CHAPITRE VII

Mardi 28 juin, matinée

 

Incommodé par la chaleur, Victor se leva tôt. Après s’être assuré que Kenji dormait encore, il rafla un morceau de pain dans la cuisine et quitta la librairie en catimini. Il marcha jusqu’à la Seine.

— La goutte ! La goutte ! Qui veut la goutte ? Dix centimes la tasse !

Sur la berge, un vendeur de petit noir, un fourneau de fer-blanc sous le bras, proposait son breuvage amer aux tondeurs de chiens et aux matelassiers déjà à l’œuvre près du pont du Carrousel. Victor s’en fit servir un quart, l’avala d’un trait. Puis, mâchant son pain, longea le fleuve où le ciel nuageux dessinait une mosaïque micacée. Des milliers de particules lumineuses se combinaient et se désagrégeaient en tournoyant. « Comme cette histoire où je m’empêtre. Ne pas me précipiter, étudier les sujets un par un, Tasha, d’un côté, Kenji de l’autre. Avant tout, Cavendish. »

Lorsqu’il s’arrêta devant le numéro 77 du boulevard Saint-Germain, la librairie de L. Hachette et Cie, siège du Tour du monde, venait d’ouvrir ses portes. Il se dirigea vers l’accueil, exposa le but de sa recherche à une secrétaire qui l’introduisit dans la salle des archives. Le préposé nota sa demande. Quelques instants plus tard, il déposait sur sa table plusieurs cartonnages contenant les publications des années 1857-1860, illustrées de nombreuses gravures. Victor feuilleta le premier fascicule. Un article retint son attention :

RELATION DE VOYAGE AU SIAM,

LE PAYS DE L’ÉLÉPHANT BLANC,

par John Ruskin Cavendish.

« Je me trouvais à Bangkok en décembre 1858 lorsqu’un ami me proposa de l’accompagner au Laos de l’Ouest pour assister à une cérémonie de tatouage. Cette opération très douloureuse est volontairement subie par les jeunes hommes pour plaire aux…»

Victor tourna les pages. L’Asie du Sud-Est défilait devant lui, Cambodge, Malaisie, Philippines, Bornéo, Java… Deux mots retinrent son attention, montagnes bleues. Il lut :

« À Java, les montagnes bleues élèvent leurs sommets granitiques jusqu’à 12 000 pieds. Leurs flancs recèlent l’or et l’émeraude. »

Précis comme une photo, le visage de Kenji apparut, penché au-dessus de son lit d’enfant. Il racontait une histoire : « Les montagnes bleues sont le pays des dragons volants. Quand le soleil brûle, ils voltigent telles des chauves-souris autour des forteresses dressées sur les pentes des volcans. Les Javanais leur lancent des flèches pour les éloigner. Il arrive que l’un des monstres brave leurs traits et saisisse un humain entre ses griffes. C’est ainsi que fut enlevée la princesse Surabaja, il y a bien longtemps. Elle était plus belle que l’aurore, aussi vive que l’écureuil, et chantait mieux que la cigale. Séduit par sa grâce, le dragon Djepu l’emporta dans son nid sur le Krakatau. Il faut te dire que ce Djepu était en réalité un vaillant guerrier victime des sortilèges d’une sorcière. Alors…» Ce soir-là, Victor s’était juré qu’un jour, il grimperait sur le Krakatau. Treize ans plus tard, la terrible explosion du volcan avait eu raison de ce projet.

VOYAGE DANS L’ÎLE DE JAVA,

par John Ruskin Cavendish, 1858-1859.

Victor ne pouvait détacher les yeux de ce titre. Il fit un rapide calcul. Kenji était né à Nagasaki en 1839. À l’âge de dix-neuf ans, après des études d’histoire et de géographie, il avait entrepris un périple de plusieurs mois en Asie du Sud-Est. Le conte des montagnes bleues laissait supposer qu’il avait visité Java. Cela collait avec la présence de Cavendish sur l’île en 1859. « Ils se connaissent peut-être depuis trente ans ! En 1863, l’année où monsieur mon père a engagé Kenji, Cavendish se trouvait à Londres…» Bouleversé, il ne se résignait pas à croire à sa découverte, il essayait de fausser les dates. Impossible, elles concordaient.

