CHAPITRE VI
Lundi 27 juin, après-midi
Boulevard Haussmann, Victor se calma. Tout cela était un malentendu. Le réceptionniste avait probablement raison, il s’agissait d’un autre Grand Hôtel. Combien y en avait-il à Paris ? Voyons… Celui du boulevard des Capucines… Celui du Trocadéro… Et aussi le Grand Hôtel de l’Athénée, rue Scribe… Le Grand Hôtel Paris-Nice, faubourg Montmartre… Kenji avait eu rendez-vous dans une chambre 312 avec un certain J.C. À moins qu’il ne s’agît d’une femme : Joséphine C., Jeanne C, Judith C. Pour en être certain, il faudrait questionner les réceptionnistes de tous les Grand Hôtel de la capitale et de ses environs. Stop ! Danger. L’esprit peut vous jouer des tours pendables, ne s’était-il pas lui-même persuadé d’être atteint d’une maladie grave pas plus tard que l’année précédente parce que les symptômes gastriques dont il souffrait collaient parfaitement avec ceux d’une tumeur maligne ? Quelle honte quand le Dr Reynaud lui avait annoncé en souriant une vulgaire helminthiase, et lui avait recommandé de prendre un vermifuge ! Tout impassible qu’il fût, Kenji n’avait pu se maîtriser au point de simuler l’indifférence lorsque la comtesse de Salignac lui avait collé le journal sous le nez. S’il n’avait pas réagi, c’est qu’il n’était pas concerné. Ce type, Cavendish, avait été victime d’une simple crise cardiaque, la femme de la tour aussi. « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable », combien de fois ce vers de Boileau s’était-il vérifié dans le passé, de combien d’erreurs judiciaires des innocents avaient-ils été victimes, à cause de l’imagination trop fertile d’un quelconque enquêteur ? Kenji avait voyagé, Cavendish aussi, la belle affaire ! 1863, Londres, et après ? D’ailleurs, la date d’engagement de Kenji par M. Legris, retrouvée au hasard d’un livre de comptes, ne prouvait pas que le Japonais ne séjournât pas déjà en Angleterre depuis un bon moment. Tout était vrai et faux en même temps, les faits se retournaient comme des gants.
À moitié convaincu par son argumentation, Victor fonçait. La trompe d’un tramway le ramena à la réalité, il faillit embrasser un réverbère. Redressant son chapeau et lissant sa moustache, il leva enfin la tête et aperçut l’église Notre-Dame-de-Lorette. Hasard ou acte manqué ? Il se précipita chez le premier fleuriste.
De petits soleils blancs au cœur jaune, une bonne trentaine, des marguerites, enveloppées dans un papier dentelle, tenues par une main d’homme. Un visage un peu crispé doté d’une moustache et d’yeux noirs, surmonté d’un chapeau à large bord. Lui.
Elle eut un mouvement de recul.
— Excusez ma tenue, je suis affreuse, j’étais en train de peindre.
Victor retint un rire. Affreuse. Voilà bien les femmes. Odette avait employé cette expression au réveil. Même attifée d’une blouse trop large, pieds nus, les cheveux relevés par des peignes, Tasha était adorable. D’ autant plus adorable qu’il la devinait nue, a presque, sous la cotonnade.
— Il fait chaud. Accepteriez-vous de boire le verre e l’amitié avec moi ?
Elle se mordilla la lèvre. C’était un compliqué, cela se voyait à la façon dont il tenait les fleurs, ne se résolvant pas à les lui remettre carrément. « Prudence. Rappelle-toi tes déconvenues avec ce bon vieux Hans. »
— Je vous dérange, ajouta-t-il d’un air sombre.
Elle se décida et s’empara du bouquet.
— D’accord pour un tour au café, mais pas plus d’une heure, c’est le seul jour de la semaine où je peux peindre. Je vais m’habiller.
— Je vous attends en bas.
Sans dire un mot, elle le tira par la manche à l’intérieur de la chambre, et claqua la porte. Elle attrapa ses vêtements éparpillés sur le lit. La vue du jupon et des pantalons força Victor à se détourner et à feindre un intérêt subit pour le poêle de faïence. Elle jeta sa moisson sur une des chaises paillées, l’autre encombrée de toiles. Victor examina les lieux, nota le papier pelé des murs, les livres entassés dans leur niche. Les tableaux, par terre, sur les meubles, sur le chevalet, partout des toits, le gris bleuté du zinc accentuait la pâleur du ciel peint en pleine pâte, ce ciel de Paris reconnaissable entre tous parce que même lorsqu’il souriait il semblait vouloir pleurer.
— Ce n’est pas très élégant, mais je n’ai que ça, dit-elle en disposant les marguerites dans un broc émaillé.
