CHAPITRE XII
Jeudi 30 juin, après-midi
Victor ne savait plus ni son nom ni le lieu où il se trouvait. Pourquoi était-il nu ? Sa vue s’éclaircit lentement, il lui fallut se concentrer plusieurs minutes avant de décider que le portrait de Gainsborough accroché face à lui penchait légèrement à droite. « Ma chambre. Qu’est-ce que je fiche par terre ? »
Il atteignit le cabinet de toilette, s’aspergea à grande eau, s’appuya au lavabo et réfléchit intensément. Pour trouver un indice révélateur, il tenta de découdre l’habit d’Arlequin qui composait son rêve : des gamins, des gorges tranchées, des mannequins de cire, une femme à turban, des abeilles, des Peaux-Rouges, un train, un chat. Des mots. Figaro me voici… Bonjour, mon canard… Gloire à Boris ! En russe, le chat s’était exprimé en russe ! Et… la liste, Figaro, c’était cela l’important. La liste du Figaro de la Tour ! Danilo Ducovitch figurait-il parmi les signataires du 22 ?
Il se précipita chez Kenji, ouvrit sans succès les tiroirs, passa dans la chambre à coucher, s’approcha de l’alcôve. Son petit orteil heurta le plancher surélevé, il jura, ses yeux s’embuèrent. Sautillant sur un pied il trébucha et s’écroula sur la natte qui glissa hors du sommier. Une des lattes se releva, découvrant une cavité. Il s’agenouilla, en sortit un paquet enveloppé d’un tissu imprimé, une boîte métallique, deux grosses enveloppes et l’exemplaire du Figaro de la Tour. En le dépliant, il constata que la note R.D.V. J. C. avait été arrachée. Il consulta fébrilement la liste.
Bas de la première colonne :
«… Madeleine Lesourd, Chartres. Kenji Mori, Paris. Sigmund Pollock, Vienne, Autriche. Marcel Forbin, lieutenant au 2° cuirassiers. Rosalie Bouton, blanchisseuse, Aubervilliers. Mme de Nanteuil, Paris. Marie-Amélie de Nanteuil, Paris. Hector de Nanteuil, Paris. Gontran de Nanteuil, Paris. John Cavendish, New York, U.S.A. »
Deuxième colonne :
« Constantin Ostrovski, collectionneur d’art, Paris. B. Godounov, Slavonie. Guillermos de Castro, étudiant à Alicante. Tancrède Pendarus, prêtre à Bordeaux. Charline Crosse des Folies-Bergère. »
Il revint en arrière. B. Godounov. B. Godounov. Gloire et long règne au tsar Boris… Danilo Ducovitch. Les pièces du puzzle commençaient à s’ordonner. « C’est lui. Il m’a suivi ce matin…»
Laissant tout en plan, il s’habilla à la hâte et fila par l’escalier de l’immeuble.
Admirant une fois de plus la perspective évasée de la rue de Tournon, Kenji ralentit l’allure devant le restaurant Foyot, où il s’amusa à reconnaître les députés attablés autour d’un gigot. Quelques mètres plus loin, il atteignit le magasin de son ami Maxence de Kermarec, antiquaire spécialisé dans la vente d’instruments anciens de musique à cordes.
La boutique ornée de boiseries Louis XV blanc et or offrait un beau choix de virginals, d’épinettes, de clavecins, la plupart décorés de peintures. Sur des tables incrustées de marqueterie étaient disposés des guitares classiques, des violons d’étude, des archets, ainsi que des balalaïkas et des mandolines. Une harpe au cadre sculpté montait la garde auprès d’un vaisselier empli d’assiettes en porcelaine de Sèvres représentant des joueurs de luth et de viole.
Maigre, de haute stature, la barbe taillée en pointe, vêtu d’un étrange costume de velours grenat qui l’apparentait à un diable, le propriétaire des lieux déjeunait d’un sandwich en faisant les cent pas. Voyant entrer Kenji, il se précipita, la main tendue.
— Enfin une visite agréable dans ce désert estival !
Il le poussa littéralement dans une bergère.
— Asseyez-vous, monsieur Mori. Du thé ? Du café ?
— Du thé, merci.
Pendant que l’antiquaire disparaissait dans son arrière-boutique, Kenji défroissa Le Passe-partout et le disposa ostensiblement sur un guéridon. Le diable ne tarda pas à revenir, portant un plateau d’argent sur laquelle fumait une tasse emplie d’un liquide clair.
— Pur jasmin, vous m’en direz des nouvelles.
— Vous avez vu ? C’est inquiétant, remarqua Kenji en désignant le journal.
L’antiquaire jeta un œil au gros titre et lissa sa barbiche.
— Oui, j’ai lu ça, nous sommes peu de chose, une petite abeille et hop, le grand saut. Aviez-vous eu le temps de lui vendre les Utamaro"
Kenji acquiesça.
— Je savais que ça l’intéresserait. Il n’en aura pas profité bien longtemps, le pauvre. Je viens d’acheter la collection du duc de Frioul, un superbe piano-forte, un archet de François-Xavier Tourte, une épinette de Thomas Hancock, j’en ai profité pour rafler la bibliothèque, XVII° siècle, XVIII° siècle, vous allez vous régaler.
Il engloutit le dernier morceau de son sandwich.
— Dommage, articula-t-il, la bouche pleine, je perds un bon client. Vous ai-je dit que j’avais réussi à le convaincre d’investir dans les violons ?
