CHAPITRE XIV
Samedi 2 juillet
La comtesse de Salignac avait quadrillé le terrain. Raphaëlle de Gouveline s’était vue affectée aux rayonnages de gauche, Adalberte de Brix et Blanche de Cambrésis à ceux de droite. Mathilde de Flavignol, secondée de Valentine, ratissait consciencieusement les étagères du milieu.
— Dépêchez-vous, le voilà, il revient ! cria la comtesse en vigie. Alors, Laquelle ? Vous l’avez trouvé ?
— Rien. Mais celui-ci n’a pas l’air mal, Le Viol de Lucrèce, de William Sha… Shakes
La porte de la librairie s’ouvrit sur Joseph brandissant Le Passe-partout.
— Une édition spéciale sur l’affaire de la tour !
— Faites voir ! Faites voir ! s’exclamèrent les femmes
S’emparant de son plumeau, il les força à reculer.
— Du calme ! Silence ! L’article est signé Antonin Clusel, je le connais, il est venu ici, c’est une relation de M. Legris.
— Et où est M. Legris ? demanda la comtesse.
— À la préfecture de police. L’inspecteur Lecacheur l’a convoqué avec M. Mori. Quelle histoire !
Joseph s’installa sur son escabeau, déplia le quotidien et lut à haute voix :
L’ASSASSIN SE CONFIE EN EXCLUSIVITÉ
AUX LECTEURS DU PASSE-PARTOUT
« Depuis dix jours, plusieurs décès survenus dans des circonstances étranges ont endeuillé l’Exposition universelle, plongeant les enquêteurs dans la plus grande confusion. S’agissait-il d’accidents consécutifs à des piqûres d’abeille ou bien d’une série de meurtres prémédités ? Antonin Clusel lève le voile sur ce mystère en révélant au public la confession écrite laissée à son intention par Marius Bonnet qui a trouvé la mort hier après-midi sur la première plate-forme de la tour Eiffel. »
— Quand je pense que nous y étions, j’en ai des frissons ! s’écria la comtesse.
Abaissant le journal, Joseph la toisa sans aménité.
— Vous désirez vraiment connaître la confession posthume de l’assassin ? demanda-t-il d’un ton acerbe.
— Certainement, mon ami, poursuivez, poursuivez.
— En ce cas je veux entendre voler les mouches, vu ?
Il se cala sur son perchoir et entama sa lecture :
« "Avez-vous déjà éprouvé l’horrible sensation que des griffes de fer vous déchirent le torse ? Vous êtes-vous senti en proie à la suffocation, à l’angoisse, incapable de réagir tant la douleur vous paralyse ? C’est ce que j’ai subi pour la première fois l’année dernière alors que j’assistais à l’inauguration de l’Institut Pasteur.
« "Mon médecin m’apprit que je souffrais d’une angine de poitrine, que ce mal risquait de m’emporter si je m’obstinais à brûler la chandelle par les deux bouts. Renoncer au journalisme, aux piments de l’existence ? Pas question. Puisque mon espérance de vie était sérieusement compromise, j’allais sauter les étapes et réaliser illico mon rêve de toujours : posséder mon propre quotidien, surpasser la popularité du Petit Journal.
« "Je suis parvenu à convaincre un commanditaire fortuné, Constantin Ostrovski. Il m’a financé sous le manteau en m’accordant un prêt à titre personnel. Je lui ai signé un billet par lequel je m’engageais à honorer ma dette au 31 décembre 1889. Peu de temps après le lancement du Passe-partout, en avril, il s’est rétracté et m’a sommé de le rembourser, intérêts et capital, faute de quoi il coulerait mon journal. Quand on a passé vingt ans à nourrir l’hystérie boulevardière, on est sans illusions sur le comportement de l’espèce humaine. J’ai usé de diplomatie et obtenu un délai de quelques semaines. La seule alternative possible s’imposa immédiatement à mon esprit : me débarrasser de lui. J’allais commettre le crime parfait, le crime sans mobile, et, du même coup, je ferais exploser les tirages du Passe-partout en servant à mes lecteurs une énigme aussi troublante que celle de Jack l’Éventreur. Très vite, mon plan fut dressé. Il consistait à éliminer un certain nombre d’individus dont le seul point commun serait d’être présents sur un même lieu au même moment. Bien entendu, Constantin Ostrovski ferait partie du lot. La police, déboussolée, chercherait en vain une logique à ces meurtres.