Elle l’examina à la dérobée. Droit comme un I, les mains dans les poches, il avait tout du mannequin.
— Mettez-vous à l’aise, j’en ai pour cinq minutes.
Elle lui désigna le lit, seul siège disponible. Il s’ assit à l’extrême bord, il se sentait gauche, ridicule. Du réduit où elle s’était enfermée lui parvinrent un bruit de récipient qui s’emplit d’eau, puis un clapotis. Elle faisait sa toilette. Autant cette occupation l’avait laissé indifférent chez Odette, autant à présent elle suscitait des visions érotiques. Eût-il été l’homme sûr de lui qu’il rêvait d’être, il aurait ouvert la porte et l’aurait contemplée d’un air conquérant. Peut-être même eût-il poussé l’audace plus avant. Mais il hésitait à courir ce risque, c’était probablement le meilleur moyen de se l’aliéner à jamais.
À la fois atelier et lieu d’habitation, la chambre contenait deux fois trop d’objets. De toute évidence Tasha n’était pas une femme d’ordre, plutôt une de ces bohèmes dont Victor aimait lire les heurs et malheurs dans les romans-feuilletons mais qui dans la vie l’effrayaient. Sur un buffet jonché de pinceaux et de tubes de couleur, il aperçut des restes de jambon et de purée desséchée dans une assiette ébréchée, un croûton de pain rassis. Elle se nourrissait mal. Un gros flacon de verre irisé attira son attention. Un parfum coûteux au bouchon encore scellé. Le cadeau d’un admirateur ? D’un amant ? Il pensa aussitôt qu’elle l’avait laissé entrer bien facilement chez elle. « Pas laissé entrer, agrippé, tu veux dire. » Presque malgré lui, il se releva, s’approcha de la niche, entreprit d’aligner les livres et de les classer par ordre alphabétique, Hugo, Tolstoï, Zola… Il avisa une reproduction en noir et blanc punaisée au mur : un homme affalé sur une table. On ne pouvait dire s’il dormait ou s’il était accablé. Autour de lui, jusqu’à le toucher, voletaient une nuée d’oiseaux de nuit menaçants. Dessous, tracé au crayon, un commentaire : L’extravagance de la raison crée des monstres. « Je connais cela, se dit-il, où l’ai-je déjà vu ? »
Elle cria à travers la porte :
— Comment avez-vous eu mon adresse ?
Il tressaillit et retourna s’asseoir.
— C’est Marius Bonnet qui me l’a donnée. Vous êtes fâchée ?
— Pourquoi ? Je devrais ?
Sa tête rieuse parut dans l’entrebâillement.
— Vous voulez me passer les vêtements qui sont sur la chaise ? Merci.
Un bras nu s’empara du ballot de tissu. Il y eut un bruissement, un piétinement.
— Zut, quelle barbe de devoir enfiler des bas ! Je vous envie d’être un homme, vous ne connaissez pas la torture de cette mode inventée par les mâles pour nous gâcher la vie ! Vous savez quel est l’avenir de la femme, selon ma propriétaire ? La culotte !
— Grands dieux, j’espère bien que non, ce serait un cauchemar.
— Une bénédiction, vous voulez dire. Je me coiffe.
Bruit de la brosse dans ses cheveux, pire encore que celui de la cuvette et des froufrous. Pour oublier, il s’empara d’un carnet de croquis sur la table de nuit. Le feuilletant par la fin, il eut la surprise de découvrir plusieurs ébauches de son propre visage. Elle pensait donc à lui, il avait tort d’être si réservé. Il retrouva le dessin qu’elle avait contemplé rue du Caire : la femme morte sur la tour, un corps allongé sur un banc, trois enfants au regard apeuré. Puis de très belles études de Peaux-Rouges. Le dernier croquis éveilla en lui un vague souvenir, qui ne se rattachait pourtant à rien de réel. Les mêmes Peaux-Rouges, entiers cette fois, debout devant un wagon de chemin de fer, observaient un homme allongé et un autre agenouillé près de lui au milieu d’objets hétéroclites, ballots, paniers, cheval à bascule éventré, chaise à trois pattes. Avant qu’il ait pu s’interroger davantage, Tasha sortit du cabinet de toilette-cuisine et virevolta dans la chambre, à la recherche de colifichets.
— Je suis presque prête.
Il dissimula le carnet sous un journal posé lui aussi sur la table de nuit.
— Mais où sont donc passés ces gants ?
Elle se tourna brusquement vers lui, remarqua sa main sur le journal. Elle rit.
— Oui, je sais, c’est ridicule, mais un camarade voulait absolument signer le Livre d’or, il m’a priée de l’accompagner, j’ai cédé. Bon, tant pis, ce ne sont pas les gants qui manquent !
