CHAPITRE XI

Jeudi 30 juin, matinée

 

 

Kenji s’étira pour retrouver un peu de tonus. Il n’avait pu prendre de bain, cela lui manquait. La chambre avec son papier à fleurs et ses meubles de série était propre mais sans confort. Il examina le miroir comme s’il cherchait une réponse à son inquiétude, il n’y vit rien que le visage d’un homme aux traits tirés. Le lit trop mou, le vacarme du boulevard Denain, les allées et venues de l’hôtel l’avaient tenu éveillé une bonne partie de la nuit à faire le tri dans tout ce qu’il avait appris. À présent il considérait froidement la conduite à suivre. Il poussa la table devant la fenêtre, prit un dossier et en sortit les trois clichés qu’il avait subtilisés la veille chez Victor. Il ajusta ses lunettes, passa les photos en revue, observant avec minutie chaque détail. Il les posa et se mit à arpenter pièce, pesant le pour et le contre. Il ne possédait pas grand-chose, il avait juste une impression. Il se versa une tasse de thé et relut l’article du Passe-partout qui relatait les circonstances de la mort d’Ostrovski. Oui, une impression. Elle commençait à prendre forme dans son imagination. Il enfila son veston, sa décision était prise. Mieux valait agir sans certitude absolue que de demeurer dans le doute.

 

Entortillé dans un drap, une jambe hors du lit, Victor flottait au-dessus de la scène de l’Opéra où un Méphisto cornu vêtu d’écarlate chantait à pleins poumons Et Satan conduit le bal… Il poussa un grognement et changea de position. La voix barytonnait toujours, enflait de manière inquiétante, toute proche. Désorienté, Victor entrouvrit un œil et fut aussitôt ébloui par la clarté qui tombait d’une lucarne. Pourquoi Méphisto s’obstinait-il à invoquer le veau d’or ? Barbouillé de sommeil, il étreignit le traversin. Le songe s’effilochait mais la voix demeurait, emplissait la chambre dont elle prenait possession. C’est l’enfer qui t’appelle, c’est l’enfer qui te suit ! Voilà qu’elle s’échappait à présent d’un poêle de faïence couvert de croquis au fusain. Tasha ! L’avait-il rêvée, elle aussi ? La place près de lui était encore tiède, imprégnée de son parfum. Non, l’aventure de la nuit n’était pas une illusion. Un sentiment d’exultation l’envahit, pareil à celui qu’il éprouvait enfant lorsque le pensionnat de Richmond fermait ses portes pour l’été. Il roula sur le ventre, enfouit sa tête au creux d’un oreiller.

 Benjoin, murmura-t-il.

Comment se nommait l’eau de toilette d’Odette ? Héliotrope ? Odette, partie seulement la veille et déjà plus inconsistante qu’une ombre. Il décida de la renvoyer au néant. Appuyé sur un coude, il eut du mal à déchiffrer le cadran de sa montre : 8 h 15. Il vit un papier posé sur la table. Un mot de Tasha.

 

Cher Victor,

Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt dit-on, alors à moi le monde ! Je serais heureuse de te revoir si tu es libre. Ce soir, vingt heures, ici. Il y a du café. Mets la clé sous le paillasson en partant.

Tasha

 

Derrière la cloison tapissée d’un affreux papier brun, Charles Gounod avait cédé la place à Rossini, Faust au Barbier de Séville. Contrarié par le Cher Victor – après une telle nuit ! –, il s’assit au bord du lit. Ses sous-vêtements étaient pendus à un chevalet supportant une huile inachevée, un toit, une gouttière, un ciel en camaïeu. Le regard rivé à la toile, il tendit le bras vers ses chaussettes. Quelque chose clochait. Ces minuscules points sombres, en bas, à droite, des taches ? Il colla le nez au tableau. Les points se décomposèrent en fuseaux rayés de noir et de jaune et dotés d’ailes. Des abeilles. Improbable, ce vol nuptial au-dessus d’une gouttière. Fallait-il l’interpréter comme un message ? Mal à l’aise, il décida de laisser cette question en suspens et dut s’y prendre à plusieurs reprises avant d’enfiler son caleçon

Il pénétra dans le réduit faisant office de cuisine, ne put allumer le réchaud à charbon, chercha vainement le sucre au milieu d’une forêt de pots sur une étagère, et se résigna à avaler une tasse de café froid et amer.

