— C’est une belle photo d’écrivain, reprit Babette en s’adressant à Aurore sous le regard tendu de Lola. Elle ne te ressemble pas mais elle ressemble à tes livres – et quêtant son approbation – non ?
Aurore pensait au dernier dîner à Paris chez un professeur de médecine où elle avait accompagné le Médecin dans sa campagne académique. Elle se rappelait la maîtresse de maison, attentive à ce que tout se fasse dans le bon ordre, l’œil sur la pendule dans l’attente des derniers invités puis sur la difficile et minutieuse ouverture du champagne par le maître de maison. Alors que la conversation s’organisait un peu, on passa à table où chaque plat interrompit à son tour la discussion qui s’était orientée sur les chiens.
Aurore s’était crue autorisée à intervenir en servant à ses interlocuteurs l’expérience qu’elle tenait de Leila et de Bobinette, une grande amie et un teckel, mais un teckel qu’elle caractérisait aussitôt en le disant croisé de basset artésien et de fauve de Bretagne. Cela égara l’assistance qui dans ce milieu connaissait surtout les labradors. Suivirent des considérations sur les bâtards, reconnus avec une belle unanimité comme les plus doués, les plus intelligents de la gent canine. Le Médecin apporta, comme il se doit, la touche d’esprit en confondant chien et enfant et en marquant l’effet d’un lapsus voulu – Je n’aime pas les enfants – par un embarras affecté qui fit beaucoup rire, et qui décida à ce moment-là dans l’esprit de chacun que c’était un agréable dîner.
C’est donc sans méfiance qu’aux liqueurs Aurore essuya les salves du maître de maison sur le petit canapé qu’ils partageaient sous le portrait en pied d’un avocat général : Il est bien affreux votre dernier roman !
Il y avait belle lurette qu’elle ne défendait plus ses livres, ni en se rebellant comme elle l’avait fait au début ni en se rebiffant avec humour. Il l’avait trouvé AFFREUX, elle le lui concédait, elle-même le trouvait HORRIBLE.
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, répondit-elle à Babette, par RESSEMBLER. Parce que je ne sais pas à quoi cette photo ressemble.
— Elle est dure, répondit Babette.
— Oui, acquiesça Aurore, dure ET TRISTE.
— Heureusement, dit Gloria, que TU N’ES PAS comme Ça.
Aurore regardait à côté de la sienne la photo du Grand Oracle dont personne ne se demandait si elle était dure ou triste. C’était la photo du Grand Oracle voilà tout, la seule dont il autorisait la publication, celle qu’il envoyait à ses thésardes pour les inspirer, celle qui était reproduite dans le Lagarde et Michard du XXe siècle. Un écrivain, une photo. Un seul visage pour défier le siècle, un seul regard pour contempler l’époque. L’homme, désormais invisible, vieillissait dans une université de l’Oklahoma, ayant prophétisé la mort de la littérature française et l’avènement de la francophonie. Il avait organisé son immortalité.
— Mais tu es comme ça, non ? poursuivait Babette. Je ne crois pas à cette séparation entre l’écrivain et son œuvre, entre le fond et la forme, l’histoire d’un écrivain innocent de ce qu’il écrirait.
— Je ne suis pas professeur, répondit Aurore, fuyant le débat comme une scène de ménage qu’elle cherchait à éviter et qui se dessinait depuis le début, par sa participation même au colloque.
— Oh ! écoute, continuait Babette, tu ne vas pas nous la faire ! « À qui profite le crime ? À qui profite l’écrit, à qui profitent les cris ? » C’est toi qui choisis d’écrire ce que tu décris ou de décrire ce que tu écris. Par exemple, la mort de la bête.
— Elle ne choisit pas, intervint Gloria, ça s’impose.
— Elle choisit les mots pour le dire, non ?
— Oui, répondit Aurore.
— C’est très dur, cette scène, dit Lola en se souvenant de sa lecture de la veille et combien il avait été difficile d’emprisonner, de dénerver le texte, de l’aplatir par une lecture monocorde qui devait détourner l’émotion sur la voix.
— Oui, dit Aurore… Et elle se rappelait, mais lointaine, étouffée, presque insensible comme une cicatrice, sa douleur d’enfant devant l’animal qu’on lui ordonnait de tuer. Coupable d’en avoir provoqué la sentence, reconnaissant sa justesse car ce n’était pas par cruauté qu’on lui commandait de l’achever mais pour interrompre des souffrances intolérables dont elle était seule responsable. Et pourtant tout son être se révoltait à l’idée de tuer et tout le temps qu’elle mettait à faire SES SIMAGRÉES amplifiait des souffrances qui révoltaient l’assistance qui la suppliait d’en finir, enfin.
Mais madame, IL FAUT EN FINIR, lui avait dit le vétérinaire pendant que, sa bouche sur les lèvres noires du petit chien, elle espérait lui manger sa souffrance, lui avaler sa douleur. Et devant la bête à tuer, son corps d’enfant n’avait rien trouvé d’autre que de sauter en l’air, de sauter encore, de sauter coudes au corps, bras serrés pour se donner plus d’élan : CESSE DE TRÉPIGNER ! Mais elle ne trépignait pas, elle sautait pour s’échapper parce que les issues étant gardées, prisonnière du cercle des adultes qui assistaient à la scène, elle voulait s’enfuir par le haut, par le toit, par le ciel. Puis avisant la jupe de sa mère qui présentait au milieu des jambes d’hommes une faille, elle s’était précipitée dessus et l’avait empoignée jusqu’à la déchirer, la battant, la cognant, lui fichant des coups de poing, aussitôt ramenée au centre de l’arène devant la bête dont elle avait écrasé la tête avec le talon et qui tressautait des mouvements spasmodiques de l’agonie. Allons, encore un coup, lui avait dit sa mère pour l’encourager : ELLE EST PRESQUE MORTE.