Il s’empara du journal, sur lequel était imprimé :
Exposition universelle 1889
LE FIGARO
Édition spéciale imprimée dans la tour Eiffel
Ce numéro a été remis à Mlle Tasha Kherson
en souvenir de sa visite au Pavillon
du Figaro sur la seconde plate-forme
de la tour Eif…
— Oh, laissez, c’est idiot ! dit-elle en lui prenant Le Figaro des mains.
Elle le jeta sur le lit et se mit à fouiller dans une des deux malles d’osier.
— Au fait, avez-vous écrit votre chronique littéraire pour Le Passe-partout ?
— Oui, mais je ne sais pas si mon ton grincheux amusera les lecteurs. Je m’insurge contre la multiplication des courants littéraires, romantisme, naturalisme, symbolisme, et je déplore l’abâtardissement de la langue.
— Vous, vous êtes un nostalgique du passé. Et Victor Hugo, qu’en faites-vous ?
— Je n’en fais rien, j’estime l’homme qu’il était, je déplore son ton parfois trop emphatique, bref je ne suis pas hugolâtre.
— Hugolâtre ? Je ne connaissais pas cet adjectif. Il figure dans le Littré ?
— Au train où évolue la langue, il ne tardera pas à…
— Je les ai !
Elle agitait triomphalement plusieurs paires de gants de dentelle. Elle en choisit une, la rejeta avec les autres dans la malle dont elle laissa choir le couvercle.
— Ce ne sont pas les bons.
— C’est une collection ? demanda-t-il, amusé.
— Non, je n’aurais pas les moyens. Mon héritage maternel. Ma mère aimait les beaux vêtements…
L’image de Djina, sa mère, remplissant une valise dans leur intérieur sans confort de la rue Voronov s’imposa à elle. Elle revivait souvent cette journée de l’hiver 1885, dont elle conservait le souvenir précis. « Pars, ma petite Tasha, pars, vis ton rêve. Va à Berlin, la tante Hannah t’aidera. De là tu gagneras Paris. Ici tu n’as pas d’avenir. » La séparation de ses parents, la fermeture de l’école de la Pouchkinskaïa, le déménagement chez la grand-mère dans cette ville hostile de Jitomir qui suait la haine, tout la poussait à fuir. Elle se sentait coupable de laisser sa mère et sa sœur derrière elle, mais le désir était trop fort. Elle palpa à travers sa poche la dernière lettre de Djina. Quatre longues années sans se voir…
La présence de Victor la ramena brusquement au présent. Il se tenait devant elle et la considérait d’un air perplexe.
— Zut ! Je ne retrouve plus les gants que je mets d’habitude. Quand j’ai quitté la Russie, je n’ai pas pu me charger de bagages, je me suis contentée d’emporter les gants. C’est pourquoi mes mains sont logées à meilleure enseigne que mes pieds ! conclut-elle en agitant sa bottine droite, dont l’orteil avait déformé le bout.
Ils rirent tous deux, elle ajusta son chapeau, s’étudiant dans le miroir fêlé accroché près de la niche.
Fasciné par les frisons sur sa nuque, Victor devait se retenir pour ne pas y poser les doigts.
— Vous connaissez Marius depuis longtemps ? lança-t-elle en ouvrant la porte.
Comme il ne bougeait pas, la dévisageant d’un air presque douloureux, elle s’avança vers lui.
— Eh bien, vous venez ? Oh, mes gants, les voilà ! Vous étiez assis dessus !
L’orage avait fui, laissant derrière lui une agréable fraîcheur. Victor n’osait toujours pas prendre le bras de Tasha. Elle l’entraîna rue des Martyrs où elle connaissait une brasserie qu’avait fréquentée Baudelaire.
— J’ai rencontré Marius il y a huit ans dans l’atelier d’Ernest Meissonier, dit-il, répondant tardivement à sa question.
— L’illustrissime spécialiste des fresques militaires ?
— Je n’étais pas là pour admirer sa peinture mais pour voir une projection de photographies animées. Avez-vous déjà assisté à une séance de zoogyroscope ?
— Quel est cet animal ? s’exclama-t-elle en entrant dans le café tout en saluant le garçon d’un signe amical. Vous savez que les petites femmes comme moi n’entendent rien aux techniques nouvelles…
Il ne releva pas l’ironie de sa remarque.
— Une sorte de lanterne magique perfectionnée, elle donne l’illusion du mouvement, expliqua-t-il en lui avançant une chaise.
Sa galanterie l’amusa, elle n’avait pas l’habitude d’être traitée avec autant d’égards.
— Que boirez-vous ?
— Ils font une très bonne citronnade, déclara-t-elle en habituée.