Il dénicha sa chemise sous la table, près d’une brique qui calait le pied branlant. Poussière et miettes de pain jonchaient le sol. Tasha n’était guère portée sur les joies domestiques, pensa-t-il en se redressant. Face à lui, la reproduction d’un homme accablé par quelque terrible chagrin était punaisée près de la niche aux livres. Probablement un dessin de Grandville, il reconnaissait sa facture, il avait dû voir ça dans un vieux Magasin pittoresque. Cette nuée d’oiseaux de nuit voletant autour de l’homme avait un petit air de famille avec les volatiles chers à Goya. Il se sentit honteux de ne pas avoir prêté à Tasha Les Caprices.

La voix de Danilo Ducovitch explosa soudain à travers le mur.

 

Uz kak na Rusi carju Borisu slava !

Slava ! Slava !

 

Un silence puis :

 

Gloire et long règne au tsar Boris !

Gloire, gloire à Boris !

 

Le Serbe avait-il réussi à se faire engager dans les chœurs de l’Opéra ? Fêtait-il sa victoire ?

 

Uz kak na Rusi carju Borisu !

Slava, slava, mnogaja leta !

 

Adieu, Figaro, conclut-il. Il se sentait d’humeur légère. Le pantalon. Où donc avait-elle fourré son pantalon ? Là, sur une malle en osier, en compagnie de la cravate, des chaussures et de la redingote. Il noua ses lacets. Les paroles russes chantées par Danilo creusaient un léger sillon dans sa mémoire. Une idée germait. Impossible de la cerner. Il endossa sa redingote. l’esprit toujours en campagne. Une porte claqua, le tsar Boris quittait ses pénates. Le souvenir revint le titiller, il s’agissait d’un nom entrevu récemment, un nom… Quel nom ? Il allait sortir lorsqu’il s’aperçut qu’il avait oublié de mettre son pantalon. « J’abandonne, j’ai la tête comme une passoire. »

Il tourna dans la serrure la clé qu’il déposa ensuite sous le paillasson. Tasha. Il la verrait ce soir ! Il avait envie de fredonner, lui aussi, mais se retint, il chantait faux. Penser à acheter des fleurs, des chocolats, des pastilles à la violette, du thé. « Pourquoi pas de la camomille ? Idiot ! » Il dévala les étages.

Dans la cour, il faillit entrer en collision avec Danilo Ducovitch et Helga Becker. Les yeux brillants, les joues rouges, la petite femme en tenue de cycliste et le géant barbu se lançaient à la figure de tendres épithètes.

— Chacal ! criait le Serbe.

— Pirate ! répliquait la Teutonne.

Victor les salua au passage. Ils se figèrent un instant pour le toiser, puis reprirent leur querelle.

— Charognarde !

Victor gagna la rue de Clichy, dépassa une boutique dont l’enseigne l’avait toujours intrigué, Aux mères des enfants voués au bleu et au blanc. Il fit volte-face puis, enhardi par sa bonne humeur, ouvrit la porte et cria :

— Et le petit Chaperon rouge, alors ?

Un fou rire aux lèvres, il reprit sa route. Non loin, les larges vitrines du confiseur Prévost attirèrent son attention, il ne put résister aux Légions d’honneur en nougatine.

Cahotant sur ses roues cerclées de fer, le Batignolles-Clichy-Odéon descendait la côte. Personne à l’arrêt. Le conducteur s’apprêtait à piquer ses chevaux, quand surgit, le bras dressé, un homme embarrassé d’une tour Eiffel en chocolat.

 

Kenji leva la tête vers la statue inaugurée un mois auparavant. Tournant le dos à la lointaine Notre-Dame, fièrement campé en collants et hauts-de-chausses sur un socle monumental, l’écrivain-imprimeur Étienne Dolet dominait la place Maubert. Kenji adressa un regard complice à ce confrère pendu et brûlé en 1546 pour ses opinions philosophiques jugées hérétiques, à quelques pas de l’actuel boulevard Saint-Germain où stationnaient une dizaine de fiacres. attendant le client à l’ombre des arbres, les cochers pariaient sur le retour d’exil du général Boulanger et refaisaient le monde. Kenji marcha à leur rencontre, l’édition spéciale du Passe-partout à la main.

