Lorsqu’elle traversait le hall de la maison d’édition où on affichait à chaque saison les visages des écrivains dont le livre paraissait, Aurore ressentait une gêne obscure et douloureuse. Outre qu’ils étaient abominablement nombreux, ils demeuraient encore plus anonymes que leurs livres scellés sous leurs couvertures uniformes. La photographie ne leur donnait pas d’identité. On aurait pu intervertir les clichés, tous du même format, pris sous le même angle, dans la même pose symbolique, la main sous le menton. Un tirage volontairement sombre accusait leurs traits comme si l’encre dont ils avaient noirci leurs livres suait sur leurs visages sans expression. Bienheureux encore que l’on ne jugeât personne sur la mine comme sur ces photos anthropométriques placardées sur la porte de l’aéroport de Santarém devant lesquelles Aurore s’était arrêtée. Elle s’était demandé si elle aurait été fichue d’en reconnaître un seul : tous pareils !

Ce hall de marbre était funèbre. Les visiteurs baissaient la voix comme dans un columbarium et se distrayaient à lire les noms sous les visages. Aurore songeait aux photos du défunt que les familles aimantes font incruster sur la tombe dans un petit médaillon d’émail à l’épreuve des intempéries : un jeune soldat, un notable quinquagénaire ou une jeune femme à lunettes. Le mort continuait à vieillir, démodé ou ridicule, sur le chemin de l’immortalité que le cliché voulait pourtant lui faire atteindre. Quant à l’éternité, Aurore pensait que les croix plantées en quinconce sur les paysages infinis des cimetières militaires, que les cailloux que l’on pose sur les tombes juives, y disposaient plus naturellement. La poussière, la cendre. Tante Mimi avait raison et Aurore aimait regarder le feu dans la cheminée.

 

Pour sa première photo d’écrivain, elle avait subi la lumière dure d’un jour de neige qui l’avait statufiée. Elle était passée raide à la postérité comme ces corps d’alpinistes tombés dans les crevasses et que le glacier rend quelques siècles plus tard sans que le temps, la mémoire aient pu s’appliquer à les effacer, puis à les faire disparaître. Aurore, figée et morte dans le ventre du glacier de la maison d’édition.

Derrière son appareil, le Photographe lui expliquait combien il était difficile de photographier les écrivains avec leurs visages mous qui disparaissent, et leurs yeux vides qui n’accrochent pas. Ils fuient, disait-il, mais ils ne s’échappent pas, ils s’évanouissent et après, sur la photo, si on ne la durcit pas, il ne reste qu’une apparition fantomatique, une aura qui laisse des taches blanches dans les journaux avec des trous noirs à la place des yeux et du nez.

Aurore s’accrochait pour rester là, elle se retenait à l’image pour ne pas disparaître comme les autres. Les dents serrées, elle fixait l’objectif.

Ce qui est marrant, racontait le Photographe, ce sont les bonnes femmes qui jouent à la star. Elles ressemblent aux femmes qui connaissent l’amour trop tard et qui ont tant de jouissance à rattraper qu’elles balancent tout par-dessus les moulins. Elles jouent aux belles et le temps d’une photo, mettent le paquet. Aurore sentait qu’elle décrochait, ne voulant pas y mettre le paquet. Elles étalent leurs cheveux sur les épaules, gonflent la bouche, c’est leur sexe qu’elles exposent, à ce moment leur bouquin elles s’en tapent. Elles ouvrent leurs robes, dégrafent leurs soutiens-gorge, tirent sur l’élastique du slip. Elles s’étalent sur la photo, comme une pute dans sa vitrine. Elles sont répugnantes, disait-il. Plus elles sont offertes, plus elles aiment leur photo. Il faut les voir au-dessus des planches, à se reluquer. Aurore avait complètement décroché mais cela n’avait pas d’importance, le Photographe photographiait la neige. Elle n’était qu’un prétexte à un jeu de lumière difficile auquel elle prêtait, ombre et lumière, par hasard, son visage, ses yeux fixes, sa bouche sans sourire.

Ultime conciliation, pour lui prouver qu’elle comptait, pour lui dire qu’elle existait, pour qu’il la vît enfin, elle avait demandé au Fonctionnaire qui était de passage à Paris de venir l’aider à choisir les épreuves. Il était si ostensiblement en retard qu’elle ne savait plus quoi inventer pour calmer le Photographe qui s’impatientait, et puis, quand il arriva, il se mit à feuilleter le dossier à toute allure. Il disait : Pas celle-là, la bouche ; pas celle-là, les yeux ; pas celle-là, le menton ; pas celle-là, le sourire. Aurore était gênée pour le Photographe qui avait attendu et qui subissait la critique définitive de clichés dont pour une fois il était satisfait parce qu’ils ne ressemblaient pas aux autres. Quand ils eurent fini, sélectionnant en désespoir de cause cette photo qui se trouvait sur le mur de Gloria, il les avait quittés brutalement en faisant claquer la porte. Elle s’était excusée pour l’attitude du Fonctionnaire.