Il commanda un cognac. Marcel, le garçon, leur proposa des pâtisseries maison. Victor déclina l’’offre mais Tasha eut une seconde d’hésitation qu’il remarqua.
— Ne résistez pas, c’est moi qui régale.
— En ce cas… Avez-vous du baba au rhum aujourd’hui’ ? demanda-t-elle à Marcel, les yeux brillant de convoitise.
— Vous êtes gourmande, dit Victor.
— Très. Et puis, certains jours de dèche ou de flemme, je me nourris de pudding, ça tient au corps.
Il se sentait plus détendu, cette fille l’amusait, ses manières décontractées, son langage familier, il avait l’impression de la connaître depuis longtemps.
— Alors, vous êtes devenus amis, Marius et vous ? s’enquit-elle la bouche pleine.
— Cela vous étonne ?
— Un peu, vous êtes tellement différent de lui, vous semblez attacher beaucoup d’importance aux petites choses de l’existence, évidemment ce n’est qu’une impression. Marius, lui, se fiche de tout ce qui n’est pas son journal.
— Vous avez raison, je prends peut-être un peu trop la vie au sérieux. Vous, vous êtes très indépendante, originale, j’aime beaucoup vos tabl…
hirsute et
Il n’eut pas le temps de finir. Un géant hirsute et barbu, l’œil agrémenté d’un coquard, venait de se précipiter vers eux.
— Mademoiselle Tasha !
— Danilo ! Que vous est-il arrivé ?
— Vous permettez ?
Sans attendre de réponse le nouveau venu s’assit près de Victor qui, furieux, se poussa.
— Vous vous êtes battu ?
— Hier, à l’exposition, pendant la pause du déjeuner, , j’étais allé répéter près de la Seine le grand air de Boris Godounov. Naturellement je ne m’étais pas changé, j’étais toujours vêtu de ma fourrure Cro-Magnon. Pour donner plus d’ampleur à ma tessiture j’ai levé mon gourdin, quand une femme a hurlé : « Au satyre ! » Aussitôt, trois représentants de la loi me sont tombés dessus à bras raccourcis. Depuis que deux abrutis ont eu la mauvaise idée de clamser dans les parages, le Champ-de-Mars est truffé de policiers. Ils m’ont proprement arrangé ! Oh, je ne me suis pas laissé faire, je crois même que j’en ai assommé un. Ensuite, ils ont reconnu leur erreur, ils se sont excusés, ils m’ont assuré qu’on me rembourserait mes frais médicaux. Je retourne demain dans ma grotte, conclut-il d’un ton funèbre.
Tasha fit les présentations. En apprenant que Victor était libraire, Danilo s’anima.
— Vous n’auriez pas besoin d’un commis, par hasard ? Je connais bien la littérature.
— Merci, j’en ai déjà un.
— Un bock, et sans faux col ! annonça Marcel en posant une chope devant Danilo qui murmura pensivement :
— Quarante métiers, cinquante malheurs, tel est mon lot.
— Je dois y aller, dit Tasha, j’ai beaucoup de travail.
Soulagé de quitter le Serbe, Victor s’empressa de la suivre.
— Vous le connaissez bien ?
— C’est mon voisin de palier.
— Vous le laissez entrer chez vous ?
— Jamais, j’aurais trop peur qu’il me chante le grand air de Faust !
Une idée germait en lui. Et s’il louait un petit appartement ? Il en avait les moyens. Qu’en dirait-elle ? Il tâta le terrain.
— Vous n’en avez pas assez de vivre dans cette pièce exiguë et de vous priver de nourriture ?
Elle s’arrêta pour le dévisager avec ironie.
— Il est certain que je préférerais la suite royale du Grand Hôtel !
« Pourquoi cet endroit ? » se demanda-t-il, subitement sur ses gardes.
— Seulement je dois envisager ma situation d’un point de vue pratique, ajouta-t-elle en se remettant en marche. Tant que je ne serai pas une artiste confirmée, je devrai me contenter de la mansarde d’Helga Becker. Au moins, j’y ai une belle vue sur les toits.
— Quand comptez-vous passer à la librairie ? Hier, nous avons fait l’inventaire. je vous ai mis de côté des livres illustrés par Gustave Doré, et des reproductions de Jérôme Bosch. Pour Les Caprices, il faudra patienter, ils sont chez le relieur.
