La levée d’écrou informatique se faisait à sept heures trente. L’écran de l’ordinateur de Gloria s’éclairait et diffusait une musique nasillarde qui débitait les premières mesures de la Lettre à Élise avec une tonalité aussi usée que celle qui s’aigrissait sur le répondeur téléphonique. Une inscription gigantesque lui souhaitait une bonne journée en martyrisant son prénom dans tous les sens selon le désir qu’elle avait eu de le franciser, et même à la belle époque de le féminiser en remplaçant le i par un y, bref de le rendre définitivement original. On en était donc à Gloria avec une pincée de cœurs qui envahissaient l’écran et explosaient en inscrivant SPLATCH dans des bulles.

Au même instant, au sous-sol, la machine à laver se remplissait d’eau. Il n’est pas douteux que si Gloria avait trouvé un savon qui fît des cœurs à la place de la mousse, la machine eût craché des cœurs roses et euphoriques comme les dessinent les jeunes filles qui, dans l’enthousiasme de leur première année d’université, parsèment leurs copies de ces décorations enfantines, traquant le moindre i pour l’empâter d’une fleur, d’un cœur ou d’un rond obèse comme le beignet qu’elles trempent dans leur café. La porte du garage se soulevait, les moustiquaires se décollaient, la machine à café se mettait en route et la climatisation emportait tout cela dans un chuintement qui était le pouls de la maison. C’est une question d’organisation, disait Gloria, mais le fer à défriser qui chauffait sur le bord de son lavabo avait, erreur de timing, fichu le feu à la maison.

Ce matin-là Gloria, qui avait dormi sur le canapé-lit de son bureau sans prendre la peine de le défaire, se réveillait fatiguée mais heureuse. Comme après chaque colloque, elle passait en revue les épisodes et incidents y afférents, et cela s’était plutôt bien passé. Une organisation rigoureuse, un budget serré, la fidélité des congressistes de plus en plus sollicitées ailleurs et dont pourtant le nombre s’était accru. Elle avait en main une carte maîtresse : Lola Dhol faisait des lectures sur les auteurs programmés.

Personne ne résistait à la voix de Lola. Gloria se rappelait l’effet que lui avait fait leur première rencontre, il y a quelques années déjà à la New York University au cours d’un cocktail au département de français. Alors qu’elle se dirigeait vers le buffet, la voix, la sublime, l’adorable voix l’avait figée sur place, comme autrefois lorsqu’elle arrivait en pleine séance au cinéma, qu’elle attendait l’ouvreuse dans un angle du couloir ou de l’escalier et qu’elle se prenait déjà à la voix chérie de son actrice préférée. La voix disait qu’il fallait manger le jambon avec des figues et non avec du melon, surtout du melon d’eau vert et sucré, et Gloria croyait entendre à la fois toute la littérature contemporaine et tout le cinéma européen. C’était TROP.

Si quelque chose, en dehors de la littérature, et peut-être encore plus que la littérature, l’avait fait se sentir française, elle avait envie de dire SE TENIR FRANÇAISE, c’était le cinéma des années soixante. Si quelqu’un pouvait représenter ce cinéma, c’était Lola Dhol la Norvégienne. Elle l’avait envoûté. Dès qu’elle ouvrait la bouche, son accent ineffaçable marquait les dialogues les plus différents comme si elle en avait été l’auteur. Lola se retourna et si la voix n’avait encore été dans sa bouche, Gloria n’en aurait pas cru ses yeux.

Elle avait un visage si violemment marqué par l’alcool qu’il était à la fois livide et violacé, comme pris dans une brûlure dont la peau morte avait sailli par plis gris. Elle en était arrivée à ce stade d’intoxication où après avoir été grosse, bouffie, elle était devenue très maigre, d’une cachexie blême. Elle avait été abandonnée par ses chirurgiens esthétiques, elle était délaissée par ses médecins. Par cette force de phénix qui l’animait, elle ressuscitait, laissant ici un rein, une vésicule, un bout d’estomac, mais si vibrante et si lucide que ceux qui osaient encore la fréquenter l’admiraient toujours en dépit de sordides histoires d’ivrogne qui circulaient sur son compte.

Lola Dhol, elle, remarqua d’abord le regard de Gloria. Elle y reconnut cette tendresse éperdue, cette émotion mouillée de larmes, ce sourire ébloui et reconnaissant qu’elle faisait naître autrefois chez les femmes qui avaient monté la garde auprès d’elle avec tant de respect qu’elle n’hésitait jamais à aller vers elles pour bousculer leur retenue et leur dire qu’elle les aimait. Ensuite elle vit cette femme sans âge, fringuée comme une boniche qui détonnait dans cet endroit. Enfin, seulement, elle remarqua que Gloria était noire. Lola avait eu sa période black power, celle du soutien aux minorités abusées. Elle reconnut dans Gloria une victime des hommes et de l’Amérique. Elle s’avança vers elle et, comme si elle la connaissait depuis toujours, l’embrassa.

