La douche et le lavabo étaient encore mouillés, la fenêtre disparaissait sous la buée. La salle de bains était saturée d’un air chaud et humide qui prenait à la gorge. Les mains posées sur le lavabo, Aurore, les yeux fermés, respirait cette atmosphère douceâtre et odorante que partout ailleurs elle aurait chassée en ouvrant la fenêtre, en essuyant les vitres et en nettoyant le lavabo mais qu’elle respirait ici, lentement, profondément.
Elle respirait l’odeur de Lola avec des inspirations de plus en plus profondes, comme un halètement d’amour destiné à la combler dans la plus parfaite fusion lorsqu’elle rêvait, enfant, le nez dans le cou de sa mère. Elle respirait Lola, traquant sous l’air chaud et humide, âcre et suffocant, le parfum très doux et pourtant amer de son corps. Elle se déshabilla. Comme dans une étuve, l’humidité odorante lustrait sa peau, mouillait ses cheveux et la couvrait d’une sueur de plaisir.
Elle essuya un morceau de miroir au-dessus du lavabo, son visage revint à la lumière. Elle se souvint du miroir doré du dortoir des grandes devant lequel, à tour de rôle, les pensionnaires de terminale finissaient leur toilette, et de son émotion lorsqu’elle avait vu apparaître l’adorable visage de Lola Dhol à la place du sien. Elle s’était incarnée. Elle échappait à cette existence flottante, à peine réelle, consacrée aux innombrables disparus de sa famille et du ciel que les prières de Saint-Sulpice allaient à chaque heure, dans un calendrier de l’immortalité, repêcher des abîmes de l’oubli.
Énorme tâche de dire aux saints qu’ils existaient encore et à ses parents qu’ils n’étaient pas morts, comme si ne pas penser à ceux qui avaient disparu c’était les perdre pour toujours. Rechercher partout le visage de sa mère, guettant un indice qui pût la mettre sur la voie, négligeant le principal, son propre visage qui sûrement, plus qu’aucun autre, devait l’évoquer et qui lui aurait dit presque à coup sûr la couleur de ses yeux, la forme de son nez et mille détails encore qu’elle ne se rappelait pas.
Elle était passée pendant des années devant des miroirs sans savoir qu’elle existait, devant des glaces qui ne la reflétaient pas et puis ce matin-là, tout d’un coup, elle s’était perçue sous les traits d’une jeune fille qui donnait le ton à toute une époque. D’un geste furtif, elle avait plaqué ses cheveux en arrière pour savoir si les cheveux très courts de Lola Dhol lui iraient aussi bien.
Et dans le coin de ce miroir de Middleway elle tentait d’apercevoir un visage auquel elle s’était si peu intéressée ces dernières années qu’elle l’avait oublié. Elle voyait un masque figé où les couleurs, surtout celles des yeux et des cheveux, avaient pâli, où les traits s’étaient effacés dans cet ovale interchangeable que les enfants dessinent à leurs bonshommes en guise de tête et sur lequel n’importe quel visage, y compris celui de Lola Dhol, aurait pu s’appliquer : Je suis tout le monde se disait-elle, et peut-être ma mère. Et soudain elle se rappela que sa mère était morte très jeune.
Elle laissait la buée envahir la glace et peu à peu effacer son visage. Entre l’apparition de Saint-Sulpice et la disparition de Middleway, il y avait eu trente ans, trente ans d’absence à elle-même. Ce qui l’étonnait, c’est qu’avec ce visage elle avait toujours plus ou moins suscité l’envie chez les femmes ; que cette envie se soit affirmée voire décuplée au fil du temps alors qu’il lui semblait que moins jeune, elle devenait moins désirable. En fait son apparence physique entrait peu dans l’antipathie qu’elle provoquait. L’éducation, toute de réserve, qu’elle avait reçue durement à Saint-Sulpice y avait sa part et aussi qu’elle fût un écrivain, fonction qui en France et surtout ici, à Middleway, fédérait toutes les envies et les poussait au-delà de la frontière des sexes. Elle était reconnaissante à Gloria de tant l’aimer.
Elle n’avait jamais dévoilé l’extrême misère d’une vie qui tenait au fait qu’elle était orpheline. Toute sa famille – la fameuse tante Mimi exceptée – avait disparu pendant la guerre et ses parents, seuls rescapés de deux lignées totalement anéanties, rattrapés par l’effroyable destin, avaient eux aussi fini en fumée. Tante Mimi, qui pensait qu’elle allait passer incessamment l’arme à gauche, faisait le vide autour d’elle. Il n’était pas question d’acheter un livre : Pour quoi faire ? Où le mettre ? Elle tenait le même raisonnement pour les disques et pour les habits mais elle était plus généreuse pour le cinéma, denrée qu’elle consommait sur place et qui ne laissait de trace que dans l’imaginaire d’Aurore quand elle lui racontait les films à sa façon en en censurant l’amour pour n’y laisser que la guerre. Car tante Mimi qui avait fait un trait sur le passé – l’histoire l’avait bien aidée –, et qui avait détruit d’une façon irréparable pour Aurore jusqu’aux photos de ses parents, se préparait au néant de l’avenir.
Elle avait prévu son incinération et la dispersion de ses cendres non sans avoir prévenu Aurore de ce qu’elle aurait à faire le jour où elle découvrirait son cadavre : courir se réfugier à Saint-Sulpice. Saint-Sulpice était le dernier rempart contre la mort de ceux qu’elle voulait protéger. Recueillie pendant la guerre par les religieuses de Saint-Sulpice, la vieille dame pensait que la pieuse institution sauverait encore sa petite-nièce des bouleversements qu’entraînerait sa mort imminente : Tu n’as plus rien, tu n’as plus personne, tu n’es plus personne.