« "Quelle arme utiliser ? Le revolver ? Trop bruyant. L’arme blanche ? Trop voyante. Je me suis alors rappelé que Constantin Ostrovski s’enthousiasmait pour les objets insolites. Il possédait entre autres une collection de calebasses et de pots en grès achetés à un trafiquant vénézuélien. Il m’en avait un jour montré le contenu : une matière brune, friable, plus ou moins mélangée de terre qu’il nommait ’la mort en gant de velours’. Il disait : ’C’est le suc d’une herbe qui tue tout bas, le curare, utilisée par les Indiens de l’Amérique du Sud.’ Je lui avais souligné le danger de conserver sans précautions cette substance mortelle. Il m’avait rétorqué : ’Encore faut-il savoir la préparer.’
« "J’ai lu quantité d’ouvrages traitant de ce poison, en particulier ceux de Claude Bernard. J’ai appris comment obtenir une solution injectable à partir d’un fragment de curare pur en le faisant tout simplement bouillir dans de l’eau distillée avant de le filtrer. Ce fut un jeu d’enfant de subtiliser un des pots de grès chez Ostrovski. Avec quoi allais-je inoculer le curare ? Une seringue de Pravaz ? Un trocart ? j’hésitais. M’adresser à une pharmacie ? Trop risqué. La chance me sourit. Dans la librairie de mon ami Victor Legris, il y a une vitrine où son associé. M. Kenji Mori, expose ses souvenirs de voyages. Lorsque j’y découvris les aiguilles de tatouage rapportées du Siam, je faillis crier de joie : je tenais l’arme idéale." »
— Ah, le salaud ! s’exclama Joseph.
— C’est un bien triste monde, observa Valentine.
— Comme vous dites, mademoiselle, mieux vaut s’en évader, approuva Joseph qui contempla d’un air soulagé son univers de papier.
Il reprit :
« "Il me fallait à présent expérimenter la virulence de mon curare sur un cobaye humain. Reportez-vous à l’entrefilet du Figaro daté du 13 mai : ’MORT SINGULIÈRE D’UN CHIFFONNIER. Un biffin de la rue de la Parcheminerie est décédé d’une piqûre d’abeille…’ Une abeille ? Pensez-vous ! C’était moi ! Ma méthode s’avérait fiable, je n’avais plus qu’à passer à l’acte.
« "Constantin Ostrovski avait été désigné Homme du Jour par la rédaction du Figaro de la Tour, en tant que tel il ne manquerait pas de signer le Livre d’or. Cette petite cérémonie aurait lieu le 22 juin en fin de matinée. Je décidai donc d’assassiner les signataires dont les noms précéderaient et suivraient le sien.
« "Je me suis forgé un alibi. Sous prétexte de célébrer le cinquantième numéro du Passe-partout, j’ai invité pour cette même date les membres de ma rédaction ainsi que MM. Legris et Mori à prendre un verre au bar anglo-américain du premier étage de la tour.
« "Je suis arrivé en avance. Je me suis mêlé aux badauds de la deuxième plate-forme, j’ai observé les signataires, j’ai repéré la femme en rouge avec les enfants. Elle précédait dans la file d’attente un grand type coiffé d’un casque colonial placé juste devant Constantin Ostrovski. Quand elle est redescendue au premier étage, je l’ai suivie. La galerie grouillait de monde, je me suis approché du banc où elle s’était assise, j’ai fait semblant de trébucher et je l’ai piquée à la base du cou. Malheureusement, j’ai joué de malchance, mon gant a glissé, l’aiguille s’est brisée. J’ai pu récupérer la pointe, impossible de retrouver le manche. Je ne pouvais m’attarder, j’ai rejoint mon ami Victor à l’entrée du bar anglo-américain.