— Oui, la dernière fois que nous nous sommes vus.
— Ces collectionneurs, de drôles de corps tout de même, un homme qui n’entendait rien à la musique ! Laissez-moi vous montrer ce qu’il projetait d’acheter si des affaires plus urgentes ne l’avaient appelé outre-tombe.
Il alla ouvrir un petit coffre capitonné et, avec d’infinies précautions, en sortit un violon.
— Un Guarnerius. N’est-il pas magnifique ? Savez-vous ce qui, au dire de certains, rend leur son inimitable ? Des moisissures qui absorbent l’humidité, le bois devient plus léger et plus sec. Amusant, de songer que la beauté et la valeur dépendent de champignons. Notre ami m’avait versé une grosse avance, il me faudra la restituer à ses héritiers, s’il en a. Il devait récupérer une forte somme à la fin de la semaine. Votre thé refroidit.
Kenji se força à vider sa tasse, il n’aimait que le darjeeling.
— Il était à court d’argent ? demanda-t-il.
— Pensez-vous ! Il prêtait avec intérêt. Il finançait quelques affaires sous le manteau, bien entendu son nom n’apparaissait nulle part. Ce genre d’entreprises dont je vous ai parlé la semaine dernière. Un jeu de cache-cache qui l’emplissait de joie, même s’il y laissait parfois quelques plumes, rarement d’ailleurs car c’était un redoutable adversaire. « Mon cher Maxence, répétait-il, qui n’a rien risqué n’a pas vécu, je suis pareil à ces montreurs d’ombres javanais, je tire les ficelles en coulisse. Mais gare à ceux qui embrouillent les fils, je préfère couper net que de défaire les nœuds. » Entre nous, monsieur Mori, vous y croyez, vous, à ces histoires d’abeilles tueuses ?
— Il n’est pas certain que tout soit incertain.
Je reconnais là votre sagesse orientale. Bah, tant pis pour le Guarnerius, dit l’antiquaire en rangeant le violon, je trouverai toujours preneur pour ce genre d’article. Voulez-vous voir les livres ?
— J’ai un rendez-vous, je reviendrai. Oh, dites-moi, que vous avait-il raconté au juste sur cette dernière entreprise ?
Il était à peine seize heures, pourtant Victor n’entendait aucun bruit. Abandonnée au fond de l’atelier de composition, la linotype avait l’allure d’un animal aux aguets, toutes dents dehors.
Il retourna dans l’impasse. Assis au bord du trottoir, deux types disputaient une partie de dés.
— Il n’y a personne au Passe-partout ? leur demanda-t-il.
— Mlle Eudoxie doit être au premier.
Il gravit l’escalier, marqua une pause sur le palier près du divan encombré de paperasses. Eudoxie ne l’avait pas entendu monter. Installée à son bureau, le dos bien droit, elle tapait à la machine avec la vélocité d’un pianiste virtuose tout en croquant des cacahuètes. Ses doigts volaient d’une touche à l’autre, la roue mobile tournait sur son pivot. Eudoxie arrachait la page dactylographiée, la déposait à sa droite, gobait une cacahuète, insérait une feuille vierge et repartait au rythme accéléré d’une machine à coudre.
Victor toqua contre la porte entrouverte. Eudoxie dissimula vivement le paquet de cacahuètes.
— Oh, c’est vous ! Il y a longtemps que vous êtes là ?
— Je vous admirais. Quelle dextérité !
Elle gloussa, fit bouffer ses cheveux.
— Vous voulez essayer ? C’est le modèle Hammond, on peut le voir à l’expo.
— Euh, non, je crains d’être trop maladroit.
— Pas besoin d’avoir des diplômes, tout ce qu’il faut c’est placer ses doigts au bon endroit. J’adorerais vous enseigner ma méthode.
— C’est très gentil, mais…
— Vos mains me semblent parfaites, longues, sensibles, expertes, remarqua-t-elle en ajustant son corsage sur sa poitrine.
Il s’éclaircit la gorge, ressentit le besoin de tâter son étui à cigarettes dans sa poche.
— Où sont les autres ?
— Vous ne pouviez mieux tomber, tout le monde est en vadrouille. Gouvier campe à la préfecture, Marius est chez son médecin.
— Il est souffrant ?
— Un peu patraque ces jours-ci. Antonin ne reviendra pas avant six heures. Tasha est à l’expo, nous nous passerons d’elle, n’est-ce pas ?
Elle s’était levée et avait franchi les quelques mètres qui les séparaient. Il extirpa l’enveloppe de son portefeuille.
— J’ai besoin d’un renseignement, vous pouvez peut-être m’aider.
— Tout ce que vous voudrez.
— C’est à propos d’une lettre. Un coursier l’a remise à mon commis ce matin aux environs de huit heures. Je suppose que Le Passe-partout me l’a fait suivre.
Elle le prit par le coude.
— Entrez donc un instant, monsieur Legris, il fait plus clair à l’intérieur.
Un sourire à la Monna Lisa aux lèvres, elle l’entraîna vers le bureau.
— Faites voir. Rien de fâcheux, j’espère, dit-elle en accentuant la pression de ses doigts.
Victor eut la sensation d’être lentement emprisonné par un serpent. Il se dégagea en douceur.
— Non, quelques injures d’un lecteur mécontent de ma chronique. C’est vous qui me l’avez expédiée ?