Victor poursuivit sa lecture. La suite du récit l’obligeait à se poser des questions troublantes. Il prit quelques notes dans son carnet mais, oppressé par l’appréhension et la chaleur, dut s’interrompre.

Il sortit, remettant à plus tard la lecture des autres fascicules. Il avança d’un pas incertain jusqu’au boulevard Saint-Michel, qu’il remonta vers le jardin du Luxembourg. Le trottoir était encombré de trottins, de flâneurs, d’employés pressés. Aux terrasses des cafés se côtoyaient des étudiants discutant avec animation et des vieillards mélancoliques. Une marchande de ballons gonflés au gaz arrivait en sens inverse, brandissant sa grappe multicolore. Il s’écarta pour la laisser passer.

— Achetez mes beaux ballons ! Y en a pour tous les goûts ! Des rouges, des verts, des bleus, ils vous rendront heureux !

Bleu. Un ballon bleu, attaché au poignet de la femme morte sur la première plate-forme de la tour. Il revoyait distinctement la scène. Cette image en entraîna une autre et il se rappela le petit garçon au ballon bleu aperçu le même jour au même étage. L’enfant ouvrit la bouche et dit : « C’était un cow-boy, il vient de New York » et ensuite : « Il fait partie de la troupe de Buffalo Bill. » New York !

Il décida brusquement d’aller au domicile de cette femme, comment se nommait-elle déjà ? Eugénie Pa… Il ne se souvenait ni de son identité ni de son adresse. mais tout était noté dans le journal annonçant sa mort. Pourvu que Joseph l’ait gardé !

Comme son nom l’indiquait, l’avenue des Peupliers à Auteuil était bordée d’arbres élancés, derrière lesquels se dressaient d’élégantes villas. Victor passa une première fois devant le numéro 35 sur lequel une plaque portait le nom de M. et Mme de Nanteuil. Il en conclut que Joseph lui avait donné une adresse erronée. Quelques mètres plus loin il fit volte-face et revint lentement sur ses pas. Il allait de nouveau dépasser le 35 quand il avisa, sur le trottoir opposé. une large femme s’efforçant de ramasser des abricots tombés dans le caniveau. Son embonpoint l’empêchait de se baisser. Il se précipita à son aide. Elle se détourna pour poser son cabas, en profita pour pincer ses joues pâles et le remercier en minaudant.

— Il faut se pencher bien bas, à cause du temps mes rhumatismes me travaillent, heureusement y en a qu’un d’écrasé, ils sont à un prix carabiné en ce moment !

— Vous êtes du quartier ?

Elle eut un rire bête, se tortilla d’un air mutin.

— Si j’ vous disais non, ça serait un mensonge.

— Je cherche le domicile d’une certaine Eugénie Patinot.

— Eugénie ? Attendez, attendez, vous seriez pas de la police par hasard ?

Son expression affable s’était envolée, à présent elle se méfiait.

— Oui, je… je travaille pour la préfecture.

— On ne m’a pas interrogée après sa mort, c’est dommage, parce que je suis certainement la meilleure amie qu’elle ait eue dans le coin.

— Où vivait-elle ?

— Vraiment, vous ne savez pas ?

— On m’a dit d’aller au 35. Mais la plaque annonce « Nanteuil ».

— Vous, vous êtes un débutant, hein ?

Elle le toisait avec un peu plus de bienveillance. Victor s’efforça de paraître stupide.

— Ils sont durs avec nous, les novices, ils ne nous donnent pas toutes les informations quand ils nous confient une enquête…

— Une enquête ? Je sais ! La lettre anonyme mentionnée par les journaux ! Ça disait que la pauvre Eugénie en savait vraiment beaucoup trop. Je ne vois vraiment pas ce qu’elle aurait pu savoir, elle était toujours la dernière au courant des potins du quartier. En tout cas, sa famille a très mal réagi, la honte ! C’est à ce propos qu’y a du louche ?