Cette attitude avait une incidence jusque dans les provisions qu’elle ne faisait pas de peur qu’il restât quelque chose dans le garde-manger qui devait, à l’heure de sa mort, être aussi vide que les tiroirs de sa commode, les rayons de ses armoires, les étagères de sa bibliothèque et les pages de ses albums de photos. Sans la nourriture épaisse de Saint-Sulpice, Aurore aurait vécu à la limite de la famine car tante Mimi, qui surveillait son diabète, interdisait la consommation de la moindre sucrerie et pesait le pain.
Au fond, ce qu’il y avait de bien dans cette enfance que personne n’aurait voulu substituer à la sienne, c’est qu’Aurore avait dû tout inventer, les personnages qui lui servaient de compagnie, les phrases des livres, la musique des disques, les images du cinéma, jusqu’au goût des gâteaux. La réalité l’embêtait, elle ne peignait pas d’après le modèle. De la vie vraie, elle ne prenait que la première note et n’avait que faire de la partition. En écrivant, elle en était arrivée à un moment où il lui était plus difficile de côtoyer des êtres de chair et d’os pleins de contradictions et d’émotions, que ses personnages dont il suffisait de saisir la logique pour complexe qu’elle fût. Un entraînement journalier à ne plus savoir distinguer le réel du mensonge, le souvenir de l’invention, avait été son unique et formidable atelier et elle se trouvait dans le roman comme devant le champ de tous les possibles, avec bien sûr les manques et les insuffisances de sa personnalité et surtout de son corps qui ne tenait pas le coup à tout inventer comme cela ; elle se consumait. Pour réaliser son immense ambition, il lui aurait fallu une énorme carcasse. Elle se rappelait la Bible qu’elle avait découverte à Saint-Sulpice et son admiration d’enfant pour le travail de Dieu dont elle avait intimement compris le besoin de repos, le septième jour.
Si Saint-Supplice, sa langue fourchait toujours sur le mot, compensait le régime alimentaire de tante Mimi par d’énormes ratas, cette institution n’était guère plus généreuse sur le chapitre des livres. Ils restaient étroitement consignés dans un minuscule placard qui disparaissait – c’était là un signe – dans la tapisserie qui recouvrait le mur. Elle n’avait eu que des extraits pour apaiser sa faim, en terminale ceux consignés dans l’épais volume de la littérature du chanoine Desgranges et tout au long de sa scolarité, les résumés des œuvres du Castex et Surer.
Elle lisait ce qu’elle trouvait, des choses impossibles à comprendre à douze ou treize ans : une vie des abeilles, une histoire de l’abbaye de Port-Royal. De la vie des abeilles à la vie des abbesses, il n’y avait que quelques lettres, tout un roman. Elle lisait de la manière à la fois forcenée et minutieuse des prisonniers de guerre qui dégustent la moindre virgule, et qui, la nuit, font passer la page devant leurs yeux clos quand la nostalgie est trop violente. Elle n’avait jamais lu pour le plaisir ni seulement pour apprendre, mais pour lire. Lire pour lire, aussi concentrée sur ses extraits que sur les prières qu’elle devait réciter à la même époque parce que les uns comme les autres la récompensaient de mots nouveaux qui explosaient en images aussi folles qu’incongrues. Le dictionnaire qu’elle reçut en cadeau pour sa communion privée, qu’elle fit seule pour rattraper le retard qu’elle avait dans son éducation de nouvelle catholique, un soir de Noël à la messe de minuit, lui sembla le livre des livres. On lui avait aussi donné pour rompre le jeûne une tasse de chocolat, mais le goût sirupeux et amer du breuvage ne lui donna pas autant de plaisir et l’attacha moins à la nourriture que le dictionnaire aux mots.
Ce n’est que la dernière année, peut-être parce que la figure de Lola Dhol lui permettait de transgresser cet interdit, qu’elle osa entrer dans une librairie et acheter La petite infante de Castille. Était-ce une nouveauté ? La libraire décida pour elle comme une marchande de mode qui sait mieux que vous ce qui vous va au teint et vous l’impose avant même que vous ne l’adoptiez. Montherlant, grand styliste, y abusait des « comme » et des « comme si », que le professeur de lettres de Saint-Sulpice barrait dans les devoirs d’Aurore et dont elle devait plus tard, sans complexe mais non sans remords, faire à son tour une grande consommation. De La petite infante de Castille, elle passa de son propre chef aux Jeunes filles, titre innocent mais qui la conforta dans l’idée, très répandue et à peu près admise autour d’elle, que les hommes n’aimaient pas les femmes et le leur faisaient bien sentir de quelque manière qu’elles s’y prissent pour s’en faire accepter.
Lire n’était pas inoffensif, on le lui avait assez répété. Ces lectures trop marquantes, parce que exceptionnelles et tardives, lui avaient fait une si forte impression que, maintenant qu’elle se retournait sur son passé, elle les rendait en grande partie responsables de son mariage avec le Fonctionnaire, et de sa soumission aux mauvais traitements qu’il lui avait fait subir.
Parfois Aurore s’était demandé pourquoi elle avait survécu au grand ensevelissement du souvenir auquel tante Mimi s’affairait de façon passionnelle. Pourquoi celle-ci n’aurait-elle pas prévu que le jour de sa disparition, au lieu de se cacher et donc de survivre à Saint-Sulpice, Aurore boirait le contenu d’une fiole, et s’étendrait bien sagement sur son lit en attendant que la mort vienne la chercher elle aussi ? Aurore avait un tel sens de l’obéissance, un si faible appétit de vie, elle avait reçu une telle préparation à l’au-delà qu’elle ne se serait pas opposée à la volonté de tante Mimi d’en finir une bonne fois pour toutes. À la place de quoi, tante Mimi l’avait mariée.