— Oh, monsieur Legris, il ne me viendrait jamais à l’esprit d’insulter un homme de votre valeur !
— Mais non, voyons, je me suis mal exprimé, je voulais savoir si vous l’avez eue en main.
— Vous pensez bien que si c’était le cas, je serais allée vous la porter moi-même.
— Peut-être l’un des membres de l’équipe…
— Vous plaisantez ! Le courrier, c’est ma prérogative. J’arrive tous les matins la première et je commence par le trier. Vous ne désirez vraiment pas que je vous apprenne à utiliser la machine ? Cela vous serait utile dans la librairie. À New York, aucune maison de commerce n’écrit plus une seule lettre à la plume, un employé…
Tandis qu’elle lui vantait les mérites de la Hammond, il essayait d’ordonner ses pensées. Si la lettre avait été déposée directement à la librairie, l’auteur ne pouvait en être Capus. « Je me suis gardé de lui révéler ma profession et mon adresse. »
Plus de doute à présent, on l’avait délibérément attiré dans un piège. « Comment l’a-t-il su ? Comment ce salaud de Ducovitch a-t-il pu savoir que j’avais contacté Capus ? » La réponse était pourtant évidente. Il revit le vieux écrire son nom et celui du Passe-partout dans un cahier d’écolier. Au cas où vous déformeriez mes propos. Après avoir égorgé Capus. Ducovitch avait sans doute retourné sa chambre et découvert le cahier.
Victor fut soudain pris de vertige, il s’appuya au mur. Depuis combien de temps n’avait-il pas fait un repas convenable ?
— Vous êtes livide… Vous allez bien ? demanda Eudoxie, profitant de sa faiblesse pour se rapprocher de lui et commencer à déboutonner sa redingote.
Trouver un bon prétexte pour se débarrasser d’elle. Mais avant, il devait éclaircir un dernier point. Le Passe-partout avait-il oui ou non couvert l’arrivée de Buffalo Bill ?
— Seriez-vous assez aimable pour me laisser consulter les premiers numéros du journal ? marmonna-t-il d’une voix rauque.
Surprise, elle recula d’un pas.
— Maintenant ?
— S’il vous plaît.
— On ne peut rien vous refuser, répliqua-t-elle avec une déception évidente. Asseyez-vous à ma table, la place est chaude. Je repousse la machine, là.
Elle déposa une dizaine d’exemplaires devant lui et se pencha par-dessus son épaule.
— Si vous me disiez ce que vous recherchez, monsieur Legris, je pourrais certainement vous renseigner.
— Rien de particulier, je veux juste me faire une idée du ton général du journal, savoir à quel genre de lecteurs je m’adresse.
Un poids dans son dos, une haleine sur sa nuque, une boule sur son estomac.
— Cela vous ennuierait de…
Il s’ arrêta à temps.
— D’ouvrir la fenêtre, on étouffe ici.
— Je vais vous apporter un verre d’eau, ôtez donc votre veston, pas de chichis entre nous.
Sans répondre, il tourna bruyamment les pages du quotidien. Elle sortit, il l’entendit ouvrir un placard. Vite, vite… Rien sur Buffalo Bill. En ce cas, que faisait Tasha ce jour-là gare des Batignolles ? Le numéro du 14 mai était insipide, celui du 13 presque entièrement consacré à un accouchement survenu dans un des… « ascenseurs de la tour. Le nouveau-né, Augusta-Effeline, ainsi prénommé en hommage au constructeur de cette splendide réalisation, sera doté par Gustave Eiffel lui-même le…» lut-il à voix haute pour se donner une contenance car Eudoxie revenait avec un verre qu’elle lui tendit. Il le vida d’un trait. s’étrangla, toussa. Elle lui tapota le dos.
— En voilà une façon de boire !
Elle s’assit sur l’accoudoir du fauteuil, colla sa hanche à la sienne.
– Vulgaire, n’est-ce pas ? Escalader ce phare à son neuvième mois de grossesse ! Il y a des femmes qui feraient n’importe quoi pour qu’on parle d’elles.
— C’est plus insolite que l’arrivée de Buffalo Bill, constata-t-il avec une feinte désinvolture.
— Marius a jugé préférable de ne rien publier sur les Peaux-Rouges puisque tous les journaux en faisaient leurs choux gras. Vous le connaissez, il nage à contre-courant. Moi aussi, d’ailleurs, j’aime à me distinguer des autres. Prenons la séduction masculine. Contrairement à la plupart des femmes, je suis insensible à la complexion des blonds.
De nouveau envahi par un engourdissement croissant, Victor se rencogna dans le fauteuil jusqu’à ce que l’autre accoudoir lui scie les côtes. Il dut faire appel à ses dernières forces pour lancer :
— Je boirais volontiers un second verre d’eau.
Eudoxie le libéra avec un léger soupir et quitta de nouveau la pièce. Alors, avec plus de célérité qu’il n’en avait mis à fuir quelques heures plus tôt le logement de Capus, Victor se sauva.
Une nuée de perruches aux plumes hérissées et aux cris discordants voletaient autour du malheureux Joseph. Manquant de peu se faire éborgner par la pointe d’une ombrelle, il se réfugia derrière le comptoir d’où il jugea le nombre de l’ennemi beaucoup trop grand pour tenter une nouvelle sortie. Unique solution : gueuler plus fort.