— Mais ce ne sont pas mes photos, ce n’est pas moi, c’est vous que ce type n’a pas cessé de critiquer.

Elle regardait le Photographe les bras ballants, les yeux grands ouverts, en proie à la révélation de son malheur, ressemblant en vrai aux photos de détresse muette qu’il avait tirées d’elle. Après toutes ces années, elle venait de comprendre que non seulement le Fonctionnaire ne l’aimait pas, qu’il ne l’avait jamais aimée, mais qu’il la haïssait pour chaque trait de son visage, pour chaque grain de sa peau, pour chaque cil de ses yeux. Elle avait seulement répondu : – C’est mon mari.

— Ah ! excusez-moi, fit le Photographe et puis il lui dit que si elle le désirait, ils recommenceraient les photos. Elle se précipita dans ses bras.

Il devint son amant sur le divan du studio, au milieu des projecteurs, des fils qui traversaient le plancher dans la poussière baignée par l’odeur de la pellicule, dans une hâte violente qui était la négation de tout ce qu’elle avait lu au sujet de la séduction amoureuse, dans une excitation désespérée. Les séances de pose en avaient condensé tous les préliminaires et toutes les approches. Pour l’avoir longuement étudiée dans son objectif, le Photographe semblait avoir une connaissance innée d’Aurore. Elle n’avait pas eu besoin de lui expliquer qu’avec ce mari-là, elle ne savait toujours rien de l’amour, pis, qu’elle était empêchée, retenue, contrainte, coupée de ses désirs, ignorante de son corps. Il fallait un tremblement de terre pour que rompant tous les fils qui la retenaient, toute la honte, la peur de mal faire, l’angoisse de ne pas savoir, elle pût se jeter dans des bras inconnus.

— Fais attention, lui dit-il en la raccompagnant à la porte. Fais très attention à toi.

Dans la rue, elle ne reconnaissait plus rien et s’arrêta pour se reprendre devant une vitrine. Elle ne voyait rien derrière la vitre, juste dans le reflet sa silhouette obsédante qui lui cachait l’étalage, le fond de la boutique. Elle était soudain devenue opaque et comme dans un cauchemar son corps, en se matérialisant, occupait tout l’espace. Mais ce fut le temps d’un vertige, et elle regarda avec avidité et reconnaissance apparaître dans l’étalage des sacs en velours et des écharpes de soie. Elle se demandait si le Photographe lui avait dit de faire attention par une intuition très particulière ou s’il disait cela à tous les visiteurs pour leur signaler le carrefour, au coin de la station de taxis : Allez au pas, Attention piéton, Vous n’avez pas la priorité, Traversez en deux fois.

Ils n’avaient rien en commun. Avec son attirail de soldat de pacotille, sa parka kaki bardée de rouleaux de pellicules, ses appareils en guise de kalachnikov, il n’était pas du tout l’homme avec lequel elle avait cru faire l’amour. Elle sentait bien qu’elle ne lui plaisait pas non plus. Affalé sur son lit, il se plaignait du froid de l’hiver, de l’exil de la vie. Il se voyait à Beyrouth et on l’envoyait photographier des écrivains, des demi-stars qu’une photo devait faire sortir du néant. Il rêvait chars, visages d’enfants en pleurs et il passait son temps avec des nanas qui, après s’être poudrées, vérifiaient leur brushing cartonneux et s’installaient avec aussi peu de pudeur devant son objectif que dans une cabine de photomaton !

Elle se demanda si le Fonctionnaire n’avait pas eu raison, une fois de plus, de trouver les photos hideuses. En feuilletant les clichés, elle se trouvait moche, hagarde et désemparée avec aussi peu de grâce qu’un papillon épinglé vif, avec autant de souffrance qu’un chat sous un casque d’électrodes, qu’un chien aux yeux phosphorescents de peur. C’était ce qu’on appelait une photo d’écrivain et elle mesurait la distance qu’il y avait avec une photo d’actrice et elle comprenait que les femmes voulussent être sur le papier reines d’un jour, plutôt actrices qu’écrivains.

 

— C’est une belle photo, dit Babette.

— C’était un bon photographe, répondit Aurore.

Il s’était fait tuer à ce carrefour où il lui avait demandé de faire attention. Quand elle l’apprit, il était mort depuis longtemps. Elle regretta de ne pas lui avoir demandé si les écrivains hommes s’emparaient de leur image avec la même virulence que les femmes. Elle se rappelait le carrefour et l’épaule qu’il avait saisie pour la tourner vers lui et lui donner un baiser. Et ce mort prenait moins de place que ce mari vivant quelque part. Elle avait l’habitude du deuil.