— Non, non, ils veulent juste évaluer mes capacités.

— Bon. Eugénie, elle travaillait chez les Nanteuil. Elle se croyait fière, mais y avait pas de quoi, après tout elle faisait office de femme de chambre, comme moi – je m’appelle Louise Vergne. M. de Nanteuil est employé au ministère, en réalité un simple rond-de-cuir qui mène grand train grâce à l’héritage de sa femme. Eugénie était la demi-sœur de Madame, une parente sans le sou, une veuve recueillie par charité, chargée d’amuser les gosses. Je l’avais prévenue, aller à l’expo, avec tous ces étrangers !

— Les étrangers n’ont rien à voir là-dedans, elle a été piquée par une abeille.

— On dit ça, on dit ça, mais moi un jour au marché j’ai vu un Indien de l’Inde qui jouait de la flûte pour charmer son cobra. Vous imaginez si le cobra s’installe chez nous ? Eh ben, les abeilles, c’est pareil, qui vous prouve qu’elles sont bien françaises ?

— Je vous remercie, je vais aller poser quelques questions aux Nan…

— Ils sont pas là, partis commander le marbre pour la tombe – entre parenthèses, ajouta-t-elle à voix plus basse, je parierais qu’ils se contenteront de granit, ils sont un peu regardants.

— Comment ?

— Radins, quoi. L’Eugénie, ils la payaient avec un élastique. Moi, je me suis fendue pour lui offrir un beau géranium au cimetière, mais eux, ils ont mis des immortelles, ça dure plus longtemps, vous comprenez. Vous pouvez sonner, la gouvernante est là, elle vous fera asseoir. Méfiez-vous, c’est un chameau, elle pouvait pas sentir cette pauvre Eugénie. Mlle Rose, elle s’appelle, tu parles, elle a rien d’une rose, que les piquants !

Victor la salua et traversa.

— Si des fois vous vouliez m’interroger, après, je demeure au 54, chez les Le Masson !

Il sonna. La grille s’ouvrit, il traversa un jardin semé de buis et de vasques. Une femme de chambre l’attendait sur le seuil.

— Je voudrais parler à Mlle Rose, je suis de la préfecture.

La gouvernante le reçut au salon. Grande, osseuse, revêche, un cactus plutôt qu’une rose – d’autant que son menton était orné de poils.

— Monsieur et Madame sont absents, ils ne rentreront que ce soir.

— Peut-être pourriez-vous me donner quelques renseignements sur Mme Patinot.

— J’ai déjà répondu à la police. Je la connaissais très peu. Je ne suis au service des Nanteuil que depuis…

Trois enfants, deux garçons et une fille, déboulèrent dans la pièce en criant et en riant. Le plus jeune, armé d’un revolver de carton, poursuivait les deux autres. Ils se mirent à courir autour de la gouvernante.

— Marie-Amélie ! Un peu de tenue ! s’écria-t-elle en s’efforçant de l’arrêter au passage.

Victor reconnut les gamins qu’il avait vus au premier étage de la tour.

— Hector ! Venez ici !

— Peux pas, on joue à Buffalo Bill, eux c’est Loutre Bondissante et Loup Rouge, des Indiens féroces ! lança le gamin essoufflé.

La gouvernante parvint à l’acculer au mur, et lui prit fermement le poignet.

— Gontran, je vous ordonne de venir ici.

Loup Rouge ralentit l’allure et adressa un coup d’œil désolé à sa sœur, qui fila dans le couloir.

— Excusez-nous un instant, monsieur, je dois avoir une petite conversation avec ces messieurs dans leur chambre, grommela Mlle Rose.

— Je vous en prie.

Elle quitta le salon, tenant les garçons par la main.