— Une seule à la fois ou j’appelle la police ! hurla‑t-il
Un silence étonné tomba sur les rangs adverses. Après un court conciliabule avec ses amies Raphaëlle de Gouveline, Mathilde de Flavignol, Blanche de Cambrésis et Adalberte de Brix, la comtesse de Salignac agita le drapeau blanc et réitéra ses exigences.
— Le roman s’intitule Laquelle ?
— Nom de l’auteur ? demanda sèchement Joseph.
— Georges de Peyrebrune.
— Éditeur ?
Il y eut un échange de regards désolés entre les cinq moukères alignées devant le comptoir.
— Bon, passons. Résumé de l’action ?
— C’est l’histoire de trois pauvres et chastes filles dont l’une, à la suite d’un crime – vous devinez lequel, jeune homme –, devient mère. Laquelle ? s’écria la comtesse de Salignac, toisant Joseph comme s’il était personnellement responsable du drame.
— Je donne ma langue au chat, répondit-il, excédé. – Mesdames, on va bientôt fermer.
— Déjà ? Il n’est que dix-sept heures !
— Inventaire !
Profitant de cette invasion dont les clameurs avaient étouffé le tintement du carillon, Victor s’était faufilé dans la boutique. Au moment où il atteignait le buste de Molière, Joseph l’aperçut. Victor lui jeta un plumeau qui servait à dépoussiérer les livres, lui fit signe de se taire et de le rejoindre au premier.
La bande caquetante fut dûment refoulée vers la porte à grands coups de plumeau. Joseph tourna la clé, s’épongea le front et escalada l’escalier. Victor l’attendait dans la cuisine.
— Ben ça, monsieur Legris, vous n’arrêtez pas d’arriver ! Dommage que vous ne soyez pas apparu quelques minutes plus tôt, elles ont failli me tuer !
— Joseph, réfléchissez, à quelle heure le coursier vous a-t-il donné la lettre ?
— La lettre ? Quelle lettre ? Ah, la lettre ! Je venais d’ôter les contrevents, il était huit heures pétantes. Il voulait vous la remettre en main propre, c’est pressé qu’il a dit. Je lui ai répondu que pressé ou non, je ne pouvais pas vous faire surgir du chapeau.
— Huit heures ? Vous êtes certain ?
Joseph prit une mine offensée.
— Monsieur Legris, faut-il vous rappeler que j’ouvre la librairie tous les matins à 7 h 45, mieux réglé qu’une horloge je suis, vous devriez commencer à le savoir ! Je vous ai appelé plusieurs fois, pas de réponse, alors je me suis inquiété, je suis monté voir : personne. Et là j’ai pensé : « Joseph, si M. Legris a eu la lubie d’accompagner Mme de Valois à Houlgate, te voilà frais comme un hareng de la Baltique ! »
— Il était comment, ce coursier ?
— Pareil à tous les cochers, hargneux.
— Un cocher !
— Ben oui, un cocher. Son fiacre stationnait devant la boutique de Sulpice Debauve.
— Il y avait un passager à l’intérieur ?
— Eh, monsieur Legris, je n’ai pas le don de double vue, moi, et puis je vais vous dire…
Victor le planta là et s’enferma dans son bureau. Vexé, Joseph regagna la boutique en rouspétant.
— Faudra bien que je lui lâche ce que j’ai sur le cœur, il n’y coupera pas…
Il rouvrit la porte de la librairie, risqua un coup d’œil dans la rue : pas une moukère en vue. En ce cas, patron ou non, la boutique resterait ouverte jusqu’à dix-neuf heures.
Incapable de tenir en place, Victor arpentait l’appartement en parlant tout seul.
— À huit heures, Ducovitch poussait la romance rue Notre-Dame-de-Lorette. Il n’y a que Tasha qui ait pu déposer cette lettre. Oui, c’est elle. Il l’a informée du problème imprévu cette nuit ou ce matin très tôt. Je n’ai rien entendu, je dormais, j’étais épuisé…
Bouleversé, il s’arrêta devant la commode, redressa le tableautin peint par Laumier. Il éprouva une émotion brutale : ce corps lisse, ces seins ronds qu’il avait étreints avec passion… Était-il possible qu’elle eût joué la comédie ?
« Tu ne sais rien d’elle, rien. »
Dans la rue, un fiacre passa à grand fracas. Victor ferma les yeux comme si une lumière trop vive eût blessé ses nerfs. Il jeta un dernier regard au tableautin, puis retourna chez Kenji. Il vida la baignoire et s’employa à remettre en place les objets abandonnés sur le tapis. Fasciné par la boîte, il en souleva le couvercle après un moment d’hésitation. Il trouva un médaillon contenant une miniature de sa mère, ainsi que la photo d’une jeune fille au revers de laquelle était écrit : Iris, mars 1888, Londres. Résistant à J’envie de les décacheter, il glissa sous la latte les deux grosses enveloppes scellées à la cire et s’apprêta à déposer près d’elles le paquet enveloppé de tissu. Mais ses mains furent plus rapides que sa volonté, elles le déballèrent. Stupéfait, il découvrit Les Caprices de Goya. « Il m’a dit qu’il les avait portés chez le relieur. » Il demeura immobile, le cerveau gelé, tournant machinalement les pages de l’ouvrage jusqu’à ce qu’une eau-forte éveille son attention : un homme accablé, entouré de rapaces nocturnes, l’original de la reproduction punaisée chez Tasha !
