Le téléphone sonna et Aurore broncha. La vie lui semblait se dérouler en vase clos au cœur de ce pays énorme, dans cette université magnifique et surtout dans cette maison refermée qui n’ouvrait qu’un œil sur la rue, la fenêtre au-dessus de l’évier, engoncée dans ses rideaux de nylon volanté, avec des bouillonnés resserrés de petits nœuds. Qui peut m’atteindre ici ? Quelle urgence, quel malheur auraient pu pénétrer ces couches de protection qui étouffaient tous les bruits du monde, et particulièrement ceux d’une France qui vue d’ici n’existait plus. Elle repensa au zoo. Enfin ! se dit-elle.
— C’est Horatio, fit Gloria à l’adresse de Babette qui refusa si énergiquement de prendre le combiné qu’Aurore pensa un instant qu’il s’agissait de l’Aviateur avant de se rappeler qu’Horatio était le secrétaire de Babette. Il s’ensuivit une conversation indirecte où Babette s’exprimait à l’adresse de Gloria par signes d’autant plus rapides et énervés qu’elle avait ce matin-là un lourd contentieux avec son secrétaire.
— Il faut que tu sois devant la maison à onze heures pile, traduisait Gloria qui continuait en suivant Babette des yeux… pour l’avion de midi c’est la dernière limite… Non, elle n’enregistrera pas ses bagages… N’oublie pas que c’est toi qui as son ordinateur… Si, si, c’est toi et les dossiers aussi… Non, il n’est pas question de mettre les dossiers aux bagages, elle n’a pas de double… Eh bien ! tu te les coltineras. Si elle va bien ? Tu verras ça toi-même. Elle ne te salue pas ! Et puis changeant de ton, de mutine et décontractée devenant brusquement autoritaire : – Passe-moi L’AUTRE ! – Quel autre ? – Mais Babilou, voyons, comme si je ne savais pas qu’il avait passé la nuit avec toi ! – IL DORT ! – Eh bien, réveille-le !
— Il dort, dit-elle en s’adressant aux autres femmes dans la cuisine, il dort, répétait-elle en meublant le silence tout le temps qu’Horatio passait à réveiller Babilou, à le convaincre de venir parler à la Patronne, lui expliquant que si elle devait l’engueuler, il valait mieux que ce soit par téléphone, qu’il pourrait, si elle criait trop, écarter l’écouteur de son oreille pour la laisser récriminer dans le vide. Putain, j’en ai ma claque de cette mémé, gémit Babilou en prenant le combiné.
— Cette pourriture dort alors qu’il devrait être en train de raccompagner les Canadiennes à l’aéroport, maugréait Gloria. Elle avait pris son air de fouine agressive, les yeux étrécis de haine, le menton contracté, la bouche serrée. Son corps massif se balançait d’un pied sur l’autre : Il me dégoûte, il me dégoûte, commentait-elle.
— Bonne fête, susurra Babilou dans le téléphone en se faisant la voix joyeuse : Bonne fête, Christ est ressuscité !
Gloria vira à l’aubergine.
Après chaque colloque, Gloria et Babilou frôlaient la rupture : c’était le résultat d’une tension croissante due en partie au fait que Babilou profitait du colloque de Middleway pour se livrer aux excès d’une sexualité compulsive avec tout ce qu’un pareil rassemblement drainait, autour de femmes mûres et puissantes, de jeunes gens aimables. Il faisait de la grand-messe féministe une fête du sexe mâle, apportant autant de plaisir, de drôlerie et de gentillesse dans ses exercices amoureux qu’il y avait en face de sérieux, de componction et de puritanisme. Finalement, le colloque avait deux faces, Gloria conduisait la représentation In, mais les exercices Out de Babilou étaient plus amusants.