— Si ce n’est pas malheureux, alors que votre tante est au ciel ! Je vais demander à l’inspecteur de vous enfermer au pain sec et à…

Victor n’entendit pas le reste, une porte s’était refermée. Un bruissement lui fit tourner la tête. Les

cheveux en désordre, la bouche ouverte, la fillette s’était glissée dans le salon et l’examinait.

— Vous êtes un vrai policier ?

Il opina.

— Vous êtes venu pour… moi ?

— Ça dépend, mademoiselle.

— Je voulais pas le prendre, vous savez, mais c’était très joli, je l’ai mis dans mon réticule, je n’ai rien volé.

— Racontez-moi.

— L’autre jour, à la tour Eiffel, c’était plein de monde, j’avais envie de tout voir. On a pris l’ascenseur jusqu’au deuxième étage, on a fait la queue pour signer le Livre d’or, j’ai observé comment on fabrique un journal. Après on est descendus au premier pour acheter un cadeau à maman dans les boutiques. Ma tante était fatiguée, elle s’est assise. Hector lui a confié son ballon et il est parti se promener avec Gontran. Moi, elle n’a pas voulu que je la quitte. J’en avais assez, les garçons ils pouvaient faire ce qui leur plaisait et pas moi, je les surveillais de loin. Tout à coup ma tante a crié « aïe ! », quelque chose l’avait piquée dans le cou. Elle a dit que c’était une abeille. Juste en même temps quelqu’un est tombé sur elle, ça m’a fait rire. Ma tante s’est levée d’un bond, c’était rigolo, elle ressemblait à un diable qui sort de sa boîte. Elle est retournée s’asseoir, j’ai vu qu’elle dormait et tout doucement je suis allée à la vitrine de la boutique à côté. Quand je suis revenue, elle dormait toujours, mais moi j’avais faim, je voulais une pomme d’amour, je l’ai secouée pour la réveiller, et puis j’ai vu un truc à ses pieds, ça ressemblait au manche d’une lime à ongle. mais c’était cassé. Je l’ai ramassé, c’est tout, j’ai rien fait de mal.

— J’aimerais voir cet objet.

— Pas devant Mlle Rose, c’est Mlle Rosse qu’il faudrait dire, une vraie cafteuse, elle répète tout à maman. Attention, la voilà !

— Arrangez-vous pour aller au jardin, je vous rejoindrai près de la grille d’entrée.

La gouvernante fonça sur Marie-Amélie et voulut l’attraper, mais déjà la fillette avait bondi hors de la pièce.

— Filez immédiatement dans votre chambre !

— Dans cinq minutes ! Je vais d’abord promener ma poupée.

— Non !

Marie-Amélie avait disparu. La gouvernante poussa un soupir.

— Elle est infernale.

— Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps, je reviendrai, dit Victor en prenant congé.

Elle ne le reconduisit pas. Au bout du jardin, alors qu’il atteignait la grille, Marie-Amélie accourut, sa poupée dans les bras.

— Vous ne direz rien à maman ?

— Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer.

— Voilà.

Elle posa sur sa paume une tige métallique enfoncée dans un manche fuselé en ivoire, gravé de stries profondes et brisé net en son milieu.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Aucune idée. Ça ressemble à… Non, je ne sais pas. Je vais l’emporter à la préfecture pour analyse, je vous le rendrai plus tard. À l’avenir, évitez de ramasser ce qui traîne à terre.

— Pan ! Pan ! T’es mort, Loutre Bondissante ! Buffalo Bill t’a tuée ! hurla Hector qui s’était échappé et galopait vers eux, la gouvernante à ses trousses.

Victor se sauva en enfouissant l’objet dans sa poche. Il se concentra sur l’information capitale que venait de lui fournir la gamine : Eugénie Patinot avait signé le Livre d’or le 22 juin. « Patinot. Kenji. Cavendish… Tasha ? Son nom ne figure pas sur la liste mais elle est montée au pavillon du Figaro, j’ai vu hier chez elle un exemplaire de ce journal. Elle me l’a arraché des mains avant que j’aie pu lire la date. Était-ce celui du 22 juin ? »

La tache jaune d’un omnibus surgit au coin de la rue d’Auteuil. Il s’élança en agitant le bras.

