Le printemps est splendide au Kansas, le petit matin y est lumineux, scintillant et glacé. Le ciel mauve dégorge de nuées roses que le vent charge de bigarrures dorées, de poussières vertes qui bleuissent en retombant, de pollens éclatants que la lumière disperse et tout cela est d’un bonheur qui retrouve l’enfance et donne le cœur léger. C’est comme le désert dans l’embrasement de l’aube, se disait Aurore, derrière la fenêtre close de sa chambre, comme la savane qui fume après la pluie : tout étincelle et brille, tout brûle et se consume. C’est l’Afrique se disait Aurore, et on est en Amérique ! L’allégresse la faisait frissonner.
Le cœur de l’Amérique battait derrière la maison en bois, au milieu d’un carré de gazon, dans un arbre dont elle ne retrouvait pas le nom et qui ployait sous un amoncellement de fleurs roses que la course d’un énorme écureuil faisait frémir. Le ciel intense fut traversé par une grande aile pourpre et un oiseau d’un rouge cardinal se percha au sommet de l’arbre. La joie explosa dans le cœur d’Aurore avec une netteté, une précision, une totalité qu’elle avait déjà ressenties, il y a très longtemps, quand elle était une petite fille. L’Amérique, l’Amérique, répétait-elle comme une incantation qui disait son espoir d’une vie neuve et elle regardait l’arbre dont le nom ne lui revenait toujours pas, l’écureuil qui courait sur les branches et le grand oiseau qui balançait sa longue queue rouge dans le vent.
Il lui était impossible d’ouvrir la fenêtre. Elle était derrière un double vitrage, condamnée par un système électronique qui commandait aussi la climatisation, la cafetière, la machine à laver et l’ordinateur de Gloria, la propriétaire de la maison. Aurore pensa qu’elle pourrait sortir en bas, par la porte de la cuisine, un simple panneau de bois sous un grillage antimoustique. Mais le cerveau informatique bloquait aussi la porte. Par la fenêtre de la cuisine, on apercevait l’autre morceau de la pelouse, celui de la façade. De l’autre côté de la route, c’était en miroir la même maison qui faisait office de chapelle avec – le nom lui était revenu – le même arbre de Judée gonflé de toutes les fleurs hypertrophiées qui l’écrasaient. Un écureuil sautillait sur le gazon et l’oiseau cardinal vint se percher au faîte de l’arbre, déclenchant une houle de fleurs ivres. Un arbre de Judée par maison et un oiseau cardinal saoul de sucs, de parfums, de miels, ne sachant plus s’il est du ciel ou de la terre, qui pique et s’enfonce dans les nuages, roses et gonflés comme les arbres des jardins. Aurore retourna dans sa chambre.
Où qu’elle allât, elle avait droit à la chambre d’enfant, jamais la chambre d’amis ni le canapé du salon, non : la chambre d’enfant ! Destinée, dès qu’elle était reçue quelque part, à ces lits étroits, à ces lointaines odeurs vivantes qui laissent sur le matelas leur fumet obsédant. Le lit de Chrystal, la fille de Gloria, avait une odeur désagréable et la chambre était laide avec un aspect chaotique et précaire comme si elle avait abrité une succession d’ennemis qui avaient voulu, chacun à son tour, repousser l’occupant précédent. Sur le papier aux minuscules fleurettes on avait d’abord épinglé les personnages de Walt Disney ; puis il y avait eu la période des chevaux : doubles pages de magazines scotchées autour du lit ; enfin plus récemment des posters en noir et blanc de James Dean et de Marilyn grandeur nature.
James Dean boudait au-dessus du bureau de bois blanc constellé d’autocollants. SO CUTE ! L’expression englobait quantité de choses suaves ou neutralisées par une sensiblerie débutante, elle s’appliquait aux bébés, aux animaux, aux fanfreluches en nylon qui pendouillaient devant la fenêtre et à James Dean camé à mort. Accolée à la moue de James Dean, SO CUTE indiquait que Chrystal s’intéressait déjà aux hommes, un signe de puberté sentimentale. Marilyn retenant sa jupe au-dessus de la bouche d’aération définissait, elle, un idéal de femme.
Pendant son adolescence, Aurore, aussi, s’était intéressée à l’actrice culte de l’époque. Des camarades de classe lui avaient apporté en pension un numéro de Paris-Match. Sur la couverture, il y avait la photo de Lola Dhol. C’est toi ? lui avaient demandé les filles. Allez, avoue, c’est toi ! Et d’un seul coup, sans signe préalable, sans qu’elle l’ait jamais soupçonné dans un sourire ou dans un regard, on lui avait appris qu’elle était très jolie. Dis-le que c’est toi… un peu arrangée ! Un peu arrangée, voilà, dans ce style Mademoiselle de Lempereur, le couturier des jeunes filles, décolleté carré, organdi blanc, sourire perlé.
Dans ce milieu, il n’était pas convenable de faire du cinéma. On tolérait les danseuses parce qu’elles travaillaient très dur et qu’elles avaient UNE DISCIPLINE DE FER, et les comédiennes classiques quand elles disaient des textes longs et difficiles, mais les actrices de cinéma et les mannequins qui ne faisaient que se montrer, les pauvres gourdes, étaient si méprisées qu’elles devaient changer de nom, prendre un pseudonyme.
