLULE DE MOINE avait remarqué Gloria qui l’y avait débusquée en se précipitant sur tous les lieux communs et les images éculées qu’elle savourait avec la délectation d’une étrangère qui a appris la langue à grosses goulées et qui désire que la réalité y colle envers et contre tout. Avec un abat-jour, elle aurait sans doute parlé de BONBONNIÈRE, se disait Aurore ; avec un pot de fleurs devant la fenêtre, elle aurait, c’est sûr, évoqué MIMI PINSON.

Gloria avait réussi à s’introduire dans un endroit où Aurore ne recevait personne, refusant d’y donner rendez-vous, se précipitant à la rencontre de ceux qui sonnaient en criant depuis le palier : Je descends ! bloquant dans l’escalier l’irrésistible progression des indésirables. Elle pouvait, quand elle ne voyageait pas, rester de longues heures couchée sur le matelas, les yeux sur les auréoles du plafond ; ou dans sa baignoire à attendre que la buée de l’eau très chaude se dissipe en s’accrochant en fines gouttelettes qui ruisselaient le long des murs écaillés ; à la fenêtre d’où elle regardait le mur d’en face, qui n’était qu’à deux mètres, sculpté par des décennies de crottes de pigeon, des figures épouvantables que la fiente acide avait creusées dans la pierre, des magmas d’immondices que la moindre aspérité retenait et qui sur ce socle branlant s’élevaient en molles cheminées.

Lorsqu’elle avait acheté le trou avec son ex-mari, ils avaient eu le choix, dans le même immeuble, entre un rez-de-chaussée sur cour en face de la cuisine d’un bistrot spécialisé dans les frites qu’un robuste garçon confectionnait à même le sol et ce second étage face au mur aveugle d’un immeuble condamné que le vendeur avait paré de tous les agréments d’une prompte restauration qui ferait jouer le soleil sur des murs blancs. Ils achetèrent ce trou noir pour un soleil qui ne vint jamais sur un mur aveugle qui devint lépreux. Mais elle ne regretta jamais le rez-de-chaussée car le bistrot augmenta sa production de frites si bien que le matin la cour servait d’entrepôt à pommes de terre. Le soir la plaque d’égout régurgitait l’huile des frites.

À chaque nichée, contre l’avis de Leila qui soutenait les pigeons par principe, Aurore ne savait plus qu’inventer pour chasser les nouveaux occupants. C’était une conversation qu’elle avait l’habitude de lancer à la table du Médecin pour recueillir des avis qui l’aideraient. Le sujet ne laissait personne indifférent. Un fiscaliste lui raconta qu’il avait mis au point des bombes à eau qu’il faisait éclater sur un toit en contrebas qui servait de nichoir aux pigeons. Un énarque expliqua qu’à l’École il capturait les pigeons, leur enfonçait dans le trou de balle un pétard allumé et les envoyait exploser au milieu de leurs congénères. Une journaliste se rappela que son premier mari, un jeune avocat, ne revenait jamais à la maison sans passer par le jardin public où il étouffait un ou deux pigeons qu’il rapportait pour le dîner. Cela la dégoûtait, mais elle les plumait et elle les cuisinait quand même. Un toxicologue leur apprit que consommer du pigeon pendant trente jours d’affilée empoisonnait le sang plus sûrement que n’importe quel arsenic et envoyait l’époux indésirable ad patres sans laisser de traces. La journaliste resta songeuse comme devant une occasion perdue.

L’histoire du pétard avait marqué Aurore par tout ce qu’elle révélait, en plus de sa cruauté, de minutie maniaque et contrôlée. Car il faut du courage pour torturer ainsi un être vivant, lui enfoncer dans le derrière le pétard que l’on a bien été forcé de se procurer dans un magasin spécialisé. D’un bal d’étudiants en médecine, Aurore avait rapporté une sarbacane en carton doré et de petites boules multicolores. En la voyant se remplir les poches, le Médecin l’avait traitée d’enfant ! Elle tenait l’arme imparable. Elle s’était précipitée à la fenêtre et avait soufflé de toutes ses forces. Les pigeons avaient relevé la tête avec ce regard surpris et légèrement agacé que le Médecin avait jeté pendant la fête à un interne qui l’avait couvert de confettis !

Les pigeons n’auraient pas craint un revolver ou un fusil de chasse, ils savaient qu’ils étaient protégés par l’espace étroit qui les séparait du studio d’Aurore. Mieux, depuis deux ou trois ans, ils avaient décidé d’investir la fenêtre contre laquelle elle appuyait son épaule droite quand elle écrivait. Elle avait beau les menacer, pris dans leur incessant roucoulement ils ne bougeaient pas. Ils ne répondaient pas non plus au geste qu’elle leur adressait pour les chasser et qui maintenant relevait du tic : lever la main armée du porte-plume avant de le plonger dans l’encrier pour taper contre la vitre. Ils ne bougeaient que lorsqu’elle ouvrait la fenêtre, attendant pour jouer les terrifiés qu’elle fût vraiment debout et qu’elle s’acharnât sur l’espagnolette.