« "Quand on a découvert le corps de la femme en rouge, j’ai été le premier à interroger les enfants et à connaître son identité. Le soir, j’ai posté deux lettres anonymes, adressées à L’Éclair et à mon propre journal, afin de laisser croire qu’Eugénie Patinot avait été assassinée parce qu’elle en savait trop.
« "Roublardise ou prudence ? L’inspecteur Lecacheur choisit d’accréditer la thèse de la mort naturelle. Quelle importance ? Cette explication simpliste alimentait mes articles polémiques, aiguisait l’appétit du public pour l’irrationnel et le sordide. Les tirages du Passe-partout explosèrent.
« "J’allai alors relever les noms de mes prochaines victimes sur le Livre d’or de la tour et découvris avec stupeur que ma dessinatrice, Mlle Tasha Kherson, se trouvait parmi les signataires du 22 juin. Avait-elle remarqué ma présence ? Je jouai le tout pour le tout et, sur le ton de la plaisanterie, je lui reprochai d’avoir trompé Le Passe-partout avec le Livre d’or. Elle rit, elle trouvait suprêmement ridicule d’apposer son paraphe, sa qualité et son adresse à seule fin de prouver qu’on avait les moyens de dépenser cent sous pour grimper à la tour. Si son voisin de palier n’avait pas insisté, elle n’aurait jamais commis cette caricature. D’ailleurs, lui aussi avait usé d’un pseudonyme, Boris Godounov. Je m’aperçus que ce nom suivait celui d’Ostrovski.
« "Je n’eus guère de difficulté à trouver l’adresse de John Cavendish, le type au casque colonial. Mais avant de le supprimer, je dus dérober une autre aiguille de tatouage chez Victor Legris, ce que je fis aisément le matin même du jour où par l’envoi d’un télégramme signé Louis Henrique je convoquai Cavendish au Palais des colonies. Tout se déroula sans accroc. l’Américain rendit le dernier soupir au moment où Tasha Kherson se trouvait sur les lieux." »
— La petite rousse, murmura pensivement Joseph en tournant la page.
« "J’ai fixé rendez-vous à Constantin Ostrovski pour lui restituer la somme qu’il m’avait prêtée. Nous avons décidé de conclure notre affaire dans un fiacre. J’ai sorti une liasse de petites coupures et exigé de voir ma reconnaissance de dette. Il s’est exécuté, je l’ai piqué à la gorge. Lorsque j’ai fouillé ses poches, il était déjà inconscient. J’ai mis la main sur une carte de visite au nom de Victor Legris, cela m’a contrarié. Le fiacre m’a déposé devant les magasins du Louvre, puis il a poursuivi sa course jusqu’au quai de Passy. Je suis rentré à mon appartement, je me suis changé et je me suis allongé un moment, je me sentais fatigué. En milieu d’après-midi j’ai rejoint mon équipe à la terrasse du Jean Nicot. Victor Legris est passé par hasard et s’est attablé avec nous. Au cours de la conversation, il a fait allusion à la mort du chiffonnier Jean Méring et aux doutes émis par Henri Capus à propos des abeilles." »
— Méring ? C’est moi qui ai parlé de cette affaire au patron, je lui ai même prêté le carnet où je l’avais notée ! s’écria Joseph.
— Vous êtes intelligent, vous, dit tout bas Valentine, admirative.
Joseph rougit et enchaîna :
« "J’étais affolé. Victor semblait suggérer qu’il existait un lien entre le décès du chiffonnier et celui des victimes de l’expo. Victor, dont la carte de visite se trouvait dans le portefeuille d’Ostrovski, Victor, chez qui j’avais volé les aiguilles. Comment pouvait-il être au courant de ce que la presse n’avait jamais mentionné ? J’ai décidé d’aller chez Capus. Aucune chance qu’il m’identifie, le jour de l’arrivée de Buffalo Bill j’avais piqué Méring avant qu’il ne le rejoigne. Capus m’a appris qu’un confrère était passé la veille lui poser des questions. Il avait noté son nom : Victor Legris, du Passe-partout. J’ai eu peur, j’ai perdu mon sang-froid, ce type en savait trop, je me suis emparé du scalpel avec lequel il disséquait un rat et je lui ai tranché la gorge." »
Les femmes poussèrent un cri d’horreur. Imperturbable, Joseph poursuivit :
« "Lorsque je fus certain qu’il était mort, je le déshabillai, je l’allongeai sur son lit et le recouvris d’un drap.