— Bonjour, messieurs, je cherche M. Anselme Donadieu.

— Il est à La Guillotine, il raconte son aventure à qui veut l’entendre et lui offrir un verre. Y en a qui ont de la veine, c’est pas à moi qu’une histoire pareille arriverait ! répondit un cocher à la trogne rubiconde.

— La Guillotine ?

— Le Château-Rouge, si vous préférez, rue Galande.

Kenji souleva son chapeau en souriant et s’éloigna.

— Hé, l’ami, prenez garde aux escarpes, ils sont parfois chinois avec les étrangers

Les cochers s’esclaffèrent.

 

Sans s’inquiéter de l’air sombre de Joseph, Victor se précipita à la réserve pour y déposer au frais sa tour à moitié fondue. Il remonta en souriant.

— Je n’ai plus qu’à me changer. Eh bien, Joseph, pourquoi me dévisagez-vous avec des yeux de merlan frit ?Ce n’est qu’un peu de chocolat, dit-il en tendant ses mains poisseuses.

— Tout irait mieux si je savais où vous joindre monsieur Legris, maintenant que vous êtes célèbre.

— Célèbre ? Que voulez-vous dire ?

— Dame, les gens se mettent à vous écrire directement au journal… Il y a une lettre, un coursier me l’a remise ce matin. Félicitations !

Victor déchiffra l’enveloppe que lui tendait Jojo.

M. Victor Legris

Journaliste au Passe-partout

Rue Croix-des-Petits-Champs

 

— Glissez-la dans ma poche, je la lirai quand je me serai lavé les mains.

Il s’engagea dans l’escalier à vis.

— Dites, monsieur Legris, à présent que vous faites partie de la rédaction, vous devez avoir des détails sur les morts de l’expo. D’après vous, ce Russe dans le fiacre, il est parti de sa belle mort ou non ?

— Comme le dirait M. Mori, la mort n’est belle que pour les vers !

— Merci du renseignement, grommela Joseph.

Dans la cuisine, Germaine, les cheveux en bataille, le tablier de travers, touillait le contenu d’une casserole avec une cuiller de bois. Victor huma, identifia le fumet du perdreau au chou arrosé de cognac. Il voulut souligner l’inconvénient des plats en sauce en période de canicule, mais se mordit la langue. Au service de Victor et Kenji depuis sept ans, Germaine, cuisinière hors pair, consciencieuse et peu exigeante, était affligée d’une susceptibilité qu’il valait mieux ne pas égratigner. Car alors la brave femme se changeait en harpie capable de fulminer pendant des heures, et son savoir-faire en pâtissait.

Quand il se fut essuyé les mains, Victor déchira l’enveloppe. Tracée en lettres maladroites, une ligne zébrait une page arrachée à un carnet.

Le 29 juin

Je dois vous voir, c’est très urgent, passez chez moi avant midi.

Capus

La lettre avait-elle été envoyée au journal la veille ? Possible. En ce cas, Capus l’attendait aujourd’hui. Quelle heure était-il ? Onze heures dix. Victor renonça , se changer, fit dans la cuisine une courte pause, le temps de se couper une tranche de pain et un morceau d’emmenthal, redescendit sans entendre Germaine grogner :

— Grignoter entre les repas, ça tue l’appétit !

Grimpé sur son échelle coulissante, Joseph cherchait une édition illustrée des Fables de La Fontaine destinée à un jeune homme boutonneux. Il lança un coup d’œil soulagé à Victor, mais celui-ci fila vers la porte.

— Monsieur Legris ! cria Joseph qui, se voyant une fois de plus abandonné, pria de toutes ses forces le génie des commis de ramener sur-le-champ Kenji Mori rue des Saints-Pères.