— L’extravagance de la raison crée des monstres.
Vite, dresser un barrage mental, endiguer le reflux de soupçons qui risquaient de noyer sa vie et ses certitudes. Effondré, il continuait de feuilleter le livre pour s’occuper les mains. Il refusait d’admettre que Kenji ait pu tremper dans ces affaires, pourtant il fallait bien se rendre à l’évidence, ils étaient de mèche.
« Elle m’attend ce soir à vingt heures ! » pensa-t-il avec amertume. Il eut un brusque accès de rage. « Quand elle m’a écrit ce billet doux, elle savait parfaitement que son complice allait me faire la peau ! Mais quel complice ? »
Les événements de la journée se télescopaient en lui. Il rangea Les Caprices, disposa la natte et la couverture sur le sommier et regagna sa chambre.
Au pied de la tour Eiffel, entre les quais et le chemin creux bordant le Champ-de-Mars. un étrange village retraçait l’histoire de l’habitation humaine depuis la préhistoire jusqu’à la Renaissance. Édifiées selon les plans de Charles Garnier, six divisions comprenaient chacune plusieurs constructions destinées à attirer la foule des curieux. Mais le monstre métallique jetait son ombre sur les demeures typiques et seuls quelques visiteurs s’y égaraient. En cette fin d’après-midi, un couple étrange arpentait les allées sous l’œil indifférent des tenanciers de bar et des vendeurs de souvenirs. Un grand homme barbu, drapé d’une peau d’ours plutôt mitée, donnait le bras à un vieil Africain en boubou et lui commentait ce royaume de bois et de ciment avec force gestes.
— Évidemment, commencer par la fin n’est pas le plus recommandé, mais ici, mon cher Samba, tout est un peu fantaisiste, alors qu’importe ! remarqua Danilo Ducovitch. Tiens, ces squaws qui tressent des paniers, tu penses peut-être qu’elles débarquent des Adirondacks ? Eh bien, pas du tout, la petite là, à côté de ce drôle de gugusse couronné de plumes de dindons, c’est une danseuse espagnole qui se trémousse d’habitude dans les cabarets du boulevard de Clichy.
Ils dépassèrent la maison japonaise, la maison arabe, la maison russe. Danilo se planta face à l’hôtellerie du XVI°siècle, où des jeunes filles en costume Henri II proposaient de la verrerie de Murano.
— Un peu anachroniques, leurs chapeaux de paille d’Italie. Et vise ces Tunisiens ! En voici d’autres, chez les Grecs. D’autres encore, chez les Persans. Il y a beaucoup de Tunisiens au chômage, à Paris, on a trouvé de quoi les employer. Ne traînons pas devant la résidence hindoue, elle est vide, aussi la prend-on pour un lieu d’aisances. Ah, la maison des Hébreux ! Elle est louée à un marchand de tapis de la rue Taitbout. Salut, Marcel, les affaires marchent ?
— Je ne comprends pas, dit Samba, il est écrit que cette tente est égyptienne, et pourtant on y vend des porcelaines asiatiques.
— Note que le marchand m’a tout l’air d’être tunisien. Les organisateurs se sont dit que le public n’y verrait que du feu.
Sous les arbres plantés le long des cabanes gallo-romaines, des promeneurs déballaient leurs provisions et les étalaient sur des tonneaux de cervoise en carton-pâte. Danilo se fit offrir un verre de cidre par une matrone romaine à la croupe rebondie.
— Merci, Frieda. C’est une Autrichienne, elle chante, elle aussi, chuchota-t-il à l’adresse de Samba. Mais motus, je ne lui dirai rien de ma bonne fortune, elle en ferait une jaunisse. Tu veux goûter ?
Il tendit le verre. Samba y porta les lèvres, fit la grimace, puis loucha sur les pique-niqueurs.
— Ils mangent des pommes de terre.
– À l’huile. C’est fameux ! s’écria Danilo.
— Des pommes de terre, toujours des pommes de terre. Et ils appellent ça la capitale de la gastronomie ! Leurs chiens et leurs chevaux souillent les pavés, leurs immeubles cachent le soleil, leurs rues sont grises, et ils me toisent d’un air supérieur en demandant : « Eh, comment trouves-tu Paris, le Sénégalais ? » Ce n’est pas un nom, ça. Et si je disais : « Eh, le Français ! Eh, le Tunisien ! Eh, la marchande ! Eh, le chanteur ! »
— On m’appellera le baryton, murmura Danilo. Mes ennuis sont terminés, personne ne se mettra en travers de ma route. Je suis reçu, tu comprends ce que cela signifie ? Reçu à mon audition, moi, quarante métiers, cinquante malheurs ! Merci, Charles Garnier, d’avoir construit un si bel Opéra !
Ils atteignaient l’avenue La Bourdonnais du côté de laquelle étaient groupés les habitats préhistoriques. Danilo considéra avec envie la maison pélasgienne construite en dur et même la cabane de l’époque du renne, puis s’arrêta devant sa grotte.
— Mon modeste logis Cro-Magnon, annonça-t-il.
Un promeneur y pénétra. Danilo se précipita sur ses talons et ramassa ce qu’il venait de jeter au milieu de l’allée.