Quand il atteignit la seconde plate-forme, il était épuisé. Une foule particulièrement dense se pressait aux abords du monstre métallique, guettant l’arrivée du lieutenant russe Azeef venu de Pultava à cheval en un mois, à raison de onze heures par jour et de huit kilomètres à l’heure. On annonçait également l’ascension de la tour par six femmes pompiers britanniques. Fort heureusement, personne ne se souciait de la visite de Victor Legris, aussi put-il se faufiler jusqu’au kiosque abritant les locaux du Figaro. À travers les parois vitrées, il vit s’affairer les correcteurs, les imprimeurs, les clicheurs. Un commis poussa la porte en coup de vent, il l’aborda.

— Je suis reporter au Passe-partout, j’aurais besoin de tuyaux concernant le Livre d’or.

— Pas le temps, j’ me grouille, le cosaque va rappliquer.

Victor produisit une pièce de cinq francs qui eut un effet immédiat. Le garçon murmura : « C’est beau une roue de derrière ! » et l’empocha.

— Pouviez pas mieux tomber. Planquons-nous, si on m’engueule j’ répondrai : rien à l’horizon.

— Combien de signataires chaque jour ? demanda Victor.

— Plusieurs centaines. Ils font la queue des heures ! Ils paraphent, inscrivent leur nom, prénom, surnom, qualité, domicile. Au début, c’était bibi qui recopiais ces renseignements dans un cahier, j’en avais des crampes au poignet ! Vous comprenez, le Livre d’or est inamovible, il pèse plus lourd que l’annuaire du bureau des longitudes. J’étais un véritable ilote, je manipulais le pavé, hop, je notais en rondes bien galbées : M. Chose, habitant Choseville, chef de rayon au magasin Chose, hop, je cavalais porter ça à la composition, le bagne ! Maintenant je me la coule douce.

— Pourquoi ?

— On a mis des feuilles volantes à la disposition du public, on les donne directement à l’imprimeur, elles sont ensuite ajoutées au Livre d’or. Je vais bientôt y inclure celles de la matinée.

— Peut-il y avoir des oublis ? Des noms passés à l’as ?

— C’est rare, mais ça arrive.

— Je veux consulter la journée du 22 juin.

— Ah ça, je ne sais pas trop si… En principe j’ai pas le droit.

Victor posa au creux de sa paume une seconde pièce, happée illico par le garçon.

— Mort aux principes, souffla-t-il. Venez, faudra faire vinaigre.

Ils pénétrèrent dans le saint des saints. Un volumineux registre reposait sur un pupitre telle une bible sur on lutrin. Victor se pencha, feuilleta les pages, finit par dénicher celles du 22 juin, et se mit à déchiffrer les noms un à un. Première, deuxième, troisième page rien. Certains signataires avaient ajouté un commentaire ou un dessin. Il attaqua la quatrième et là :

«… Marcel Forbin, lieutenant au 2e cuirassiers. Rosalie Bouton, blanchisseuse, Aubervilliers. Mme de Nanteuil, Paris…»

Alias Eugénie Patinot. »

« Marie-Amélie de Nanteuil, Paris. Hector de Nanteuil, Paris. Gontran de Nanteuil, Paris. John Cavendish, New York, U.S.A…»

Ses yeux se posèrent sur le feuillet suivant. « Constantin Ostrovski, collection…»

 « Ostrovski ! Il a signé, lui aussi. »

Pendant quelques secondes Victor demeura immobile, ses mains tremblaient, il ne cherchait pas à se maîtriser. Il se pencha sur la signature :

« Constantin Ostrovski, collectionneur d’ art, Paris. B. Godounov, Slavonie…»

« Mais où est Kenji ? » Son cœur s’emballa.