Elle lui jeta un regard de biais et ne répondit pas. Ils avancèrent en silence jusqu’au numéro 60. Victor ne savait plus si elle l’attirait ou l’horripilait. Mais quand elle lui tendit sa main gantée en lui promettant de venir rue des Saints-Pères dès qu’elle aurait le temps, il se sentit heureux. Il la regarda disparaître au fond de la cour, puis remonta lentement jusqu’à l’église de la Trinité. S’arrêtant à la hauteur d’une épicerie fine, il eut envie de lui faire un cadeau. Il pensa au flacon de parfum. Il se contenterait de gâteaux, elle les apprécierait davantage. Des biscuits roses de Reims ? Il allait pousser la porte du magasin lorsqu’une silhouette menue se refléta dans la vitrine. Il se retourna. Sur le trottoir opposé, Tasha se hâtait vers la station de fiacres. Elle glissa quelques mots à l’un des cochers, monta. Sans réfléchir, Victor s’élança.
— Suivez cette voiture, cria-t-il en s’engouffrant dans le fiacre suivant.
Tasha descendit devant la rotonde du parc Monceau. Après avoir réglé sa course, elle tira la sonnette d’un hôtel particulier aux allures de palais hindou. Victor attendit qu’elle y eût pénétré pour sauter à bas de son fiacre, son pouls battait comme s’il avait couru. Il fit quelques pas le long des grilles sans oser s’aventurer sous la fraîcheur des arbres, ne quittant pas des yeux la porte d’entrée massive. Il n’aimait guère ce quartier neuf de la plaine Monceau, pépinière de maisons princières bâties par de nouveaux riches, même si l’on comptait parmi leurs occupants certains artistes talentueux. Signe des temps, le terrain, qui en 1870 valait quarante-cinq francs le mètre carré, avait dépassé les trois cents francs, et on ne savait jusqu’où irait cette fièvre de spéculation. « Ici, même les larbins se croient supérieurs au commun des mortels », songea-t-il en voyant s’approcher un valet de chambre en gilet rayé, aussi raide que la justice, qui menait au parc deux lévriers afghans. Il se mit en travers du trottoir, les obligeant à s’arrêter.
— Excusez-moi, j’arrive de Limoges, je suis un peu perdu. À qui appartient cette bâtisse ? demanda-t-il, le doigt pointé vers un hôtel situé à l’opposé du palais hindou.
— C’est la demeure de M. Poitevin et de son cousin, M. Guy de Maupassant.
— Guy de Maupassant, l’auteur ?
— Oui, monsieur, répondit le valet d’un ton légèrement ennuyé.
Il voulut poursuivre son chemin, Victor le retint par le bras.
— Ma femme prétend que c’est un génie, elle me parle sans arrêt d’une histoire de boule de suie. Et cette maison, là-bas ?
— Boule-de-Suif, monsieur. C’est l’hôtel de M. Dumas fils.
— Ah, La Dame aux hortensias…
— Aux camélias, monsieur, rectifia le valet tout en s’efforçant d’apaiser les chiens qui tiraient sur leur laisse.
— Une dernière question. Cette construction tarabiscotée ? La résidence d’un nabab ?
— L’hôtel de M. Constantin Ostrovski, un grand collectionneur d’ œuvres d’art, répondit le valet avec un reniflement de mépris.
— L’art ! Il n’y a que ça de vrai ! Trouve-t-on des peintres dans le coin ?
— M. Meissonier n’habite pas loin d’ici, de l’autre côté de l’ancien boulevard extérieur, juste à côté du château de brique de M. Gaillard que j’ai l’honneur de servir. Calliope ! Polycarpe ! Nous rentrons !
Victor reporta son attention sur le palais hindou. Il dut attendre une bonne heure avant de voir ressortir Tasha. Elle traversa le boulevard de Courcelles. Il hésita. La suivre ? Non. Une rencontre avec le nabab lui en apprendrait sûrement davantage.
Victor remit sa carte de visite à une soubrette enjouée qui l’abandonna dans un vestibule après lui avoir désigné une cathèdre où il refusa de s’asseoir. Trop de ressemblances avec la salle d’attente de son médecin. Il put à loisir examiner une collection d’armes anciennes, sabres, mousquets, pistolets suspendus aux murs entre des tableaux représentant des scènes champêtres. Le propriétaire de ce lieu semblait affectionner les vues plongeantes sur la gorge d’accortes laitières. Au milieu de ce bazar, en évidence afin que chaque visiteur le remarque, encadré comme un diplôme, Le Figaro de la Tour. L’article de tête débutait par ces mots :
LA PERSONNALITÉ DU JOUR :
CONSTANTIN OSTROVSKI
« C’est avec un vif intérêt que nous avons suivi…»
Victor ne put en savoir davantage, la porte du vestibule venait de livrer passage à un corpulent quinquagénaire portant monocle, le crâne dégarni, la mine joviale. L’espace d’un éclair Victor revit Kenji déballer ses sous-verres à la terrasse du Café de la Paix. Il reconnut son acheteur.