— Oui ? quoi ? lui demanda Babette.
Elle cherchait à s’échapper mais Babette, Gloria et Lola, les yeux fixés sur elle, attendaient sa réponse. Son regard qui fuyait se posa sur la boîte, dedans la bête ne bougeait plus : ELLE EST PRESQUE MORTE, dit Aurore.
Gloria donna quelques pichenettes contre le plastique pour faire réagir le rat et, ne voyant rien bouger, chercha autour d’elle un objet pour écarter la paille. Elle saisit une cuillère et à l’aide du manche souleva la paille. Dessous, le rat était dans une vilaine position qui le désarticulait : Eh ! bouge un peu, commanda Gloria en l’effleurant avec la cuillère. Et comme il ne réagissait pas, elle y alla carrément en piquant d’abord puis en appuyant le manche sur le ventre. Elle se servait de la partie creuse de la cuillère pour soulever la bête : Bon Dieu de bon Dieu, dit-elle, il est mort !
La nouvelle fut reprise en chœur par toutes les autres : Il est MORT ! Elles se ruèrent autour de la boîte mais au moment où elles allaient à leur tour constater la mort du rat, il frémit et ramena une patte contre son ventre. Elles se mirent à crier : IL N’EST PAS MORT, IL N’EST PAS MORT ! avec cette frénésie hystérique que l’on prête aux femmes qui voient filer une souris dans leurs jambes. De saisissement, Gloria retira la cuillère et le rat bascula sur la paille où il continua de bouger spasmodiquement, d’un mouvement qu’Aurore reconnaissait et qui la figea d’horreur.
Le destin la poursuivait dans ce lieu protégé entre tous qu’est une cuisine peuplée de femmes, au centre exact de l’Amérique, dans un État réputé paisible, par une matinée de printemps dans une petite ville de rêve qui fêtait Pâques. L’écriture finissait toujours par se réaliser. Aurait-elle inventé la mort du rat ? Parce qu’elle l’aurait écrite, elle deviendrait réelle dans les termes mêmes qu’elle aurait choisis pour la dire et cette réalité provoquée l’emporterait sur toutes les autres.
— « Jeu de mots, jeu de mort », dit Babette.
— Leiris ? demanda Gloria.
— Non, Lavie, comme ça se prononce, répondit Babette.
En face, devant la piscine le Pasteur lisait à ses ouailles : « Dans l’entrée du tombeau, les femmes virent que la pierre avait été bougée, elles reculèrent de terreur. » Une petite fille qui avait mis sa plus belle robe d’organdi jaune, qui avait tremblé toute la matinée de peur que le temps ne fût pas assez chaud pour lui permettre de la porter bras nus ; une petite fille qui avait affirmé qu’elle avait TROP chaud pour éviter d’enfiler sur sa merveille jaune un vieux manteau d’hiver ; une petite fille qui s’était levée trop tôt pour mettre sa robe de fête, qui n’avait pas voulu déjeuner pour ne pas la salir, qui avait tournoyé pour mesurer l’ampleur de sa jupe ; une petite fille qui s’était disputée avec ses frères dans l’auto qui les conduisait à l’église ; une petite fille se réveillait soudain aux paroles du Pasteur et se disait dans sa tête : Pourquoi elles ont peur, CHRIST EST RESSUSCITÉ ! Elle reprenait d’une voix joyeuse et claire avec tous les fidèles : Christ est ressuscité, Christ est ressuscité. Mais elle le croyait, elle, de toute la force de sa joie.
Middleway, Kansas, était ce paquet emballé dans des papiers de soie aux couleurs suaves dont Aurore avait défait une à une les enveloppes, pour trouver l’atroce cadeau d’un souvenir inaltérable. Le petit cadavre s’était trimbalé de livre en livre pour la poursuivre ici, comme une menace de mort. Il m’a donc retrouvée, se dit-elle.
— « Tout autour du chaudron tourne pour y jeter tour à tour intestins empoisonnés », claironna soudain Babette et à l’adresse du public, ces pauvres femmes autour de la table, elle dit triomphalement, comme on rive son clou à une assemblée ignare : Macbeth, acte IV, scène 1.
— « Double, double, puis redouble, le feu chante au chaudron trouble », répliqua Lola dans un anglais clair qui atténuait la raucité de sa voix ou plutôt qui l’exprimait plus naturellement que le français.
Babette étonnée lui demanda si elle connaissait la pièce.
— Je l’ai jouée, répondit Lola.
— Lady Macbeth, vraiment ? interrogea Babette comme si elle avait du mal à y croire.
— Il n’y a pas tellement d’autres rôles pour moi dans la pièce, et le souvenir des cinq représentations londoniennes et de la critique qui avait fait baisser le rideau, lui revint amer. Pourquoi l’utilisait-on à contre-emploi, et pourquoi acceptait-elle ce genre de défi ? La salle était un trou noir qui lui donnait le vertige. Elle mettait sa mémoire à l’épreuve, elle cherchait à se rappeler ce que les sorcières jetaient dans le chaudron.
— Un filet de serpent, une peau de lézard, un doigt de grenouille, un œil de hibou, répondit Babette ravie.
— Un croc de chien, ajouta Lola, une dent de loup.
— Une main de singe, essaya Aurore.
— Vous ne voulez pas un rat aussi ? interrompit Gloria rigolarde, que j’y flanque le mien !