« "Le lendemain matin, j’ai fait déposer par un cocher de fiacre au domicile de Victor un mot signé Capus lui enjoignant de venir chez lui. Je suis retourné rue de la Parcheminerie et j’ai guetté ma proie. J’étais là, dans l’ombre, le bras levé, prêt à lui fracasser le crâne, quand une nouvelle crise m’a terrassé. J’ai loupé ma cible, mon cœur battait la breloque, j’ai réussi à me traîner jusqu’au journal.
« "En attendant de régler ce problème, je devais aller jusqu’au bout de mon plan et liquider le quatrième de la liste, Danilo Ducovitch alias Boris Godounov, le voisin de palier de Tasha Kherson. Connaissant mes relations dans les milieux artistiques, elle m’avait prié d’obtenir pour son camarade une audition à l’Opéra. C’est ainsi que j’ appris qu’il travaillait à l’Habitation humaine où il incarnait les hommes préhistoriques. Rien de plus facile que de le surprendre dans sa grotte.
« "Jeudi 30 juin, vingt-deux heures. Il ne me reste plus qu’à me débarrasser de Tasha Kherson, afin de compromettre Victor Legris en abandonnant l’aiguille de tatouage dans le corps de la jeune femme."
« Ici s’achève la confession de Marius Bonnet. Son projet criminel a échoué grâce au courage et à la sagacité de Victor Legris et Kenji Mori. Mais son rêve s’est réalisé. Le Passe-partout est en voie de rivaliser avec Le Petit Journal. Il ne m’appartient pas de juger les actes de mon rédacteur en chef, je ne fais que respecter ses ultimes volontés. »
Antonin Clusel
Joseph referma le journal.
— On ne cite même pas votre nom, constata Valentine, déçue.
— Les vrais héros se tiennent toujours dans l’ombre, laissa-t-il tomber d’un air désabusé.
Samedi 2 juillet, fin d’après-midi
Le retour de la préfecture fut sinistre. Victor et Kenji n’échangèrent pas une parole. Ils traversèrent la librairie l’un derrière l’autre, marmottant au passage un vague « Bonjour » à Joseph. Déconcerté par leur attitude, il se contenta de leur crier :
— Germaine vous a laissé un repas froid !
Kenji fourgonna dans les placards, sortit deux assiettes, deux couverts, fit chauffer de l’eau pour son thé. Affalé devant les saladiers de crudités, Victor roulait des boulettes de mie de pain.
— Ce jambon a une drôle d’allure, remarqua Kenji en s’attablant.
— Il nous ressemble, grommela Victor.
Ils osèrent enfin s’affronter, et purent constater les ravages des dernières heures. Paupières rougies, joues râpeuses, traits tirés, Kenji accusait pleinement son âge. Quant à Victor, privé de sommeil et de nourriture depuis plusieurs jours, il avait l’air d’un revenant.
— Vous avez raison, approuva Kenji, nous ne sommes pas au mieux de notre forme. Mais ce n’est pas seulement le physique qui est atteint.
— Ah oui ?
Kenji avala une gorgée de thé.
— Vous m’avez soupçonné. Je ne me serais jamais cru capable d’inspirer des sentiments aussi négatifs à celui que je considère comme mon fils.
Victor soupira, soulagé. Tout plutôt que le silence. Daphné le lui disait souvent quand il était petit : la guérison des maux passe par les mots.
— L’inspecteur Lecacheur lui aussi s’est méfié de vous, Kenji. Il s’est méfié de chacun de nous. Depuis le 29 juin il connaissait les résultats d’autopsie de John Cavendish et d’Eugénie Patinot, il savait qu’ils avaient été empoisonnés au curare. En réalité j’ai toujours cherché à vous innocenter.
Il repoussa sa chaise, passa dans son appartement, en revint aussitôt porteur d’une gravure.
— Pourquoi une reproduction de Rembrandt ? demanda Kenji.