 

Devant la librairie, un pigeon obèse picorait d’invisibles graines. Il s’envola lourdement, Victor le suivit des yeux jusqu’au trottoir opposé, où son attention fut attirée par une corpulente silhouette à demi dissimulée dans l’entrée d’un immeuble. Cette carrure, ce port de tête, cette chevelure trop longue lui étaient familiers. Danilo Ducovitch. Que faisait-il là ? C’était bien la dernière personne qu’il s’attendait à voir. Il ne prit pas racine, ce type était un exalté, probablement amoureux de Tasha. Serait-il jaloux ? Il se rappela lui avoir donné son adresse l’autre soir, en sortant du Café Volpini. « Bah, il vient sans doute me demander de l’engager, que Joseph se débrouille. »

Quelques rares piétons sur le quai sans ombre. À la hauteur de l’Institut, il crut entendre des pas derrière lui. Il s’arrêta, le bruit cessa avec un léger retard. « Bon, Ducovitch me suit, il est jaloux, mais peut-être pas au point de me tomber dessus à bras raccourcis ! » Il se retourna, personne. Des traîne-la-patte, des bonnes à châles et à cabas se croisaient, indifférents. Il se remit en marche sans être complètement rassuré. L’impression d’être filé ne le quittait pas.

Il atteignit enfin le quartier de la Maube et vit un homme de forte stature entrer dans une gargote. Il pressa l’allure. Mains en visière, il se plaqua contre la vitre sale et distingua un type au gabarit de fort des Halles accoudé au comptoir. Ce n’était pas Danilo Ducovitch. « Je deviens fou, ma parole, le délire de la persécution ! Je n’ai pas dû manger suffisamment ces derniers jours. » De fait, la tête lui tournait un peu.

La concierge en armure devait jouer du balai dans les couloirs : la cour était vide. Il frappa à la porte de Capus. Il percevait la rumeur de la ville, ponctuée par les pleurs d’un bébé à l’étage. Il tapa du plat de la main le bois crevassé de la porte, colla son oreille à la cloison.

— Monsieur Capus… Monsieur Capus, vous êtes là ? C’est M. Legris.

Il hésita, tourna doucement la poignée, s’attendant à une résistance. La porte s’ouvrit. A l’intérieur, les volets étaient à moitié clos. Seules de minces raies lumineuses où dansaient des particules de poussière animaient la pièce.

— Monsieur Capus, c’est Victor Legris du Passe-partout… Il y a quelqu’un ?

Un grincement, un imperceptible mouvement sur sa gauche. Victor demeura immobile, guettant un nouveau bruit. Une crampe mordit son mollet.

— J’abandonne la partie, marmonna-t-il.

Le coup l’atteignit de plein fouet à l’épaule. Il recula en trébuchant, son bras devint de bois. Il tomba pesamment. Un miaulement sauvage fusa soudain, se modula en une longue plainte. Une forme jaillit, elle fila à toute allure. Victor vit la chambre se dilater. Au-dessus de lui une ombre menaçante se projeta au plafond avec la vélocité d’une araignée qui grimpe le long de son fil. Instinctivement il roula de côté, sa tête heurta l’angle d’un meuble, il ferma les yeux, prêt au pire. Son sang faisait un tel raffut qu’il n’entendit pas s’enclencher la serrure de la porte. La douleur reflua, un voile noir s’abattit sur lui.

Quand il ouvrit les paupières, il distingua une paire de bottes de sept lieues et des éclats de verre à quelques centimètres de son visage. Faisant appel à toute sa volonté, il banda ses muscles endoloris et parvint à se relever en s’agrippant au bord d’une table. Le temps de s’habituer à la pénombre, il remarqua sur l’un des lits en fer une protubérance recouverte d’une toile claire. Il s’arrêta devant le sommier, se pencha, souleva légèrement le tissu et le laissa retomber en étouffant un cri. Il avait touché quelque chose de froid. L’espace d’un bref instant, il tenta de se persuader que ce qu’il avait entrevu n’était dû qu’à un jeu de lumière. Il respira à fond plusieurs fois et tira vivement la toile. Henri Capus gisait sur le dos, la tête rejetée en arrière. Une estafilade sanglante courait en travers de sa gorge d’une mâchoire à l’autre. Une large tache sombre imbibait le traversin.

Choqué, terrifié, il fut saisi d’un tremblement. Ses sens refusaient d’accepter la réalité.