— Que puis-je pour vous, cher monsieur… Legris ? demanda Constantin Ostrovski, les yeux baissés vers une carte de visite.
Victor fit un effort pour maîtriser son émotion.
— La personnalité du jour, c’est vous ? demanda-t-il en désignant Le Figaro.
— Moi-même ! Mon ego se gonfle autant que la grenouille de La Fontaine. Je m’efforce de le calmer de peur qu’il n’éclate.
Victor s’approcha du cadre, sauta les lignes consacrées au collectionneur, lut la liste des signataires du Livre d’or imprimée sous l’article :
« Si-Ali-Mahaoui, Fez. Udo Aiker, rédacteur au Berliner Zeitung. G. Collodi, Turin. J. Kulki, rédacteur au Hlas Navoola de Prague. Victorin Alibert, chef de fanfare. Madeleine Lesourd, Chartres. Kenji Mori, Paris. Sigmund Pollock, Vienne, Autriche…»
Le bord du cadre masquait la suite.
— Vous ne m’avez pas répondu, monsieur Legris. Avec effort, Victor détourna son regard et bredouilla :
— Je viens de la part de… Kenji Mori.
— Kenji Mori ? Excusez-moi, je n’ai pas la mémoire des noms. Un Asiatique ?
Victor acquiesça.
— Japonais.
— Ça ne me dit rien. Je l’ai peut-être rencontré chez Siegfried Bing, rue de Provence, vous savez, le marchand d’art oriental.
— Il m’a affirmé vous avoir vendu des estampes d’ Utamaro.
— C’est possible, j’achète à droite, à gauche. Avez-vous quelque chose à me proposer ?
— Eh bien, c’est délicat, voyez-vous, je…
— Ne me dites pas que j’ai acquis de la marchandise volée !
— Non, non, en fait je possède certaines œuvres rares que j’aimerais écouler sans publicité, vous comprenez…
— Venez, nous serons mieux dans le salon. Vous n’avez rien contre le thé ? Par cette chaleur, un thé bouillant est le breuvage idéal.
Ostrovski le guida à travers des chambres encombrées de bibelots chinois, d’antiquités grecques, d’assiettes de Sèvres, de meubles Renaissance, d’animaux empaillés. Ils débouchèrent dans une pièce aux larges baies vitrées envahie par une végétation luxuriante grimpant à l’assaut du plafond. Sur les murs garnis de carreaux de faïence aux couleurs vives étaient accrochés des dizaines de tableaux dont les teintes juraient avec celles du décor. Le plus modeste représentait une grappe de raisin, le plus grand la bataille de Sébastopol. Encadrés par deux icônes posées sur la tablette d’une crédence s’alignaient des petits pots de terre hermétiquement clos. Un sofa d’angle, quatre sièges et une table de rotin groupés autour d’une fontaine jaillissante complétaient l’ameublement. Victor s’arrêta devant le sofa surmonté d’une peinture à l’huile de belles dimensions : une danseuse orientale nue drapée de voiles transparents tournoyait sous le regard concupiscent d’un cheik.
— L’humidité… N’est-ce pas mauvais pour vos toiles ?
— Des croûtes ! dit Ostrovski en riant. Je me venge de tous ces crétins prétentieux qui ont fait construire autour de moi, les Duez, les Gervex, les Escalier, les Clairin… Ces barons de la palette n’hésitent pas à me vendre la moindre étude à prix d’or pour s’offrir des japonaiseries achetées au magasin du Louvre ! Ils se vantent d’être exposés chez moi en bonne place. Ce qu’ils ignorent, c’est que ce salon a été conçu non pour eux, mais pour mes plantes chéries. Asseyons-nous.
Constantin Ostrovski claqua des mains. La soubrette enjouée apparut aussitôt.
— Sonia, du thé. Vous avez dit des œuvres rares ? reprit-il en se tournant vers Victor.
— Des manuscrits… Des antiphonaires… Un livre d’heures enluminé du XVIII° siècle.
— Oh, des bouquins ? dit Ostrovski avec une grimace. Désolé, je ne m’intéresse pas beaucoup aux bouquins, surtout s’ils parlent religion.
— Celui-ci est fort précieux. Il a appartenu à Louis IX, sa reliure est une petite merveille.
Ostrovski entrecroisa ses doigts et y appuya son menton.
— Et, bien sûr, vous en voulez un bon prix.
— Rien d’excessif, une si belle pièce.