— Le clair-obscur. C’est l’ombre qui stimule l’imagination. J’ai découvert récemment qu’il y a beaucoup de zones d’ombre dans votre vie.
— Vous aimez broder des histoires, dit Kenji en ébauchant un sourire.
— Vous m’en avez donné le goût.
— Des zones d’ombre ? Précisez.
— Vous avez prétendu aller expertiser une bibliothèque, au lieu de cela je vous ai vu monnayer des livres rares à un libraire et vendre vos Utamaro à Constantin Ostrovski.
— Vous m’avez filé !
— J’étais certain que vous alliez rejoindre une femme. Vous êtes tellement secret sur le chapitre de votre vie privée ! Avouez que pousser la porte d’un magasin de frivolités pour y acheter des babioles donne à penser…
— Vous avez raté votre vocation, vous auriez pu devenir détective.
— Mettez-vous à ma place : qu’auriez-vous cru si vous aviez lu sur un journal m’appartenant : R.D.V. J.C. le 24-6 Grand Hôtel chambre 312 ? J.C. : John Cavendish, trouvé mort dans des circonstances pour le moins insolites.
— Vous avez raison, il faut chasser l’ombre. Kenji se leva, alla prendre le pot de saké, emplit deux petites tasses et revint s’asseoir.
— En 1858 j’avais dix-neuf ans. Je venais de terminer mes études, je parlais couramment thaï et anglais. J’ai fait la connaissance de John Cavendish à la légation américaine de Nagasaki. Il préparait une expédition dans le Sud-Est asiatique pour y répertorier la flore et y étudier les minorités autochtones. Il m’a engagé comme interprète. Nous avons séjourné près de trois ans à Bornéo, à Java et au Siam. En 1863 nous demeurions à Londres où il m’a présenté à votre père. Je me suis installé à Sloane Square. Cavendish est rentré aux États-Unis et nous sommes restés en relations épistolaires. Il y a un mois, il m’a envoyé une lettre m’avertissant de sa venue à Paris, accompagnée d’une invitation pour une réception qui devait avoir lieu le 22 juin dans les appartements de Gustave Eiffel. Vous vous rappelez, ce jour-là je suis arrivé en retard au bar anglo-américain, vous étiez en compagnie de l’équipe du Passe-partout.
— Oui, je me souviens, je vous ai offert une montre pour votre anniversaire.
— A cette réception, j’ai rencontré mon ami Maxence de Kermarec…
— L’antiquaire de la rue de Tournon ?
— Lui-même. Quelques jours plus tôt, je lui avais proposé de m’acheter les deux estampes d’Utamaro. Ça ne l’intéressait pas mais il connaissait un amateur, Constantin Ostrovski. Ce dernier était parmi les invités d’Eiffel. Maxence me l’a présenté et nous avons décidé de nous revoir le 24 juin au Café de la Paix du boulevard des Capucines. Cela m’arrangeait car je devais déjeuner avec John Cavendish au restaurant du Grand Hôtel. J’ai noté ce rendez-vous en marge du journal que vous avez découvert en fouillant ma chambre.
— J’ai essayé de me persuader que je me faisais des idées sur cette rencontre avec Cavendish. Ce qui m’a affolé, c’est de savoir que vous connaissiez Ostrovski, et que votre nom apparaissait après le sien sur la liste du Figaro.
— J’étais moi-même troublé par vos absences permanentes. Je suis entré chez vous, j’ai fait tomber un calepin qui s’est ouvert, je l’ai lu, et j’ai compris la gravité de la situation.
— Donc nous sommes à égalité.
— Oui, sauf que mon raisonnement était le bon. Je ne disposais pas de la foule de renseignements qui vous encombraient l’esprit. Je n’avais devant moi que les trois photos de cette rousse prises par vous à l’exposition coloniale le jour de la mort de Cavendish, les dates étaient inscrites au dos. La solution se trouvait là, elle vous a échappé. J’ai reconnu parmi la foule au premier plan une silhouette familière. Je devais impérativement prendre un train pour me rendre à Londres. J’ai empoché les clichés avec l’intention de les étudier au cours du voyage. Dans le hall de la gare du Nord, j’ai appris par les journaux la mort de Constantin Ostrovski. J’ai lu le témoignage du cocher qui l’avait chargé, je me suis dit que je tenais quelque chose. Si ce cocher corroborait mon intuition, j’aurais l’identité de l’assassin. J’ai renoncé à Londres et je suis allé voir Anselme Donadieu.