Ils lui connaissaient des habitudes qu’elle ne soupçonnait pas. Ils savaient qu’elle partait en voyage, leur abandonnant pendant plusieurs jours le rebord de la fenêtre, avant qu’elle ne le sût elle-même. Ils prenaient alors des poses avantageuses, des mines glorieuses, en passant plus gonflés que de coutume devant la vitre. Et si on tardait à venir la chercher, ils montraient de l’impatience et grattaient avec colère dans les rigoles bien entamées du mur d’en face. Au coup de sonnette qui prévenait que l’on était enfin arrivé, et qui déclenchait sa ruée vers la porte pour empêcher qui que ce soit d’aller plus loin, ils décollaient ; elle n’était pas sur le palier qu’ils se perchaient. Elle restait dans l’entrebâillement, prise entre le désir de revenir les chasser et l’envie de prévenir l’indiscrétion du visiteur qui commençait la raide ascension de l’escalier. Je descends, criait-elle, elle partait. Ils copulaient.

Ils la reluquaient quand elle prenait son bain, ce qu’elle faisait deux ou trois fois par jour quand elle se sentait mal et qui contribuait fortement au décollement de la moquette. Le matin, elle ouvrait les yeux sous leur regard rouge. Ils savaient qu’elle ne sortirait jamais du bain ou du lit pour venir les chasser : trop molle, trop flemmarde, trop fatiguée, ils la méprisaient. Elle fermait les yeux pour ne plus les voir, parfois elle se mettait aussi les doigts dans les oreilles pour faire cesser les roucoulements. Elle espérait des hivers rigoureux qui les gèleraient, des étés torrides qui les dessécheraient. Ils étaient de plus en plus nombreux.

Vous ne devriez pas plaisanter avec ça, lui disait le Médecin, vous avez déjà eu une ornithose. Il la soupçonnait, tant son amour des bêtes était connu, de protéger les nids, d’aider les œufs à éclore, de nourrir les orphelins et ne voulait pas la croire quand elle affirmait qu’elle les détestait et qu’ils lui salissaient le ciel. Pourquoi ne vous installez-vous pas chez moi, proposait le Médecin qui disposait d’un grand appartement ensoleillé. Vous pourriez faire votre bureau dans la chambre des enfants.

Elle avait été hospitalisée dans son service de maladies tropicales. La première fois qu’elle le vit, il pensa, parce qu’elle revenait du Brésil, à une psittacose. Il entra dans sa chambre au milieu d’une escouade d’étudiants, il avait un long tablier blanc serré aux hanches qui l’allongeait et l’amincissait, des lunettes sur la pointe du nez, on lui disait Monsieur. Vous êtes-vous fait mordre récemment par un perroquet ? Avez-vous dormi dans une pièce où il y avait une cage avec des perruches ? Il la revit le lendemain avec deux infirmières pour lui dire qu’elle relevait d’un service de pneumologie, la psittacose exotique n’était qu’une ornithose due aux pigeons parisiens : Vous habitez rue de Seine ! Il revint plus tard : Une ornithose sur un terrain fragilisé par la vie sous les tropiques – vous voyagez beaucoup n’est-ce pas ? – justifiait qu’il la gardât encore en observation.

La maladie, étrange bien que parisienne, fut longue et pénible. Il ne partait jamais le soir sans venir lui dire au revoir, il portait des costumes en prince-de-galles, elle entendait cliqueter ses clefs dans ses poches. Il n’avait pas eu le temps de lire ses livres, mais il lui apporta le sien, Le malade, la quinine et la fièvre, un conte médical qui marquait d’originalité sa candidature à l’Académie de médecine. Un jour, il s’assit sur le bord du lit et à la vivacité avec laquelle elle replia les genoux, il la sentit en bonne voie de guérison. Il lui prit la main pour lui tâter le pouls et lui déclara : Je ne sais pas si je vais vous permettre de partir.

Ça y est, s’était dit Aurore. Les histoires d’amour ne l’avaient jamais enchantée et elle se trouvait à peu près à l’âge et dans l’état de Mme de Lafayette qui plaignait ses amis quand ils étaient touchés par les périls de la passion. Mais cet amour avait le mérite de n’en être pas vraiment un. Le Médecin avait déjà sacrifié à la passion, un mariage, deux grands enfants et une liaison avec une actrice connue. Aurore n’était qu’un substitut de l’actrice, une aventure plus sérieuse, moins brillante mais assez gratifiante.

Il la présentait à ses confrères : Vous connaissez Aurore Amer ? Ils ne la connaissaient pas. Il semblait choqué : Vous vous rendez compte qu’ils ne vous CONNAISSENT PAS ! Réflexion qui avait le don de plonger Aurore dans la confusion de cet anonymat, car à quoi sert d’acquérir un semblant de notoriété et d’avoir eu son visage dans les journaux, comme les voleurs et les assassins, pour que cette célébrité de passage vous renvoie au néant. Et vous avez encore la preuve, continuait le Médecin, de l’inculture de ce pauvre corps médical.

C’était une vieille histoire. Ils pensaient régulariser leur liaison, encore que l’époque qui ne savait plus lire ni écrire ne sût pas non plus se marier. Il avait surtout en tête l’Académie de médecine qui n’était pas loin de chez elle, si bien qu’il l’évoquait chaque fois qu’il pensait à Aurore ou plutôt il évoquait Aurore chaque fois qu’il pensait à l’Académie, et c’était de plus en plus souvent. On était loin du happy end mais Aurore ne trouvait pas déplaisant de mettre un terme à sa solitude. Il valait mieux terminer comme la respectable épouse d’un membre de l’Académie que devenir une mère aux pigeons, une vieille sorcière aux gestes déments car il se trouverait des dizaines de personnes pour témoigner qu’elle était folle et qu’on l’avait vue agiter les bras à sa fenêtre et insulter un mur aveugle. Les pigeons attendaient le moment où l’on viendrait l’emporter toute confuse pour pénétrer dans le studio par un carreau brisé, nicher sur sa table, fienter sur ses manuscrits.