— En ce moment, je me passionne pour les objets exotiques. Cet arc et ce carquois, là à votre gauche, pris sur l’ennemi, un présent de mon ami Nate Salsbury, le manager, comme il se nomme, de Buffalo Bill. Mais les bouquins, je dois avouer que…
Victor se sentait mal. Cette sylve aux formes torturées lui évoquait l’étrange pêle-mêle d’une serre chaude conçue par un artiste en proie à la paranoïa. La fougère arborescente déployait son éventail à l’ombre des bambous, le palmier de l’Inde côtoyait les cactées du Mexique, les zamias et les cycas de l’Afrique se mêlaient aux orchidées du Brésil. Ce rapprochement incongru d’espèces végétales violant les lois de la géographie botanique provoquait en lui une sensation d’étouffement. Il aperçut une vitrine emplie de bocaux où germaient des monstres évoquant des fœtus conservés dans l’alcool. Il se souvint de sa rencontre avec Tasha au Palais des arts libéraux. Tasha… Qu’est-ce qui l’avait retenue si longuement chez cet homme ? S’était-elle allongée sur le sofa, sous la danseuse nue ? Les mains grassouillettes de cet individu avaient-elles exploré son corps ? « Elle s’est débarrassée de toi. Elle t’a menti. »
— Monsieur Legris ? Monsieur Legris, vous m’ écoutez ?
— Excusez-moi, j’admirais… votre officine de pharmacie, là-bas, sur cette crédence, très belle série de pots…
— Un de mes péchés mignons. Enfant, je rêvais d’être apothicaire, pas un imbécile comme ce Homais caricaturé par Flaubert, non, un préparateur de génie qui percerait tous les secrets des plantes et saurait en extraire les bons comme les mauvais principes. Tenez, voilà qui pourrait m’intéresser ! Un codex pharmaceutique ancien. Vous n’en avez pas à me vendre ? Non ? Dommage…
Il poussa une boîte de cigares vers Victor.
— Voilà une plante bénéfique, servez-vous.
— Non merci, je ne fume que la cigarette.
Sonia leur apporta le thé, un liquide noir, fumant, où flottaient des rondelles de citron. Ostrovski croqua un morceau de sucre, aspira à grand bruit une gorgée du liquide brûlant, reposa son verre, fit un ample geste circulaire pour désigner les plantes.
— Savez-vous pourquoi elles me fascinent, monsieur Legris ? Elles nous ressemblent. Voyez-vous, dans les forêts tropicales, les plus petites d’entre elles ne peuvent survivre faute de lumière. Elles attendent qu’un arbre gigantesque tombe pour se faire une place au soleil. Bien sûr, beaucoup n’auront pas cette chance, c’est une course au sommet. Les premières à l’atteindre développeront des branches latérales, reléguant les perdantes à l’ombre et à la mort. On rencontre aussi des espèces qui se passent de lumière, les saprophytes, les parasites, elles se nourrissent de substances en décomposition. Chez moi, toutes s’épanouissent, j’y veille. Vous aimez les plantes, monsieur Legris ?
— Euh… oui, enfin celles qui ne sont pas dangereuses, répondit prudemment Victor, qui commençait à avoir des doutes sur la santé mentale de son hôte.
— Dangereuses ? Tout dépend de l’utilisation qu’on en fait. Seul l’homme est dangereux, ne croyez-vous pas ? Bon, j’ai votre carte, la balle est donc dans mon camp, je vous contacterai. Très heureux d’avoir fait votre connaissance.
Constantin Ostrovski se leva, indiquant ainsi que l’entretien était terminé. Ils se serrèrent la main. Le gratifiant d’un sourire mutin, Sonia raccompagna Victor à la porte.
Il pénétra dans le parc, respirant à fond. Il se sentait à la fois déçu et soulagé. Tasha et Kenji avaient rencontré Constantin Ostrovski, en quoi cela était-il extraordinaire ? Ostrovski collectionnait tout et n’importe quoi, Tasha peignait, Kenji monnayait ses estampes afin de combler une maîtresse.
Il s’assit sur un banc près du petit lac et contempla ies ébats de bambins armés de pelles et de seaux en efforçant d’ordonner ses idées. Et si la femme à qui Kenji destinait ses babioles n’était autre que Tasha ?
— Voilà où nous en sommes… Non !
Une nounou en faction à côté du bac à sable se retourna pour dévisager cet homme qui parlait seul. Gêné, Victor se leva.
— Non, absurde !
Il rejeta cette pensée, il finirait par perdre le contrôle de ses nerfs. Comme il atteignait la station des fiacres, il visualisa la page du Figaro de la Tour exposée chez Ostrovski. John Cavendish figurait-il lui aussi parmi les signataires du Livre d’or ? Et Eugénie Patinot ?