— Que vouliez-vous savoir de si important ?
— La description du chapeau de l’homme au macfarlane. Anselme Donadieu n’est plus de la première jeunesse, mais c’est un observateur hors pair. Il m’a répondu sans la moindre hésitation : le client chargé place Maubert était coiffé d’un chapeau blanc, à calotte basse creusée en son milieu, ornée d’un large ruban noir. Il m’a dit : « Ça porte un nom d’actualité, un panama. » À ma connaissance, une seule personne de mes relations se coiffait d’un tel couvre-chef : Marius Bonnet. Il était sur la tour le jour où Eugénie Patinot est morte. Il était également au Palais des colonies quand Cavendish est décédé, ainsi que l’attestent vos photos. Il était avec Ostrovski dans le fiacre. Pourquoi avait-il assassiné ces trois personnes ? Une conversation avec Maxence de Kermarec m’est revenue à l’esprit, je suis retourné le voir pour en apprendre davantage. Ostrovski lui avait confié sous le sceau du secret qu’il finançait Le Passe-partout. J’ai compris le mobile de ce meurtre : l’argent. Quant aux deux autres, mystère. J’ai décidé d’aller fouiner au journal, je suis tombé sur Isidore Gouvier qui m’a dit que l’équipe était sur la tour. Vous connaissez la suite.
Ils se levèrent, passèrent dans la salle à manger, leur tasse de saké à la main.
— Vous, c’est un chapeau qui vous a mis sur la voie, moi c’est une bague de cigare ramassée non loin du corps de Danilo Ducovitch, remarqua Victor. Mais une fois de plus je me suis fourvoyé. J’étais persuadé que c’était Clusel le coupable. J’ai filé au journal, où je suis arrivé peu après votre passage. Dans le placard de Bonnet, j’ai vu des bottines jaunes en chevreau. Je me suis rappelé le récit d’Henri Capus à propos d’une personne qui donnait des conseils au moment de la mort de Méring, et qui portait les mêmes bottines. Quand Gouvier a mentionné votre visite, j’avoue que mes certitudes ont été de nouveau ébranlées, je ne savais plus où j’en étais.
— Maintenant, vous savez.
— Oh, il y a encore des zones d’ombre ! Par exemple, Les Caprices. Pourquoi avoir inventé cette histoire de relieur ?
Kenji se détourna, contempla un instant le tableautin de Laumier posé sur la commode.
— L’apparence n’est pas plus la réalité qu’un coucher de soleil n’est un incendie.
Il sourit et vida d’un trait sa tasse de saké.
Mardi 5 juillet, petit jour
Masquée par une couverture, la lucarne laissait filtrer assez de lumière pour dessiner les contours des meubles. Plaquée au mur, Tasha ouvrit les yeux, dégagea lentement son bras coincé sous la nuque de Victor, observa un moment l’homme endormi près d’elle. Quelque chose manquait à ce réveil. Brusquement le souvenir de Danilo Ducovitch s’imposa. Jamais plus il ne la tirerait du sommeil par ses vocalises. Son cœur se serra. Pauvre Danilo, sur le point de chanter à l’Opéra ! Poussait-il à présent la romance en compagnie de Rossini et de Moussorgski ?
Victor grogna. Elle posa les doigts sur sa cuisse où elle sentit palpiter un muscle. Il ronflait. Elle aimait son odeur. Lui qu’elle s’était juré trois jours auparavant de ne jamais revoir, la rendrait-il plus heureuse que Hans ? Quand il avait frappé à sa porte quelques heures plus tôt, gêné, maladroit, débordant de fleurs, les questions qu’elle voulait lui poser s’étaient évaporées. Elle s’était retrouvée dans ses bras, sa bouche pressée contre la sienne, son corps appelant le sien, ses mains trouvant leur chemin parmi les obstacles de tissu jusqu’à sa peau. À présent qu’allait-il se passer ? Un autre sujet d’inquiétude surgit. Perdrait-elle son emploi au Passe-partout ? Si Clusel reprenait le journal, comme il en manifestait l’intention, la garderait-il ? Ce fou furieux de Bonnet avait voulu la tuer. Maintenant qu’il était mort, allait-il la réduire au chômage ?