— Porte-chance, dit-il, montrant sa trouvaille à Samba. Je le dégusterai le soir de la première de Boris Godounov ! Je vois déjà l’affiche : mise en scène Danilo Ducovitch, le Serbe à la voix d’or…
— Oh, oui, on dirait de l’or, approuva Samba en considérant la bague du cigare à peine entamé. C’est joli, je peux l’avoir ? Ça me servira de modèle, je fabrique aussi des filigranes, je les plaque sur des cannes et des boîtes, c’est une de mes spécialités.
— Tiens. Je vais me changer. Attends-moi là, on va dîner au fourneau économique près de la Galerie des machines, on fera bamboche, c’est moi qui régale !
— Pas de pommes de terre, par pitié, marmonna Samba en le regardant pénétrer dans la grotte.
D’un pas guilleret, Danilo gagna le fond de l’abri. Au passage il salua Attila, le sanglier empaillé qu’il avait emprunté aux Gallo-Romains pour meubler sa solitude. « Salut ! demeure chaste et pure », entonna-t-il en soulevant le rideau du minuscule vestiaire aménagé dans un renfoncement de la paroi. Sa vocalise dérapa sur un cri aigu, il grimaça, porta vivement une main à sa nuque. Quelque chose l’avait piqué ! Plus stupéfait qu’effrayé, il fit un effort pour tourner la tête. Une silhouette sombre dansa devant ses yeux. Il plissa les paupières. La lumière vacillante du bec de gaz dépérissait. Il voulut ranimer la flamme, tendit le bras, le laissa retomber. Il avait terriblement sommeil tout à coup. « Tu es vraiment fatigué, tu dois être en forme pour demain… Ta première répétition, pas question d’avoir le trac…»
Il s’agrippa au rideau et commença à tomber. Tandis qu’il glissait lentement vers le sol, il tenta de se raccrocher à une pensée, revit nettement la superbe poitrine de Tasha, qu’il épiait parfois à travers un trou dans la cloison. Autour de lui, les teintes se modifiaient, les formes s’estompaient comme une brume sous le soleil. Il s’effondra doucement, entraînant le rideau dans sa chute.
Assis en tailleur sur l’herbe, Samba guettait le retour de son ami. Le déjeuner n’avait consisté qu’en un cornet de frites trop grasses, il avait faim. Il s’imaginait apercevoir une calebasse emplie à ras bord d’une fumante blancheur de riz semé de légumes épicés. L’eau lui montait à la bouche.
Un homme se profila sur le seuil de la grotte. Samba se leva mais, déçu, constata qu’il s’agissait l’un visiteur pressé.
Au bout d’un quart d’heure, il n’y tint plus. Surmontant sa crainte des lieux clos, il s’engagea prudemment à l’intérieur de l’abri. À la faveur de la demi-clarté, il distingua un animal figé sur ses quatre pattes. il frissonna, réprima son émotion.
— Espèce de vieux phacochère, tu m’as fait peur. Puis, haussant la voix :
— Monsieur Ducovitch, vous êtes là ?
Pas à pas, il avançait, les yeux écarquillés, les mains tendues, redoutant de violer le sanctuaire de l’esprit des cavernes.
Il achoppa contre un amas d’oripeaux, perdit l’équilibre.
— Monsieur Ducovitch ?
L’homme gisait sur le sol. Rassemblant ses forces, Samba se courba davantage. Un rapide examen de son visage le convainquit que Danilo Ducovitch ne chanterait plus jamais. Épouvanté, il retroussa son boubou. Fuir cet endroit maudit, vite !
— Patron ! Patron ! Vous m’entendez ? C’est important ! cria Joseph en tambourinant à la porte de Victor.
— Quoi encore ? grogna celui-ci sans ouvrir.
— Une cliente, enfin je crois, une jolie petite rousse, elle veut vous parler, elle dit que vous la connaissez.
— Faites-la monter.
Il tira le verrou, entrouvrit, lissa nerveusement sa moustache. Le pas léger de Tasha résonna dans l’escalier, elle se faufila dans l’appartement. Tout naturellement, elle esquissa un baiser, mais Victor se raidit et recula. Étonnée, elle demeura un instant sans rien dire. reprenant son souffle.
— Tu as trouvé mon mot ? finit-elle par demander. Il hocha la tête.
— Je ne serai pas chez moi ce soir, je dois dîner à l’exposition en compagnie de Charles Garnier. d’Antonin, Marius, Eudoxie, et d’une brochette d’officiels, pour l’article, tu sais. C’est la barbe, mais je ne peux pas me défiler. Dès que j’ai su, j’ai foncé pour te prévenir. J’ai deux heures devant moi, conclut-elle en posant ses gants et son chapeau sur une chaise.
Ses cheveux décoiffés, ses joues roses… Ne pas céder au désir. Faisant mine de s’intéresser brusquement à l’état de ses ongles, Victor remarqua d’un ton neutre :
— Très bonne idée d’être passée. Une question me turlupine : je suis curieux de savoir où vous avez consulté ces fameux Caprices de Goya.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi me dis-tu vous ?
Elle éclata de rire.
— Je comprends ! C’est à cause du moujik ! Ne t’inquiète pas, il est resté en bas.
Voyant que Victor ne réagissait pas, elle reprit d’une voix moins assurée.
— C’est une plaisanterie ?