— Mac-Mahon !

Le cri lui donna la chair de poule. Il resta pétrifié, le crâne serré dans un étau, retenant son souffle.

— Mac-Mahon ! Où t’es, ma minouche ? gémissait la concierge derrière la porte. Je sais que vous êtes là, vieil épouvantail. C’est pas la peine de faire semblant. Rendez-moi Mac-Mahon, sinon… Attendez un peu, j’ vais chercher le père Chocolat, moi, vous allez voir de quel bois je me chauffe !

Un craquement. La femme ne bougeait pas. Trop longtemps, elle mettait trop longtemps à partir. Enfin ses pas traînants décrurent le long du corridor.

La senteur âcre du phénol lui picotait le nez. S’échapper, vite. Retrouver l’air, la vie. Mains tendues en avant, il marcha à tâtons. Au bord de la nausée, il saisit la poignée de la porte. Elle résista. Une nouvelle tentative, rien. Il la secoua frénétiquement, inutile, il était bouclé avec un cadavre ! S’il racontait ce qui s’était passé, qui le croirait ?

Paniqué, il recula. « Réfléchis, ne te précipite pas dans les flammes, il y a souvent une issue de secours », conseillait la voix de Kenji au gamin réinventant le grand incendie de Londres. Une issue… La fenêtre ! Évidemment, il risquait d’être prisonnier d’un cul-de-sac, ou aperçu par des témoins, son agresseur avait dû penser à tout. Atteindre la fenêtre. Il buta contre un objet mou, les bottes de sept lieues. Il perdit l’équilibre, bascula vers les débris d’un pot de verre, se rattrapa in extremis au montant d’un lit. Malgré lui son regard revint se poser sur le linceul masquant le corps de Capus. Il le vit plongé dans un énorme bocal, une étiquette indiquant : Habitant de la rue de la Parcheminerie. Il se hissa sur l’étroit rebord de la fenêtre, s’écorcha les doigts en s’efforçant d’ouvrir l’espagnolette probablement coincée depuis des années. Les dents serrées, il s’acharna, frappa violemment la vitre de son poing serré. « Saleté, ouvre-toi, nom de Dieu ! » Le verre vola en éclats, son poignet traversa le carreau. Le sang coula le long de sa paume. Possédé d’une rage aveugle, il arracha le rideau sale et l’enroula autour de sa main valide. Sous ses assauts répétés, le bois vermoulu céda brusquement, la fenêtre s’ouvrit. Une cour, à gauche l’immeuble, à droite un passage. Au moment où il allait sauter, deux gamins déboulèrent de la gauche.

— Soûlaud, soûlaud, on t’a vu, t’as du sang partout, on va le dire à la mère Frochon qu’ tu lui as bouffé son matou !

Poussant un cri terrible qui effraya les gosses, il dégringola sur un tas de cageots et se précipita à l’aveuglette. Un sas étroit, si bas de plafond qu’il dut courber la tête, une autre cour, là-bas, une rue. Il courut, poursuivi par un chien, esquivant de justesse un mendiant fourrageant dans une poubelle. Une ruelle zigzaguait entre des maisons bossues. Il se cacha dans l’encoignure d’une porte, le cœur au galop ; il devait à tout prix maîtriser sa peur. Il enveloppa sa main blessée dans le bout de rideau qu’il n’avait pas lâché. L’entaille était superficielle, le sang séchait peu à peu. Il remua doucement son bras, rien de cassé, la douleur s’était atténuée. Il rajusta sa redingote, frotta ses manches, aplatit ses cheveux. Tout près, des crissements de roues sur des pavés, des voix, des pas : le fleuve du boulevard. Il s’y jeta sans réfléchir, se faufila dans le flot des passants, poussé comme un vulgaire ballot. Lorsqu’il posa le pied sur la berge, quai Montebello, il se sentit redevenir lui-même. En même temps qu’il reprenait ses esprits et se hâtait vers le quai Conti, l’émotion ravalée pendant sa course folle remonta à ses lèvres, un sanglot contracta sa gorge, il pleurait.