— Qu’est-ce que c’est ?

Sous le choc, il avait presque crié. Une boule pesait sur son estomac.

— Oh, vous frappez pas, dit le garçon, y en a qui font des gribouillages, ils se prennent pour des artistes. Naturellement, on ne les reproduit pas.

Victor se courba davantage, il ne pouvait y croire. Juste après la signature de Cavendish, une tour Eiffel caricaturale en tutu, dotée de jambes grêles, faisait le grand écart au-dessus de la Seine. Aucun patronyme, mais il avait d’emblée reconnu la griffe de Tasha. Il alla fébrilement à la sixième page, Kenji devait bien se trouver quelque part, il n’avait pas rêvé !…

« Si-Ali-Mahaoui, Fez. Udo Aiker, rédacteur au Berliner Zeitung. G. Collodi, Turin. J. Kulki, rédacteur au Hlas Navoola de Prague. Victorin Alibert, chef de fanfare. Madeleine Lesourd, Chartres. Kenji Mori, Paris. Sigmund…»

Quelque chose ne tournait pas rond ; dans Le Figaro de la Tour Kenji figurait avant Cavendish, il en était sûr.

— Est-ce que les noms des signataires sont imprimés chronologiquement ?

Le garçon poussa un soupir d’exaspération.

— Faut pas trop en demander, il peut arriver que l’imprimeur intervertisse les feuilles, il est débordé, ce qui compte c’est qu’ils soient tous dans le journal, non ? Vous avez terminé ?

— Minute, laissez-moi prendre quelques notes.

Victor attrapa l’ascenseur de justesse. Il y eut une bousculade, une femme l’injuria copieusement.

— Ça vous écrabouille les arpions et ça ne s’excuse même pas ! Goujat !

« Tasha, Tasha… Tasha, Kenji, ensemble sur la tour le jour de la mort d’Eugénie Patinot !… Aller chez Tasha. »

Quand il parvint enfin à se dépêtrer des badauds acclamant le lieutenant Azeef, il avait recouvré son calme.

Elle était absente. À sa porte, un mot fixé par une punaise :

Cher Danilo,

Je suis à La Chapelle de Thélème. Venez me rejoindre vers vingt heures au Café des Arts, à l’expo, face au Pavillon de la presse (le long du Palais des beaux-arts). Mon patron vous a obtenu une audition demain pour entrer dans les chœurs de l’Opéra.

Tasha

Il ne pouvait patienter jusqu’au soir, trop de questions le tourmentaient. Il redescendit les étages en se demandant dans quelle église pouvait bien se trouver cette chapelle. Sur le palier du premier, une femme en culotte poussant une bicyclette surgit d’un appartement.

— Excusez-moi, madame, vous connaissez Mlle Kherson ?

Elle le dévisagea par-dessus ses bésicles.

— C’est ma locataire.

— Je suis un de ses amis, elle m’ a donné rendez-vous à la chapelle de Thélème mais elle a omis de me préciser l’adresse.

— Un ami, hein ? Elle en a beaucoup, des amis… Vous êtes quoi, vous ? Peintre ? Journaliste ? Chanteur ? – Chroniqueur.

— Oh, alors vous devez connaître des détails inédits sur les morts de l’expo ! J’en rêve la nuit tellement j’aime ça, moi, le mystère.

— Non, je ne peux rien vous apprendre, je m’occupe de littérature. Vous, en revanche…

— MlleKherson ne me tient pas au courant de ses allées et venues. Demandez donc au marchand de couleurs, rue Clauzel, c’est le confesseur de tous les barbouilleurs du quartier !

Sans trop comprendre ce que la vélocipédiste entendait par là, Victor continua sa route. Il n’eut pas de mal à dénicher la minuscule boutique pro posant aux artistes peintures, brosses, pinceaux et fournitures diverses.

Il fut accueilli par un homme d’une soixantaine d’années, trapu, les cheveux coupés court, qui l’examina avec une expression cordiale.