Victor s’agita. Elle retint son souffle et se tourna vers la cloison.
Il reprit peu à peu conscience et s’aperçut qu’il était sur le point de tomber. Il se raccrocha à l’étroit matelas, opérant une torsion qui amena son visage sur la poitrine de Tasha. Il remercia, il ne savait qui, Dieu, la Providence, de les avoir tous deux épargnés. Marius aurait fait un beau gâchis s’il avait tué l’un ou l’autre. « Où va l’amour qui ne trouve plus d’exutoire ? » se demanda-t-il, puis il découvrit les marques violacées sur l’avant-bras de la jeune femme et se tortilla pour y déposer des baisers. Le sommier protesta, Tasha se cramponna à son épaule.
— Je crois qu’on va faire naufrage, murmura-t-elle, plus un geste.
Ils restèrent un instant immobiles, riant comme des fous. Tasha se leva prudemment.
— Café ?
— Oui, mais avec du sucre.
— J’ai bien peur de ne plus en avoir.
— Alors nous irons le boire dehors.
— Un vrai pacha, il te faut des douceurs.
— Oui, toi par exemple.
Elle se redressa, s’étira. Il admira la splendeur de son corps souple. Elle commença à s’habiller.
— Debout, paresseux !
Il s’assit. Ses yeux tombèrent sur l’édition spéciale du Passe-partout posée à terre.
L’ASSASSIN SE CONFIE EN EXCLUSIVITÉ…
À cause de cet article, Joseph avait passé l’après-midi de la veille à refouler une foule de curieux désirant voir l’armoire de Kenji.
— Je ne peux admettre que Bonnet ait été dingo au point d’imaginer un plan aussi diabolique. Je croyais le connaître, il avançait masqué, constata-t-il.
— D’après Clusel ce n’était pas un détraqué, mais un pur génie. Moi aussi, je pensais l’avoir cerné. Nous ne saurons jamais tout ce qui lui est passé par la tête, cela vaut sans doute mieux. C’est drôle, on vit près des gens, on s’habitue à eux, on se les approprie et puis un jour on réalise qu’on est à côté d’inconnus.
Elle lui tendit son caleçon.
— Tu ne peux aller au café dans cette tenue.
— Pourquoi, je te déplais ? demanda-t-il en l’attirant contre lui. Tu sais, je suis très tenté par cette expérience, vivre auprès d’une inconnue, m’interroger sur elle jour après jour, année après année.
Il la sentit se raidir.
— Pas toi ? ajouta-t-il.
— Pas moi, quoi ?
— Tu n’as pas envie de partager mes… mes zones d’ombre ?
— Je t’aime.
Elle voulut se libérer mais il la retint.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment, malgré la violence qui est en toi. Et même si tu as cru que j’étais une criminelle.
— Alors épouse-moi.
Elle le repoussa doucement. Il lui faisait face, nu, l’examinant d’un air de propriétaire. Elle se détourna, contempla la toile en cours sur le chevalet.
— Demande-moi n’importe quoi, mais pas ça.
— Pourquoi ? Mais pourquoi ?
Son ton exprimait l’incompréhension, l’orgueil blessé.
— Parce que j’ai besoin de ma liberté.
— Ta liberté… celle qui consiste à fréquenter des amis qui ne seraient pas les miens ?
L’image de Laumier se présentait à lui.
— Liberté n’est pas libertinage. Je parle de ma liberté de création, rétorqua-t-elle.
— Mais tu serais libre, entièrement libre avec moi. Tu pourrais peindre à ta guise ! D’ailleurs, moi aussi j’aime mon indépendance. J’ai soigneusement préservé ma vie de toute ingérence. Crois bien que ma proposition est pesée. Je sais que la vie à deux n’est pas simple.