Contre les apparences, dans ce cocktail new-yorkais, ce ne fut pas Lola qui sauva Gloria mais Gloria qui apporta à Lola une dernière chance de s’en sortir. Car cette femme qui semblait ce jour-là si déplacée parmi les intellectuels qui péroraient, cette petite femme que la quarantaine avait épaissie au milieu des invitées maigres et plates dans leur stricte robe noire était une femme puissante. Gloria Patter de Middleway Kansas University, doyen du département des langues étrangères, présidente de plusieurs associations francophones, finançait la manifestation de New York autour du cinéma français des années soixante. De Los Angeles à New York, tout le monde s’empressait autour de Gloria Patter. Quant au trois-quarts rouge coquelicot qui lui abîmait la silhouette, au chouchou de tulle qui attachait ses cheveux déjà gris et aux longues boucles d’oreilles en pacotille, ils lui avaient été recommandés par sa conseillère en communication.

Désormais Lola fut de toutes les manifestations féministes qu’organisait Gloria, elle fut surtout du colloque de Middleway, qui en était le clou. Elle s’était plus ou moins installée aux États-Unis, et elle allait d’université en université faire des lectures : des femmes et un peu aussi le Grand Oracle, le seul écrivain mâle que l’auditoire acceptait d’entendre parce qu’il avait appuyé leur mouvement. Elle lisait du même ton, de la même voix. Elle lisait sans comprendre comme elle en avait lancé autrefois la mode. Lire sans chercher à savoir ce que l’on lit, lire comme un exercice qui ne doit rien au texte.

 

Cela avait été l’idylle, jusqu’à ce que Gloria eût fait la connaissance d’Aurore qu’elle avait d’abord lue parce qu’elle était française puis adorée parce qu’elle parlait de l’Afrique. Gloria, qui avait conquis l’Amérique, rêvait d’une Afrique originelle qu’elle ne connaissait pas et où elle n’osait pas aller. L’Américaine en elle avait pris le dessus. Elle se trouvait démunie devant les immensités noires qui hantaient son imagination. Pour Aurore l’Afrique était le pays natal qui avait déterminé une fois pour toutes la palette de ses couleurs, l’éventail de ses odeurs.

Quand au cours d’un voyage et par une série d’indiscrétions, Gloria débusqua Aurore dans le studio qu’elle occupait à Paris, elle resta bouche ouverte, dans une stupéfaction qui l’empêcha de franchir le seuil de cette porte qu’elle avait forcée. À aucun moment elle n’avait songé qu’Aurore pût ne pas être noire. Aurore était blanche, c’était une de ces blondes que l’âge pâlit jusqu’à les rendre transparentes. Gloria avait créé au sein des feminine studies un groupe d’études et de recherches de littérature africaine. Elle invita Aurore en tant qu’« écrivaine » africaine et comme de son côté Aurore était persuadée que l’Amérique devait être une sorte d’Afrique, leurs rêves se conjuguèrent. Les étudiants n’y trouvèrent rien à redire.

À Middleway, Gloria eut à nouveau pour Aurore un coup de cœur de jeune fille. Une Lola Dhol respectable lui était rendue, plus les livres que finalement elle mettait au-dessus du cinéma, plus l’Afrique où Aurore avait vécu. L’écrivain avait quelque chose de désincarné, de léger et de fugitif, elle était un de ces ballons que l’on tient par une ficelle, qui tirent vers le ciel et qui disparaissent si on les lâche : Celle-là, il faudra que je l’attache ! – exacte expression du lien que Gloria venait de contracter à sens unique.

Une chambre était réservée pour la romancière au Hilton, mais dans un emportement amoureux Gloria lui dit : TU vas habiter chez moi, je T’ai réservé la chambre de ma fille. Et comme elle voyait que cela n’entraînait pas un bonheur sidéral chez Aurore qui venait d’encaisser un Paris-Chicago puis un Chicago-Middleway, elle lui apprit que plusieurs communications, et des meilleures, porteraient sur ses livres. Babette Cohen elle-même se réservait l’interprétation intertextuelle de sa création. Comme Aurore se tenait toujours sur la réserve, elle lui annonça que Lola Dhol ferait la lecture de son dernier livre. Elle lui assena la magnifique nouvelle : J’en ai commencé la traduction ! Une lueur d’espoir éclaira brusquement le regard de l’écrivain. Enfin, reprit Gloria, ce n’est pas aussi simple que cela, je fais plutôt une adaptation. Il faudra qu’on en parle.

Aurore parut désorientée. Pour la reconquérir, Gloria lui dit qu’elle avait, selon son désir, pris rendez-vous avec le Conservateur du zoo et qu’elle aurait de ce côté-là aussi une bonne surprise. C’était le premier écrivain que Gloria connaissait qui doublait sa participation aux feminine studies d’une visite au zoo.

 

Et justement l’ordinateur, qui en avait terminé avec toutes ses facéties, demanda : Gros bonheur ou petit plaisir ? Gloria sélectionna gros bonheur. Par une série de manœuvres complexes qui passaient par des noms de code, sa date de naissance, les trois premières lettres du prénom de sa fille et les deux dernières de celui de son mari, elle appela la page de garde. Elle se présentait comme la couverture d’un roman qui imitait la présentation d’un célèbre éditeur new-yorkais. Gloria lut en retenant son souffle :

 

Gloria Patter

African Woman