— La Chapelle de Thélème ? Sûr, je connais. Rue Lepic, tout en haut, je ne pourrais vous dire le numéro mais quand vous partez du boulevard de Clichy c’est sur le trottoir de droite en montant vers la butte.

— C’est une institution religieuse ?

— Pas du tout ! s’écria en riant le bonhomme. Vous connaissez la fameuse abbaye de Thélème imaginée par Rabelais dans son Gargantua ? Eh bien, La Chapelle est un cénacle mixte d’artistes qui partagent les mêmes convictions picturales, d’où ce nom évoquant un clan, une coterie. Vous voyez, rien de monastique là-dedans, d’autant que la chapelle en question est l’arrière-salle d’un bistrot, Le Bacchus. C’est Maurice Laumier, un jeune peintre d’avenir, qui l’a fondée. Ses membres se réunissent chaque semaine pour travailler d’après modèle. La première fois que Laumier est entré chez moi, je l’ai flanqué à la porte, il avait eu le culot de vouloir m’acheter un tube de peinture noire. Du noir ! Moi qui suis partisan convaincu de la palette éclatante des impressionnistes ! Ensuite il est revenu et ça s’est arrangé, je lui ai même troqué des couleurs contre une de ses études.

Il désigna l’un des murs de la boutique couvert de portraits, de paysages, de natures mortes. Troublé, Victor s’approcha d’un tableautin délicat. Ce buste de femme nue attachant ses cheveux devant un miroir, les bras levés, les seins haut plantés, ronds et fermes, c’était Tasha !

—Il est à vendre ? demanda-t-il d’un ton neutre.

—Ils le sont tous ! Laumier et ses confrères ont du talent, mais rien ne surpasse ces chefs-d’œuvre qui hélas ne trouvent pas acquéreur, celui-ci par exemple.

Le bonhomme pointa le doigt vers une petite toile carrée représentant un vase contenant des glaïeuls. Rouges, jaunes, blanches, les fleurs semblaient vouloir s’arracher de leur fond bleu.

—Vincent Van Gogh, un génie, incompris de même que tous les génies, je parie que vous n’en avez jamais entendu parler. Les fleurs, voyez-vous, personne ne rend ça mieux que lui. C’est si beau ! Chaque fois que je les admire, je reçois un choc. Dire qu’il ne vend rien ! Pas une toile ! On le traite de fou. Un fousu pareil, on aimerait le recevoir à sa table. Et Cézanne !encore un laissé-pour-compte, à croire que tous ceux que j’admire et qui me déposent leurs œuvres en échange de couleurs ne me rapporteront pas le moindre fifrelin. C’est égal, un homme qui vit avec plus de cinquante centimes par jour est une canaille ! Non mais, avez-vous déjà vu de telles merveilles ?

Victor jeta un coup d’ail distrait aux peintures, des poires ou des pommes dans des compotiers, des maisons de guingois, des montagnes aux formes géométriques. Cette richesse de tons ne parvenait pas à le détourner du portrait de Tasha. Le marchand soupira.

— Ah, vous êtes comme les autres ! Notez, ça ne fait rien, un jour on parlera de ces deux-là, on se bousculera pour disserter sur leurs créations, tant pis si cela n’arrive qu’après leur mort. Alors c’est le Laumier qui vous intéresse ? Il n’est pas cher. Vingt francs… Quinze. Allez, dix, pour vous faire plaisir.

— Ce n’est pas une question d’argent, je ne discute pas le prix, c’est juste que… j’hésite.

— Voilà bien le problème. Ils hésitent tous. Vous verrez, bientôt les musées se disputeront le privilège d’exposer ces toiles, croyez-moi, monsieur.

 

Sur le boulevard de Clichy, fief des bastringues, des cabarets, et des cafés-concerts, Victor tomba en arrêt face à un estaminet baptisé Les Frites révolutionnaires. Un clochard en faction près de l’entrée lui apprit que l’établissement était tenu par un fantaisiste ex-colonel sous la Commune, et en profita pour lui soutirer quelques sous.