C’est alors qu’elle se trouvait en consultation chez sa gynécologue, les pieds coincés dans les étriers et le spéculum fiché dans le corps, que Gloria avait entendu parler pour la première fois de Babilou. La gynécologue se plaignait que son fils, après avoir entrepris des études d’architecture chinoise et de musique islandaise, voulût se mettre au français. Gloria sentait au ton du médecin que le français représentait sinon une véritable déchéance par rapport aux deux matières précitées, en tout cas une cause de désolation maternelle, le signe enfin accepté que son fils n’était qu’un bon à rien. Couchée sur le dos, les jambes en l’air, Gloria se mit à défendre le français avec une telle passion que la gynécologue en proie au doute cessa de regarder dans son colposcope pour fixer le visage de Gloria dont elle contestait l’argumentaire.
— Et les feminine studies ? demanda Gloria en faisant un effort pour redresser le haut de son corps.
— Bof, fit la gynéco en replongeant vers le colposcope.
— Et la francophonie ? jeta Gloria en se laissant lourdement retomber sur la table d’examen. Contesterait-elle encore que le français n’était pas une matière d’avenir !
— Si vous le dites, concéda la gynécologue.
— Vous ne pourriez pas le retirer, demanda Gloria en désignant le spéculum.
— Où avais-je la tête ? s’excusa la gynéco.
En quelque sorte, Gloria avait accouché ce jour-là de Babilou.
Dire qu’elle fut ravie quand le nabot blondasse qui répondait au surnom de Babilou et se recommandait de la gynéco se présenta dans son bureau serait exagéré. Elle se fit la réflexion que les homosexuels n’étaient pas tous beaux, opinion reçue qu’elle n’avait jamais mise en doute. Liant la beauté d’un homme à une homosexualité intrinsèque, elle avait écarté de son chemin amoureux tous les hommes qui lui plaisaient vraiment pour se fixer raisonnablement sur la médiocrité esthétique du Machiniste. Son animosité à l’égard de Babilou commença avec sa déception et s’amplifia quand elle se rendit compte que l’âme ou le cœur, supposés dans ses théories primaires compenser les défauts physiques, les accompagnaient au contraire dans cette figure de style que l’on nomme redondance. Babilou était encore plus moche moralement que physiquement. Elle avait installé un ennemi dans son bureau, mais au lieu de s’en débarrasser sans plus attendre elle l’utilisait à attiser cette colère latente qui était le moteur de son activité. Elle s’irritait constamment contre Babilou, le réduisait à un esclavage auquel il se prêtait en apparence et relâchait par contrecoup son autorité sur ses autres collaborateurs.
Il devint un secrétaire très particulier, son homme à tout faire. Ce fut lui qui donna ses premières leçons de conduite à Chrystal et la gynéco paya une aile neuve à la Cadillac de son fils. C’était lui qui allait porter au pressing les nippes de la Patronne, chercher du fried chicken quand elle avait une fringale pendant son régime, arroser ses misérables plantes vertes, donner à manger et à boire au rat dont personne ne se souciait plus et nettoyer la camionnette du Machiniste entre deux déménagements.
Depuis quelques semaines, il traduisait avec un traitement de texte ad hoc des extraits d’un roman d’Aurore que Gloria avait soulignés de jaune fluo. Il détestait ce travail de mot à mot, qu’il tapait de l’index, lettre à lettre. Ses yeux pleuraient devant un écran si mauvais qu’il accomplissait son pensum de nuit pour en faire chaque matin une livraison. Gloria le trouvait à son réveil sur son propre écran : Splatch ! Have a good day.
Officiellement, il s’agissait de donner, en la compressant en fragments, un aperçu de l’œuvre d’Aurore Amer aux étudiants du groupe des feminine studies. Mais en utilisant le code secret de l’ordinateur de la Patronne, comme il aurait ouvert autrefois un tiroir après en avoir subtilisé la clef, Babilou avait découvert que sa traduction était en train de nourrir le futur roman de Gloria Patter, African Woman. Splatch !
Vu la lenteur et l’irrégularité de ses travaux de traduction, le roman était à peine construit. Il s’en dégageait cependant une trame : native d’un village africain, le Village-Modèle, une jeune fille découvrait dans un bordel tenu par Reine Mab la vie de Port-Banane.