— Non, Tasha, je veux simplement savoir où… J’ai vu une copie chez toi et…
Sans le laisser terminer, elle s’écria
— Chez Ostrovski ! En échange de mes aquarelles de Peaux-Rouges, il m’a permis de calquer quelques planches sur son exemplaire. Et maintenant vas-tu…
— C’est impossible. Seuls vingt-sept volumes des eaux-fortes ont été vendus. L’Inquisition en a interdit la circulation après février 1799.
— Et alors ? Tu n’es pas le seul à en posséder un ! Est-il d’ailleurs vraiment à toi ? Quelle mouche te pique ! Cet air glacial, ces chiffres, cet interrogatoire… Tu doutes de nouveau de moi, malgré ce que nous avons partagé !
L’indignation donnait à sa voix un accent douloureux. Victor perdit contenance.
— Tasha, je vais devenir fou. Dis-moi la vérité, qui es-tu ?
— Qui je suis ? La même, exactement la même que celle qui a dormi près de toi. Et toi, qui es-tu ? Tu frappes à ma porte alors que tu as une maîtresse couverte de plumes et de bijoux !
Il fronça les sourcils. Elle sentit qu’elle venait de marquer un point.
— Hier, après avoir appris la mort d’Ostrovski, j’ai erré en somnambule. Impossible de rentrer chez moi, l’angoisse était trop forte, tous ces morts… J’ai pensé à toi, je voulais te voir, te parler. J’ai marché jusqu’ici. Je t’ai aperçu avec cette femme, vous êtes montés dans un fiacre. Ton associé m’a vue lui aussi, tu peux lui demander. Il ne m’aime pas, j’ignore pourquoi, peut-être a-t-il peur que je ne t’accapare. Rassure-le. ce n’est pas mon intention, conclut-elle en remettant son chapeau.
— Tu ne m’as pas repoussé hier soir.
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Tu es libre. Je suis libre. Pourquoi se priver d’un plaisir ?
— Exact. Pourquoi s’en priver ?
Fasciné par les mèches qui s’échappaient du chapeau, il s’approcha d’elle, plaqua brutalement sa bouche contre la sienne. Elle le repoussa à son tour.
— Pas comme ça ! protesta-t-elle.
Elle redressa le chapeau qui avait glissé. Avec des gestes saccadés, elle acheva de se recoiffer, enfila ses gants, et resta immobile, bras ballants. indécise.
— Ne gâchons pas tout, murmura-t-elle.
Peut-être lui inspirait-il une certaine affection, après tout ? Cela le rasséréna, et il trouva l’énergie de lui proposer à peu près calmement de lui offrir un verre avant qu’elle ne parte.
Dans la cuisine flottait une aigre odeur de chou. Une tache blanche attira son attention : un mot de Germaine l’informant que sa redingote noire était au nettoyage mais qu’au préalable elle avait vidé les poches.
Sur la table, il découvrit avec soulagement les clés de l’appartement, qu’il pensait avoir perdues chez Capus, un mouchoir, un ticket d’entrée de l’expo, un bouton et une tige métallique enfoncée dans un manche fuselé en ivoire, gravé de stries profondes et brisé net en son milieu : l’objet donné par Marie-Amélie de Nanteuil !
D’une main tremblante il emplit un verre de malaga, retourna le donner à Tasha et bredouilla une excuse, il avait oublié d’avertir son commis à propos d’une commande.
Joseph remettait des livres en place.
— Je vais bientôt fermer, patron, c’est le désert de Gobi. Ça ne vous ennuie pas si je pars un quart d’heure plus tôt ?
Sans répondre, Victor se dirigea vers l’arrière-boutique et ouvrit l’armoire où Kenji gardait ses précieuses collections. Il s’empara d’une des aiguilles de tatouage rapportées du Siam et la compara avec la trouvaille de Marie-Amélie : elles étaient identiques, les mêmes tiges métalliques à pointe aiguë, le même manche. Le cœur battant la chamade, il s’apprêtait à refermer l’armoire quand il remarqua un papier dépassant du Voyage dans l’intérieur de l’Afrique. Un signet ? Il tira dessus et reconnut d’emblée le prospectus annonçant la grande parade de Buffalo Bill caricaturé par Tasha dans le fiacre, le jour de leur rencontre. Une phrase apprise dans son enfance parasita ses pensées : Le cœur est un muscle creux, le cœur est un… Il n’était plus maître de son esprit ni de ses gestes. Il chiffonna lentement le prospectus puis s’appliqua à le défroisser. Tout à coup, il se rua sur Joseph.
— La femme qui vient de monter, elle est venue à la librairie récemment ?
— Ben oui, elle vous cherchait, vous lui aviez promis un livre de Goya, mais M. Mori lui a dit que nous ne l’avions pas. J’ai fouillé dans la réserve, il avait raison, nous ne l’avons pas. Qu’est-ce qui cloche ? Je n’aurais pas dû la laisser entrer ?
— Quel jour était-ce ? aboya Victor.
— Attendez… Le jour de M. France !
— Hier ?
— Non, jeudi dernier, je m’en souviens parce que la moukère a réclamé Le Maître de forges, et M. Mori m’a envoyé le lui porter à son appartement du boulevard Saint-Germain, c’est noté dans le livre de commandes. Pourquoi ?
— Vous avez ouvert l’armoire à la jeune femme ?
— Oui, elle voulait consulter un livre sur l’Afrique.
— Et vous êtes resté avec elle ?
— J’ai dû m’absenter deux minutes, M. Mori m’a appelé.