— L’as-tu jamais tentée ? Moi, si.
Une bouffée de jalousie l’envahit.
— Laumier ?
Elle pouffa.
— Ce gros bébé joufflu ? Tu plaisantes ? Il se nommait Hans. Je l’ai rencontré à Berlin. C’était un artiste, un sculpteur confirmé, gentil, protecteur…
— Tu l’aimais ?
Son expression douloureuse n’échappa pas à Tasha.
— Oui, je l’ai aimé, un temps. Tu n’es plus un gamin, tu as eu des maîtresses. J’ai eu un amant. Hans ne m’a pas proposé le mariage, et pour cause : il avait déjà une femme. Il m’a installée dans une jolie chambre, il m’a acheté du matériel, il s’est occupé de moi. J’ai pu manger à ma faim, et peindre. Tout allait pour le mieux, quand il a commencé à juger mon travail : « Tu devrais mettre un peu plus de vert ici, un peu moins de jaune là, et puis à ta place je centrerais mon sujet sur ce personnage et non sur cet autre… Ne crois-tu pas que tu pourrais atténuer la lumière sur ce drapé ? » Insidieusement, il sapait mon travail et la confiance que j’avais en moi. Ses conseils étaient peut-être justifiés, mais ils exprimaient sa personnalité, non la mienne. Je l’ai quitté. Ça a été dur, très dur. J’ai repris ma vie en main, je suis venue à Paris.
— Tu as bien fait, dit-il, se décidant à enfiler son caleçon, soulagé que le sculpteur ait été abandonné à Berlin. Mais tu oublies un détail, je ne suis pas Hans.
— Je sais, tu es Victor.
Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui déposa un baiser au coin de la bouche.
— Seulement c’est trop rapide, je ne suis pas prête. Tu vois ces chaises branlantes, ce papier pelé, ce lit boiteux ? J’ai dû me battre pour les avoir. Ici, je suis la reine.
Elle prit une pose impériale, un pinceau entre les dents. Il ne put s’empêcher de rire.
— Avoue qu’un appartement ferait de toi une reine un peu plus à l’aise. À défaut de m’épouser la semaine prochaine, tu pourrais t’installer dans un autre quartier, près de la librairie. Je jure solennellement de ne jamais fourrer mon nez dans ta vie d’artiste.
— Ne pourrions-nous rester comme nous sommes ? On se verrait tous les jours.
— Je suis jaloux. Pas toi ?
— J’ai vu le tableau de Laumier dans ta chambre. Tant que tu le garderas exposé sur ta commode, je saurai que tu tiens à moi assez fort pour ne pas courir la prétentaine. Ce sera un gage de ton amour : ma nudité offerte à tous, même à ton associé qui ne m’apprécie guère.
Elle acheva de se vêtir. Victor demeura pétrifié : Kenji ! C’était vrai, il n’aimait pas Tasha. Il faudrait régler ce problème. Comment ? Impossible de recevoir la jeune femme rue des Saints-Pères tant que Kenji y vivrait. Mais impossible aussi de le prier d’aller vivre ailleurs.
— Tu as sans doute raison, finit-il par dire. Temporisons. L’essentiel, c’est que nous nous aimions.
Surprise, elle l’observa à la dérobée. Il paraissait troublé. Que dissimulait-il ? Cette femme aux fanfreluches ? Elle éprouva une pointe de déception. Elle avait triomphé trop vite. Devait-elle s’en réjouir ou s’en inquiéter ?
Elle s’empara de son unique paire de bottines et s’assit sur une chaise pour les enfiler.
— Laisse-moi au moins t’offrir des chaussures neuves, dit-il en s’agenouillant près d’elle et en caressant le bout des souliers déformés par le gros orteil.
— Ça, je veux bien. Des gâteaux aussi. Et des fleurs, tant que tu voudras.
— Et ensuite…
— Ensuite on verra. Chaque chose en son temps.
Elle lui donna sa redingote. Avant de sortir, elle contempla avec satisfaction la chambre en désordre où la lucarne libérée de la couverture déversait un flot de soleil.