 

Le tonnerre gronda. Les premières gouttes tièdes s’écrasèrent sur le macadam alors qu’il s’engageait rue des Saints-Pères. Il s’appuya au mur et, la tête rejetée en arrière, laissa la pluie gifler son visage. Une marchande de quatre-saisons attelée à sa carriole le dépassa en courant pour se réfugier sous l’auvent de la librairie. Il aperçut Joseph, le nez collé à la porte vitrée, et attendit qu’il regagne le comptoir avant de traverser la chaussée et de s’engager dans l’immeuble. En haut de l’escalier il tâta ses poches : pas de clés. Les avait-il égarées lors de sa fuite ou perdues chez Capus ? Le trousseau était marqué d’une étiquette à son nom.

Il redescendit, résigné à passer par la boutique. Joseph lustrait une série de reliés. Au tintement du carillon il se retourna, affichant un sourire commercial qui s’effaça aussitôt.

— Ben, patron, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous êtes passé sous un omnibus ? Votre main, vous saignez.

— Ce n’est rien, une égratignure.

— Vous êtes tout pâle, faut vous reposer, Allez, je vous aide à grimper. De toute façon, vu le temps, macache les clients !

Trop secoué pour protester, Victor se laissa entraîner à l’étage. Joseph l’obligea à s’étendre, lui ôta ses chaussures.

— Dormez un bon coup, patron, ça vous requinquera. Vous voulez que j’aille prévenir le Dr Reynaud ?

— Non, Seigneur non ! Allez donc surveiller la boutique.

— Bon, bon, mais faudra pas vous plaindre si ça s’infecte. Au fait, vous connaissez la dernière ? Il y a un troisième mort à l’expo, liquidé comme les deux autres, et le journal…

— Je sais, Joseph, vous me l’avez déjà dit.

— Je vous laisse… Ça lui réussit pas d’embrasser le pavé, ferait mieux d’embrasser une jolie fille, ah, je vous jure, c’est moi qui porte le commerce à bout de bras ici ! grogna-t-il, assez fort pour être entendu.

La porte claqua. Victor se renversa sur l’oreiller. La haute fenêtre cernait une lumière plombée, la pluie fouettait les vitres. Il ferma les paupières, les rouvrit très vite pour échapper à la vision d’un vieux bonhomme rigide, la gorge béante. Et ce sang, ce sang ! Il éprouvait une douleur sourde au creux de l’estomac : la peur. Pris d’une nausée, il n’eut que le temps de se précipiter dans le cabinet de toilette. Un éclair zébra le ciel, machinalement il compta, un… deux… trois… La déflagration ébranla les murs, un second spasme le plia en deux. Oppressé par la chaleur, il alla en titubant se faire couler un bain froid chez Kenji et s’assit sur le rebord de la baignoire, observant le niveau de l’eau qui montait.

Il s’en était tiré indemne. Personne ne l’avait vu, excepté les gamins. Personne, sinon l’assassin. Qui donc pouvait en vouloir au vieux Capus ?

Il alluma le bec de gaz, se dépouilla de ses vêtements. Sur la tablette au-dessus du lavabo trônaient deux photos encadrées. L’une représentait un garçonnet blotti contre une jeune femme : Daphné et Victor, Londres, 1872, l’autre, un Asiatique d’une trentaine d’années, sérieux, raide dans sa redingote sombre.

« Sans le chat, je serais probablement mort… Mes clés ! »

Il ne pouvait s’arracher à la contemplation de Daphné et du petit Victor. Il rectifia la position du cadre, fixa Kenji Mori prenant la pose.

Pour la première fois, il se demanda pour quelle raison Kenji s’était attaché à sa mère et à lui au point de tirer un trait sur sa vie privée. À la disparition de M. Legris père, il avait tout naturellement assumé le rôle de chef de famille. Agissait-il par intérêt ? Une telle idée l’emplit de honte et de dégoût envers lui-même. Soupçonner cet homme qui l’avait élevé, protégé, veillé jour et nuit pendant la terrible épidémie de diphtérie de 1869… Impossible.

Il décolla le morceau de rideau souillé enveloppant sa blessure. Non, ce ne pouvait être Kenji, il ne supportait pas la vue du sang. Cette phobie remontait à son enfance, quand une partie de ses proches convertis au christianisme avaient été massacrés sous la dictature militaire des Tokugawa. Un miracle qu’il en ait réchappé.