— Elle était déjà entrée ici avant ce jour ?
— Non, c’était la première fois que je la voyais. Victor se précipita au premier.
— Tout à l’heure encore, je ne voulais pas le croire… Garce ! gronda-t-il en la saisissant par le bras avec tant de violence que le verre alla valser sur le tapis.
Il lui faisait face, incapable de se dominer. Elle se débattit, mais il la tira vers l’escalier qu’il l’obligea à descendre, la traîna jusqu’à l’arrière-boutique.
— Avoue, avoue que c’est toi ! Tu as volé une aiguille de tatouage chez moi, volé du curare chez Ostrovski, tu les as tués, tous, et ce matin j’ai failli y passer aussi chez Capus ! Pourquoi ? Mais pourquoi ?
Brusquement, il la lâcha, elle se frotta le bras.
— Tu es fou.,. Je ne comprends rien à ce que tu dis. articula-t-elle d’un ton presque suppliant.
Reprenant ses esprits, elle lui décocha une gifle à toute volée.
— Adieu ! jeta-t-elle dans un sanglot.
Elle partit en courant, percutant Joseph qui arrivait. un contrevent dans les mains.
Vidé, Victor demeurait figé devant l’armoire. Il ne souhaitait qu’une chose, ne plus penser à rien. Ses lèvres laissaient échapper des sons presque inaudibles que Joseph parvint à identifier : Kenji.
— Ma parole, vous aller tomber dans les pommes, patron ! Appuyez-vous à moi.
Après avoir posé le contrevent, il conduisit Victor dans la boutique et l’aida à s’asseoir.
— Vous savez, patron, ce ne sont pas mes oignons, mais c’est très mauvais de vous mettre dans des états pareils, vous pourriez attraper une congestion cérébrale. Et puis quelle idée de vous en prendre à cette gentille petite rousse ! Ce n’est sûrement pas une voleuse. S’il y a un coupable dans l’histoire, c’est moi, je n’aurais pas dû lui ouvrir l’armoire de M. Mori, mais je suis certain qu’elle n’a emporté aucun livre.
— Il ne s’agit pas d’un livre, Joseph, mais d’un objet, répondit d’une voix rauque Victor qui reprenait lentement ses esprits.
— À ce compte-là, n’importe qui d’autre aurait pu faire le coup, vos amis du journal, M. Bonnet, et l’autre habillé comme un lord anglais, eux aussi sont restés seuls dans la pièce il n’y a pas longtemps. Et pourquoi pas la moukère, ou sa nièce, ou moi-même si vous y tenez !
Joseph tâta le front de Victor.
— Vous êtes brûlant, vous avez de la fièvre, et M. Mori qui n’est pas là ! Vous pouvez vous lever ? Je vais vous aider à monter. Le mieux, c’est de vous coucher.
Victor se laissa mener comme un enfant, il n’avait plus de volonté. Joseph l’obligea à avaler deux comprimés de cérébrine, le fit se déshabiller et s’allonger dans les draps frais qu’il borda. Ce faisant, il ne cessait de ronchonner.
— C’est plus une vie de travailler pour vous, moi je vous le dis, et puis qu’est-ce que c’est que ce type qui m’a emmouscaillé pendant des heures ce matin, ce cinglé qui roule les r, ne parle que d’opéra et prétend que vous avez du travail pour lui ? Vous ne chercheriez pas à engager un second commis, par hasard ? Parce que si c’est ça, je rends mon tablier ! Bon, vous allez vous endormir bien sagement, je cours dire à maman que je reste ici pour vous veiller, je reviens, je mets les contrevents et… je dors où, moi ? Chez M. Mori, je suppose, son lit est dur comme une planche !
Au milieu de la nuit, Victor reprit conscience, la tête lourde. La scène avec Tasha lui faisait l’effet d’un mauvais rêve. Si tout était vraiment terminé avec elle, il n’en avait pas pour autant fini avec les meurtres en série. Joseph avait laissé une carafe d’eau et un verre près du lit. Il but longuement, alla s’asseoir à son bureau, prit son calepin et s’obligea à noter quelques idées. Danilo ne pouvait l’avoir agressé rue de la Parcheminerie, puisque. au dire de Joseph, il avait passé la matinée dans la librairie. Rien n’empêchait cependant qu’il eût assassiné Capus la nuit précédente. Alors… Tout parlait contre Kenji. Mais il n’y avait aucune preuve tangible. On ne pouvait en dire autant de Tasha : le prospectus de Buffalo Bill l’accablait. Pourtant quelque chose ne collait pas. Tasha était venue à la librairie le lendemain de la mort d’Eugénie Patinot, et un bon mois après celle de Méring. En ce cas, l’aiguille de tatouage avait déjà été dérobée. S’était-il trompé sur toute la ligne ? Si cela était, jamais Tasha ne lui pardonnerait, jamais elle n’accepterait de le revoir.
Marie-Amélie lui avait dit qu’un homme avait bousculé Eugénie Patinot avant sa mort. Le cocher avait chargé un homme avant la mort d’Ostrovski dans le fiacre. C’était un homme qui avait tenté de le tuer chez Capus. Une fois de plus il écrivit : Kenji ?
Puis il pensa que n’importe quel lecteur du Passe-
partout pouvait connaître son adresse en lisant sa petite annonce. Capus aussi…
De nouveau en proie au vertige, il regagna son lit en titubant.