Babette descendit dans le basement pour y prendre ses affaires de toilette. Sous ses pieds, l’escalier, un simple escabeau de bois, tremblait. Devant elle, c’était le trou noir. Elle tâtonnait pour chercher l’interrupteur de l’unique ampoule qui éclairait la pièce, lorsque derrière elle Gloria alluma brutalement. La lampe nue au bout d’un fil émit une telle luminosité que Babette, éblouie, porta la main à ses yeux pour les protéger. Gloria la bouscula avec impatience au risque de la faire tomber et se dirigea vers la machine à laver dont elle ouvrit la porte. Le linge, trop essoré, s’était ratatiné. Gloria le secouait vigoureusement pour le défroisser avant de l’étendre. Babette considérait le tas de chemises mouillées du Machiniste. Tout féministe qu’il était, il continuait de faire laver son linge par sa femme : Elle aime ça !

— Je lave mais je ne repasse pas, le piège c’est le repassage, expliquait Gloria en jetant les chemises sur le fil d’étendage.

C’est DÉGUEULASSE, se disait Babette. Elle pensait à sa machine à sécher le linge et aux soins infinis qu’elle prenait chez elle pour les objets et elle en concevait de l’irritation pour la brutalité de Gloria, sa rudesse, son manque d’application dans tous les domaines et cela la fit songer au plagiat : Ah ! il va être beau son livre concocté par ordinateur et traduit sur traitement de texte ! avec des passages arrachés tout vifs qui ne cicatriseraient jamais. Cette razzia, ce pillage, lui semblait aux antipodes de ce qu’elle imaginait de la longue conception d’un roman, de son mûrissement, de son écriture posée, réfléchie, et sans cesse reprise et corrigée. Un livre aussi apocalyptique que le basement, avec son linge mouillé, sa poussière, ses jouets cassés et ses meubles au rebut…

— … et ton digest, ton remake, ton compact, enfin ton MACHIN, demanda-t-elle, tu comptes le publier ?

— Bien sûr, répondit Gloria.

— Mais comment vas-tu te sortir de cette contrefaçon ?

— Il n’y a pas de contrefaçon, dit Gloria, mais une TRADUCTION.

— Comme tu y vas ! s’exclama Babette.

— En américain, dit Gloria, Aurore Amer ça se dit Gloria Patter.

Babette sourit. Elle n’avait jamais pensé à la symétrie des deux noms, encore que la superposition d’Amer sur Patter ne conduisît pas à grand-chose de significatif. Elle crut que Gloria plaisantait. Mais elle la vit qui lui faisait face avec tant de haine concentrée qu’elle en ressentit une peur physique.

— Écoute, dit Gloria, si tu avais besoin de dollars et que tu en trouvais un gros tas sur le trottoir, qu’est-ce que tu ferais ? – Je les prendrais, dit Babette. – Et si tu avais un besoin urgent d’une voiture et que tu en trouvais une ouverte, avec les clefs sur le contact ? – Je la prendrais, dit Babette. – Eh bien ! moi, j’ai besoin d’un livre et je le prends.

Babette regrettait déjà pour les dollars et la voiture. Car honnête comme elle était elle aurait rendu l’argent et rapporté la voiture avec le plein d’essence. Elle se demandait comment Gloria qui était familière des mœurs littéraires pouvait penser, ne serait-ce qu’une seconde, qu’un roman ne fût que l’assemblage de quelques feuilles jetées à tous vents, et qu’un livre attendît son plagiaire, comme une voiture abandonnée la clef sur le contact.

Et dans ce cas particulier, il se pouvait même que Gloria se trompât sur les réactions d’Aurore Amer. Elle avait constaté bien des fois que les êtres qui semblaient détachés de tout rassemblaient leur désir de possession sur un détail et qu’alors ils mettaient un acharnement inouï à ne rien lâcher. Si elle avait un jour vent du scandale, Aurore Amer n’était pas femme à mettre l’affaire en justice et à traiter par hommes de loi interposés mais à se faire restituer chaque mot, chaque virgule, à aller les chercher elle-même où ils se trouvaient, dût-elle pour les récupérer éventrer sa meilleure amie.

Elle en avait eu l’intuition pendant la séance de lecture, lorsque Lola avait lu la mort de la bête. Elle avait alors regardé l’écrivain pour voir passer sur son visage une lueur de plaisir, l’ombre d’une émotion. Et ce qu’elle avait vu était assez effrayant. Sainte-Nitouche était aux aguets, postée à la sortie des mots, elle regardait la bouche de l’actrice avec un regard brillant de larmes retenues et ses lèvres bougeaient comme si elle récitait le texte pour le récupérer après qu’il eut été lu ou pis, comme si elle en comptait tous les mots pour que l’actrice n’en avalât aucun. À la fin de la séance, Aurore Amer n’était pas un écrivain comblé mais un diamantaire soulagé qui fermait boutique après avoir rangé ses bijoux dans un coffre.

— Ce n’est pas pareil, dit Babette.

— Qu’est-ce qui n’est pas pareil ?

— Le désir de livre, le besoin de livre n’a rien à voir avec une situation d’urgence matérielle. Un livre pas plus qu’un tableau ne se PRENNENT. Ce n’est plus un vol, c’est un viol et tu le sais très bien toi qui as travaillé sur la néantisation des femmes violées.

— Et moi, je ne suis pas peut-être une femme violée, dépossédée, anéantie, sans autre étiquette que cette identité américaine qui ne veut rien dire et dans laquelle tu es bien la seule à te reconnaître ! Je veux un livre qui dise ma naissance, je veux un livre qui dise mon enfance, je veux un livre qui dise que je suis quelqu’un quelque part.