« Il me faut des preuves, des preuves précises. »
Victor vérifia une fois de plus que Kenji n’était pas monté derrière lui – non, il devait encore être assis à son bureau devant ses fiches, à peine avait-il réagi en entendant le carillon. Il souleva le buvard, découvrit le titre du Figaro de la Tour :
LA PERSONNALITÉ DU JOUR :
CONSTANTIN OSTROVSKI
suivi de la liste des signataires du Livre d’or :
«… Madeleine Lesourd, Chartres. Kenji Mori. Paris. Sigmund Pollock, Vienne, Autriche. Marcel Forbin, lieutenant au 2e cuirassiers. Rosalie Bouton, blanchisseuse, Aubervilliers. Mme de Nanteuil, Paris. Marie-Amélie de Nanteuil. Paris. Hector de Nanteuil, Paris. Gontran de Nanteuil, Paris. John Cavendish, New York U.S.A…»
Les caractères devinrent flous, s’amalgamèrent en une tache grise. Il resta un bon moment immobile. la tête vide, les oreilles bourdonnantes. Il parvint à se maîtriser, se força à relire depuis le début en suivant les lignes du doigt. Ils étaient là, tous les trois : Ostrovski, Kenji, Cavendish. Et Eugénie Patinot
Nulle part. Inconnue au bataillon. Eugénie Patinot s’était contentée de monter au premier. Il remit le journal à sa place, lissa le buvard. Était-il tombé dans le cauchemar d’un fou ? Se redressant, il s’aperçut que les deux rectangles vides marquant l’emplacement des Utamaro étaient recouverts par deux nouvelles estampes, des paysages nocturnes de Hiroshige. Une douleur sourde envahissait son front. Dans un cadre argenté, Kenji le dévisageait, mélange habituel de sérieux et d’ironie. « Comment soupçonner de meurtre un homme qui rit avec les yeux ?
De nouveau en proie au doute, il ouvrit un tiroir, découvrit un indicateur de chemin de fer, le London and Dower Railway. La porte de l’appartement grinça dans son dos. Repoussant le tiroir, il se retourna d’un bond. Kenji le considérait avec surprise.
— Vous cherchiez quelque chose ?
— J’ai la migraine, j’espérais dénicher la cérébrine, je ne la trouve plus chez moi.
— Vous savez bien que je ne prends jamais de médicaments. Je vais envoyer Joseph à la pharmacie, allez donc vous allonger.
— Laissez Joseph, il doit me rester un peu de noix de kola. Tiens, vous avez changé vos estampes, dit Victor d’un ton qu’il s’efforçait de rendre naturel.
— L’habitude est pareille à une vieille maîtresse, il est bon de secouer son joug.
Agacé par ce proverbe que Kenji venait probablement d’inventer, Victor regagna son appartement, Kenji sur les talons.
— J’y pense, j’ai rencontré un amateur d’estampes, fou de l’œuvre de Hokusai, il est prêt à acheter à n’importe quel prix, surtout les dessins d’animaux. Il appelle Ostrovkine, enfin quelque chose comme ça, sous le connaissez ?
Vite, s’étendre, fermer les yeux.
— Je ne suis pas marchand d’estampes. Je vais vous faire du thé.
Victor voulut refuser mais Kenji s’était déjà éclipsé. Il se souvint des aventures du roi des singes, Souen-Wou-Kong, héros des légendes chinoises que lui lisait jadis Kenji. « Il est plus malin qu’un singe, pas moyen de le coincer. Connaît-il Tasha ? Sont-ils amants ? » Kenji revint, portant un plateau rond sur lequel étaient posés une théière, une tasse, et le flacon de cérébrine.
— Il était près de votre cuvette, je m’étonne que vous ne l’ayez vu. Buvez pendant que c’est chaud.
Victor se força à siroter le thé vert malgré les protestations de son estomac. Alors qu’il allait reposer la tasse, Kenji claqua brusquement des mains Victor sursauta et faillit tout renverser.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Un moustique, répondit Kenji en s’essuyant les paumes. Petit, j’étais très adroit à ce jeu.
Il repartit vers la cuisine. Victor en profita pour aller vider la théière dans le cabinet de toilette.
— Je ne dînerai pas ! Je me couche ! s’écria-t-il.
Il était affamé, mais un repas en tête à tête avec lui était au-dessus de ses forces. Il ferma la porte de sa chambre, s’assit au bord du lit, son carnet sur les genoux et nota :
Quel lien unit Tasha et Kenji ? Tasha et Ostrovski ? Kenji et Cavendish ? Patinot a-t-elle été assassinée, comme le suggèrent Gouvier et Clusel ? Cavendish a-t-il subi le même sort ?
Il se laissa aller contre les oreillers. « Où ai-je fourré le journal avec sa biographie ?… Il a écrit des articles pour Le Tour du monde…»
Ses paupières se fermaient. Avant de sombrer, il se demanda à quelle heure il pourrait vider le garde-manger en toute sécurité.