Il avait aussitôt téléphoné à Horatio à Missing H. University pour l’informer de la magouille en cours.
— NON ? avait fait Horatio, avec ce ton qui donnait toujours envie de lui en dire plus.
— SI ! avait rétorqué Babilou, c’est un truc énorme !
Horatio était allé trouver Babette. Il avait attendu que tous les visiteurs soient partis, il avait fermé la porte, s’était assis en face d’elle et lui avait demandé si elle savait que Gloria écrivait un roman.
— Un roman ! s’était exclamée Babette comme si on la poignardait dans le dos. Dans sa compétition avec Gloria, il y avait une chose dont elle était sûre, c’est que l’autre n’écrirait jamais. Tout juste capable de jouer avec le clavier, d’envoyer des messages sur le web au monde entier, de transférer des dossiers, mais la tête vide. Si quelqu’un devait écrire un roman, ce serait elle, elle avait des idées à ne savoir qu’en faire.
— Oui, avait continué Horatio, il s’appellera African Woman !
— Elle ne connaît pas l’Afrique ! interrompit Babette.
— Qu’importe ! Horatio lui révéla le pot aux roses : Babilou traduisait Aurore Amer par fragments, Gloria ajustait, trafiquait, suturait, enlevait un mot par-ci, remplaçait un nom par-là.
— C’est un plagiat ! dit Babette.
— Ce n’est pas moi qui le dis, fit remarquer Horatio, voulant dégager sa responsabilité.
— Mais c’est grave, continua Babette. Il faut prendre nos distances. Tout le colloque va être touché et je ne veux pas perdre ma réputation…
Babette demanda si le roman était très avancé. Non, avait rétorqué Horatio, enfin, si l’on en croyait Babilou, il n’était encore qu’une compilation de citations plus ou moins bien traduites. Alors, je vais lui parler, avait dit Babette. Il faut que j’aie une discussion avec elle.
Babette appela Gloria et Gloria fit semblant de ne pas comprendre. Il n’était pas facile de dire que son code secret avait été forcé, que Babilou avait prévenu Horatio mais que ni l’un ni l’autre ne voulaient apparaître dans l’affaire. Et alors ! dit brutalement Gloria, il s’agit de faire un abrégé en américain pour les étudiants qui ne veulent plus lire. Elle ne voyait pas ce qu’il y avait de répréhensible à vouloir faire connaître Aurore Amer à un large public. African Woman n’était qu’un nom de dossier et l’affaire était close.
Babette, qui en avait fait avouer plus d’un, reprit la discussion. Elle voulait être sûre qu’Aurore Amer était partie prenante dans l’affaire. Gloria s’irrita, elle lui parla successivement d’intertextualité et d’oralité, elle lui dit que la littérature n’appartenait qu’au lecteur comme la langue à celui qui la parle, qu’on ne pouvait plus rester le cul serré sur des copyrights d’un autre temps, que si Babette voulait parler de plagiat, tout le monde plagiait tout le monde !
Le ton était monté si haut que Babette dut écarter l’écouteur, et qu’Horatio qui marchait de long en large devant elle quitta la pièce. Gloria s’emportait : Qui plagie quoi, qui plagie qui ? Ces Blancs qui volent mon Afrique, qui pillent ma terre, qui prennent mes arbres, mon ciel ou moi, fille d’esclaves enlevés, enchaînés, battus, violés, humiliés, baptisés, que l’on a privée de ses racines ? Ça ne leur a pas suffi d’avoir colonisé nos pays, maintenant ils en font des livres !
— Je croyais que tu aimais Aurore !
— Ce que j’aime, moi, c’est l’Afrique et Babette entendit des larmes dans la voix de Gloria.
Alors elles parlèrent d’autre chose, de leurs secrétaires qu’elles croyaient ennemis et qui se téléphonaient la nuit les secrets de leurs ordinateurs.