Comme les écrivains, se disait Aurore, comme moi. Quand elle avait publié son premier roman, tante Mimi n’avait pas voulu qu’elle gardât le nom de ses parents. Aurore avait demandé aux uns et aux autres, de parfaits étrangers pourtant, de lui trouver un nom. Un écrivain considérable lui avait offert celui de sa maison de campagne. Elle avait décliné la proposition qui impliquait une protection active.
Du coup elle changea tout, nom, prénom, origines. Elle choisit dans la colonne des convois funèbres du jour celui d’une Aurore Amer de quatre-vingt-huit ans, une miséreuse destinée à la fosse commune. Elle avait eu du mal à se faire à ce nom et surtout à ce prénom, hésitant à se reconnaître quand on l’appelait, indifférente à les voir écrits, les trouvant faux comme ces patronymes que les romanciers attribuent sans discernement à leurs personnages. Elle s’était mal distribuée, repoussée dans l’inexistence par un nom et un prénom qui n’étaient pas les siens.
Ses camarades tenaient à croire qu’elle était Lola Dhol, que le patronyme réel de Lola – elle fut une des premières actrices à garder son nom – était un pseudonyme destiné à protéger la vie cachée d’Aurore qui n’était pas encore Aurore mais seulement, comme elles la surnommaient, Juju. Leur éducation souffrait d’un tel manque de romanesque que toute la pension se passionna pour cette histoire. Les externes l’alimentaient à grand renfort de revues de cinéma. Il est presque sûr que maintenant vieillissantes, les anciennes préféraient dire à leur progéniture qu’elles avaient été en classe avec Lola Dhol, actrice splendide et scandaleuse, plutôt qu’avec Aurore Amer, écrivain qu’elles ne lisaient qu’avec suspicion.
Aurore jouait le jeu avec une sincérité qui lui apportait une véritable excitation. Frôlant le risque d’être découverte, elle alla jusqu’à se donner en représentation à l’oral du bac, incitée par le public de pensionnaires qui devait en être témoin. Lorsque l’examinateur, un jeune homme aux cheveux très courts assidu des Cahiers du cinéma, lui demanda : Excusez-moi mais… si elle n’ était pas en réalité Lola Dhol, elle le regarda droit dans les yeux et lui fit ce sourire que tout le monde imitait maintenant en le soulignant de rose nacré. À la réflexion, il la trouva bien plus jeune que sur les photos, mais on le sait le maquillage vieillit et puis pour une Norvégienne elle n’avait presque pas d’accent. Il la préférait un peu plus blonde, mais les cheveux c’est comme le maquillage. Il sortit amoureux et surexcité : Parce que Lola Dhol, vous savez, quand vous l’avez devant vous en jupe plissée, elle a une fraîcheur de pensionnaire !
Quand tante Mimi lui demanda ce qu’elle voulait faire dans la vie, Aurore n’osa pas répondre qu’elle avait envie d’être actrice de cinéma. De cinq ou six ans son aînée, Lola Dhol lui traçait plus ou moins le chemin à venir et incarnait un modèle permanent. Sa renommée ne faisant que croître, tout le monde y faisait référence, y compris tante Mimi qui se félicitait que la ressemblance – elle l’avait elle aussi admise – ne fût que physique et que sa petite-nièce ne lui infligeât pas la honte d’une célébrité scandaleuse. Lola s’était mise en ménage avec un chanteur de variétés qui triomphait sur les écrans noir et blanc de la télévision. Avec sa trompette bouchée et sa veste de serveur, il chaloupait des mambos pendant que l’autre folle, une vraie DÉGLINGUÉE, se tapait sur la corniche de l’Esterel un accident d’auto. Elle conduisait une bouteille de whisky à la main !
Aurore restait prudemment dans l’ombre de Lola, sans vraiment accentuer la ressemblance, se contentant de l’évoquer plutôt que de l’exposer. Elle savait qu’elle n’était pas Lola, mais Lola était un pseudonyme qu’elle habitait si bien qu’elle ne put jamais se faire à celui d’Aurore Amer. Sans la notoriété omniprésente de l’actrice, elle aurait pu signer ses premiers textes : Lola Dhol. Lola Dhol avait plus vécu en elle et avec elle qu’elle-même, comme si elle l’avait inventée et que Lola Dhol eût été le premier de tous ses personnages.
La jupe blanche de Marilyn recouvrait toute la largeur de la porte de la chambre. Aurore ne l’avait jamais trouvée séduisante et à l’époque de sa célébrité, elle se rappelait l’avoir considérée comme une femme mûrissante et démodée, bien moins belle que Jean Seberg, Anna Karma et toutes les jeunes actrices de sa génération. Avec sa taille étranglée, son ventre rond, ses genoux empâtés et sa poitrine trop lourde, elle était mille fois moins attirante que Lola Dhol, les seins nus sous le petit pull marine qu’elle avait fait porter à la France entière.
Et pourtant Chrystal préférait une Marilyn qui aurait eu l’âge de sa grand-mère à une Lola dont les jeunes filles venaient de retrouver le style et la coiffure. Chrystal connaissait Lola Dhol. Chaque année cette vieille POCHARDE se donnait en spectacle au colloque féministe de Middleway et la mort avait figé Marilyn dans la fragilité d’une éternelle jeunesse.