Ici, dans cette cave, Gloria était capable de tout. Pour elle il n’y avait plus de limites, plus de bornes, plus de lois, plus de codes. Elle était sortie d’elle-même, ivre de puissance, intouchable, au sommet d’une passion à qui rien ne résiste et devant laquelle tout plie, tout se couche, tout recule. Babette se méfiait des métaphores qui expliquent les femmes par leur nature et la Nature, elle les trouvait démodées et susceptibles de ramener les femmes à une relation tellurique pour les écarter d’une organisation rationnelle de la pensée. Mais devant Gloria, elle pensait à une tornade, à un cyclone, à une tempête. Elle était cette vague que la lune déclenche, qui vient de l’océan, inverse le cours des fleuves et remonte les rives en emportant tout sur son passage. Babette avait toujours voulu garder une mesure, au moins celle de l’apparence d’une féminité qui protège des excès. Elle rassemblait les vêtements dont elle allait se couvrir comme autant de pièces grâce auxquelles elle allait contenir ou museler cette violence cataclysmique qui au-delà de Gloria la menaçait parce qu’elle était, comme elle, une femme puissante qui aurait pu balayer d’un revers de main les règles et les usages. Elle doutait cependant que Gloria la laissât faire. Dans le duo qu’elles avaient mis au point, elle tenait toujours la place en dessous, le rôle en retrait.

Gloria n’avait qu’à se pencher pour ramasser à pleines mains les avantages matériels et la bonne conscience que lui apportait son statut de femme et de Noire, de démocrate et d’anticolonialiste. Elle apparaissait et tout était dit. Qui lui aurait porté la contradiction ? Cela lui laissait intellectuellement un champ de manœuvre considérable car elle pouvait jouer avec certaines idées, employer certains mots – pour les réfuter bien sûr – qui auraient été couverts par les injures si, dans le même contexte, ils avaient été prononcés par une autre.

Babette se rappelait que Gloria s’était portée caution pour une congressiste européenne qui ne s’était pas embarrassée des précautions d’usage qui exigent que l’on déclare avant toute chose son innocuité et son appartenance à la ligne droite et pure. Elle avait longuement et dangereusement flirté avec la notion d’un PRIMITIVISME FÉMININ qui agaçait la sensibilité féministe des participantes. Un premier sifflet lui coupa la parole. Alors Gloria alla vers la congressiste décontenancée et déclara à l’assistance : Moi, Gloria Patter déclare être en tant que femme une primitive et par contrecoup revendique ma primitivité raciale. Je suis doublement primitive en tant que femme et en tant qu’Africaine. Et absolument primitive, je me situe aux origines du monde et de la vie. Tonnerre d’applaudissements. Mais la congressiste retira le mot primitif de l’allocution qui devait être publiée.

À cause de l’Algérie qu’elle situait pourtant mal sur le continent africain, la reportant plutôt vers le centre noir que sur sa côte blanche et plus au sud qu’au nord, Gloria avait mis Babette en position difficile. Dans un refus de lui accorder la parole du cœur, elle ne l’amenait que sur des chemins convenus à répéter derrière elle et avec elle les préceptes de son féminisme antiraciste. Réduite à un silence essentiel Babette étouffait, d’autant plus que l’autre parti qui équilibrait sa vie, celui de l’Aviateur, prenait une voie opposée, montrant que Gloria et tutti quanti avaient beau faire de l’esbroufe elles représentaient TROU DE BALLE, selon l’expression choisie de l’Aviateur.

Babette se demandait pourquoi chez sa belle-mère, elle se sentait si solidaire de Gloria et de ses copines agitées du bocal –… ET DES FESSES, ajoutait l’Aviateur qui avait un long discours à servir sur les intellectuelles mal baisées – et pourquoi dans l’entourage de Gloria elle ne pouvait abandonner à son triste sort une Algérie française qui avait vécu et qui n’avait rien fait pour elle. Pourquoi surtout essayait-elle de convaincre encore Gloria qui n’avait toujours pas compris et qui ne voulait rien entendre ?

 

— Je prends la salle de bains, déclara Gloria.

— Moi d’abord, répondit Babette, je suis déjà en retard.

Combien de fois comme ce matin, dans l’imminence du départ, ne s’étaient-elles pas affrontées devant le lavabo de la salle de bains où elles se maquillaient maintenant l’une à côté de l’autre. Gloria essayait d’occuper le devant de la glace parce qu’elle était la plus petite, Babette tentait de l’en écarter parce qu’elle était myope, luttant des épaules pour se rapprocher, l’invectivant dans la glace. La détestant, mais laquelle ? Celle qui était à côté et dont chacune sentait la chaleur du corps, ou celle qui se trouvait dans la glace et à laquelle la violence verbale imprimait sur les lèvres une vilaine moue, ou l’autre soi-même qui vous apostrophait et dont on refusait le malheur. Cela se terminait par un brusque afflux de larmes dans les yeux de Babette qui l’obligeait à se remaquiller.

— Il y a eu des résistants en Algérie, énonçait Gloria du haut de ses certitudes.

— J’étais adolescente, répondit Babette.

— Et alors, il y avait des combattantes de seize ans.

— Des terroristes, oui, ricana Babette, se laissant enfermer par Gloria dans le rôle de raciste intolérante dont elle voulait pourtant se débarrasser. Des porteuses de valises, des poseuses de bombes.