MYSTÈRE RUE DES SAINTS-PÈRES

PAR

 

 

 

CLAUDE IZNER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 18

INÉDIT

« Grands Détectives » dirigé par Jean-Claude Zylberstein

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paris dresse sa tour

ainsi qu’une grande girafe inquiète sa tour

qui, le soir venu,

craint les fantômes.

 

 

Pierre Mac Orlan (Tel était Paris)

 

 

 

 

À Etia et Maurice Jaime et Bernard Jonathan et David Rachel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2003.

ISBN 2-264-03491-2

 

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

 

12 mai 1889

 

 

Des nuées d’orage couraient au-dessus de la steppe coincée entre les fortifications et la gare de marchandises des Batignolles. La vaste étendue d’herbe galeuse dégageait des relents d’égout. Groupés autour de tombereaux d’ordures ménagères, des chiffonniers nivelaient à coups de crochet une marée de détritus, soulevant des tourbillons de poussière. Au loin, un train s’avançait, grossissait lentement. Une bande de gamins dévala les buttes en hurlant :

— Le voilà ! Buffalo Bill arrive !

Jean Méring se redressa, posa les poings sur ses hanches et se pencha en arrière pour soulager ses courbatures. La récolte était bonne : une chaise à trois pattes, un cheval à bascule éventré, un vieux parapluie, une épaulette de soldat, un morceau de cuvette à filet d’or. Il se tourna vers Henri Capus, un petit homme maigrichon à la barbe déteinte.

— Je vais voir les Peaux-Rouges, tu me rejoins ? dit-il en ajustant sa hotte d’osier sur ses épaules.

Il attrapa sa chaise, dépassa les voitures de l’agence Cook et se mêla aux badauds massés aux abords de la gare : ouvriers, petits-bourgeois, gens de la haute venus en fiacre.

Sifflant à toute vapeur, une locomotive suivie d’un interminable convoi freina le long du quai dans un panache de fumée. Jean Méring vit s’arrêter devant lui un wagon bâché où piétinaient des chevaux affolés, la crinière en bataille. Des hommes au teint brûlé coiffés de feutres bosselés, des Indiens au visage peint couronné de plumes se penchaient aux portières. Il y eut une bousculade. Jean Méring porta vivement une main à sa nuque, quelque chose l’avait piqué. D’une démarche mal assurée, il se glissa de côté, tituba, trébucha contre une femme qui le repoussa en le traitant d’ivrogne. Ses jambes se dérobèrent, la chaise lui échappa, il s’affaissa sur les genoux et bascula à terre, entraîné par le poids de sa hotte. Il tenta de soulever la tête mais il était trop faible. Il entendit la voix d’Henri Capus, assourdie.

—  Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ? Tiens bon, je vais t’aider. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Un râle fusa de ses bronches, il parvint à articuler :

—  Ab… a-beille.

Ses yeux larmoyaient, sa vue se brouillait. Il s’étonna que son mètre soixante-treize de chair et d’os ait pu en quelques minutes devenir aussi mou qu’une loque. Il ne sentait plus ses membres, ses poumons peinaient à la recherche d’une goulée d’air. Dans un ultime éclair de lucidité, il sut qu’il était sur le point de mourir. Il fit un dernier effort pour s’accrocher à la vie, lâcha prise, glissa dans l’abîme, plus bas… plus bas… plus bas… La dernière chose qu’il vit fut la fleur épanouie d’un pissenlit entre les pavés, jaune comme un soleil.

 

LE FIGARO, 13 MAI 1889 (page 4)

MORT SINGULIÈRE D’UN CHIFFONNIER

« Un biffin de la rue de la Parcheminerie est décédé d’une piqûre d’abeille. L’accident s’est produit hier matin à la gare des Batignolles lors de l’arrivée à Paris de la troupe de Buffalo Bill. Les personnes présentes sur les lieux ont vainement tenté de ranimer la victime. L’enquête a révélé qu’il s’agirait de Jean Méring, quarante-deux ans, ancien communard déporté en Nouvelle-Calédonie, revenu à Paris après l’amnistie de 1880. »

 

Des mains froissèrent le journal en boule et le lancèrent dans une corbeille à papier.