— Dites-moi, mon ami, Le Bacchus, c’est bien en haut de la rue Lepic ?

— Ça fait trente ans que j’arpente le secteur, j’ai exploré chaque caboulot mais Le Bacchus, connais pas, s’agirait pas plutôt du Bibulus ?

— Le quoi ?

 Bibulus. Ben oui, le patron est natif des Flandres, un Belge, comme le roi Léopold. Bibulus c’est le nom d’un chien dans un bouquin, et ce cabot-là il aime la bière d’un amour ivrognal. Faut vous dire que celui qui a pondu l’histoire, il est belge lui aussi.

— Till l’Espiègle8.

— Inconnu au bataillon.

— C’est le titre du livre. Ce bistrot, il est loin ?

— Vous remontez la rue Lepic jusqu’à la rue Tholozé, là vous tournez à droite et vous verrez l’enseigne, pouvez pas vous tromper.

Tracée sur l’ordre de Napoléon 1°, la rue Lepic avait reçu le nom d’un général d’Empire. Plus large que les venelles tortueuses du quartier, elle résonnait du tintamarre des fiacres et des voitures de place que peinaient à tirer les chevaux engagés dans la côte menant à la butte Montmartre. Après le carrefour des Abbesses, Victor dépassa de hauts immeubles neufs écrasant de leur blancheur immaculée des masures de deux étages, des moulins à vent, des bouis-bouis aux volets de bois. Dominant cette étrange cité se dressait le chantier du Sacré-cœur dont la construction avait commencé quatorze ans plus tôt.

Le Bibulus, signalé à l’attention des consommateurs par une enseigne : Au chien qui tète, était un troquet enfumé, bas de plafond, où des tonneaux faisaient office de tables. Le tavernier, un gros homme au teint brique, rinçait des verres en soliloquant derrière son comptoir.

— Je suis un ami de Laumier, dit Victor, je…

— Au fond à droite, mâchonna l’homme sans lui .accorder un regard.

Il suivit un étroit couloir empestant le chou. Au bout, une porte vitrée. Il colla son nez au carreau embué, découvrit une pièce en longueur encombrée de chevalets. Des jeunes gens, une dizaine, peignaient avec application. Debout sur une table à tréteaux, un homme posait dans le plus simple appareil. Choqué, Victor aperçut Tasha, très à l’aise, occupée à étudier le modèle sous toutes les coutures. Un grand type chevelu et barbu s’approcha d’elle, lui entoura la taille en lui murmurant quelque chose qui la fit rire aux éclats.

Les épaules de Victor s’affaissèrent. Une dévergondée, voilà ce qu’elle était ! Une de ces filles faciles qui couchent à droite à gauche. Il la désirait si intensément qu’il ne supportait pas de voir un autre l’approcher. Il s’imagina clairement frapper le grand type barbu qui observait Tasha avec une expression de propriétaire.

Victor se précipita hors du troquet et se retrouva planté au milieu du trottoir. « Qu’elle aille au diable ! » Le sang au visage, il marchait d’un pas pressé, le souffle rauque. En son for intérieur il se disait qu’elle se fichait de lui. Mais voilà, il la voulait. « Vingt heures, café des Arts…»

Sans qu’il en soit conscient, ses pas l’avaient ramené rue Clauzel devant la boutique du marchand de couleurs. Le bonhomme palabrait avec deux rapins.

— Je vous achète le Laumier, dit Victor. Voici vingt francs.

— Non, ça ne les vaut pas. Je ne veux pas vous rouler.

— Ça les vaut. Prenez.

— Vous êtes sûr que vous ne préférez pas un Van Gogh ?

— Pouvez-vous me l’emballer ?

Le marchand haussa les épaules et attrapa un vieux journal.

— À la prochaine, père Tanguy, on repassera, lancèrent les jeunes gens en sortant.

Victor casa le tableautin dans la poche de sa redingote.