Il ferma le robinet, entra dans la baignoire et s’accroupit d’un coup. Le contact de l’eau glaciale lui coupa le souffle, l’image surgit spontanément : la main de Capus, froide comme le marbre, il l’avait effleurée en soulevant le drap jeté sur le cadavre. Froid… froid… Son esprit s’emballait. Combien de temps après la mort le corps devient-il froid, en tenant compte de la température ambiante ? Huit, dix heures ?

Il s’aperçut qu’il grelottait. Il sortit du bain. Planté au centre du cabinet de toilette, il tentait de reconstituer le puzzle. « Je suis arrivé rue de la Parcheminerie aux alentours de midi. Si mon calcul est juste, Capus a été égorgé en plein sommeil vers trois heures du matin. »

Tandis qu’il se séchait, il remarqua la tablette supportant les photos, toute blanche sous la lumière crue du gaz, et par une curieuse association de pensées, ce matériau brillant lui évoqua une table de bistrot. Il vit la terrasse ensoleillée du Jean Nicot. « J’ai fait allusion à la mort de Méring. » Qu’avait-il raconté ? Que le copain du chiffonnier, présent au moment du drame, avait juré qu’il s’agissait d’un empoisonnement délibéré, non d’une piqûre d’abeille. « Je n’étais pas censé connaître ce détail… Tasha ! Non ! Cela ne se peut, nous avons passé la nuit ensemble ! »

Il leva la tête. Impassible, Kenji semblait guetter ses réactions. « Un complice ! Elle a prétexté un malaise, elle a alerté un complice ! »

Il serra les lèvres pour en chasser l’amertume. Quelque chose lui échappait. Le tueur ne pouvait prévoir qu’il allait venir, alors pourquoi se trouvait-il encore sur les lieux du crime plus de huit heures après avoir perpétré son meurtre ?

La lettre ! La lettre de Capus. Quelqu’un en avait pris connaissance au journal dès la distribution du courrier. Tasha. Le monde appartient ceux qui , se lèvent tôt. « La garce ! L’assassin est retourné là-bas pour m’attendre. » Il se rua dans sa chambre.

L’orage s’était calmé, des éclats dorés perçaient les nuages. Il tira l’enveloppe de son portefeuille.

M. Victor Legris

Journaliste au Passe-partout

Rue Croix-des-Petits-Champs

Pas de timbre. Pas de cachet. La lettre avait été directement déposée au journal. Il se laissa choir sur le lit, l’enveloppe crissa entre ses doigts crispés. La fatigue et l’émotion eurent raison de lui, il finit par sombrer. Il rêva.

Il volait agréablement au-dessus d’un long serpent d’acier. Peu à peu il descendit et se posa au milieu d’une serre où des gamins faisaient la ronde en chantant .

 

Figaro me voici

Figaro me voilà

 Figaro-ci, Figaro-là.

 

Il s’approcha d’eux. Dès qu’ils le virent, ils rompirent le cercle et coururent vers lui pour l’entourer, il fut confronté à leurs visages curieusement déjetés et poussa un cri d’horreur : leurs gorges sanguinolentes étaient tranchées d’une oreille à l’autre. Subitement il s’enfonça dans un tunnel peuplé de cires anatomiques, la main serrée sur une liste de courses donnée par Germaine. Un corset, il devait acheter un corset pour Odette dont il avait oublié la taille. Il croisa une femme enturbannée le saluant d’un « bonjour, mon canard ! » et lui tendant un morceau d’ananas qu’il porta à ses lèvres. Mais sa main se mit à saigner, alors il la plongea dans un bocal où frémissaient des centaines de particules bourdonnantes, des abeilles. Elles s’échappèrent, allèrent s’écraser contre une affiche de Peaux-Rouges lancés à la poursuite d’un train. Penché à la portière d’un wagon, un gros chat tigré agitait la liste des courses en hurlant des syllabes incohérentes qui signifiaient : « Gloire à Boris ! » Tout à coup, le sol se souleva. Tournant les talons, il courut à perdre haleine, convaincu que jamais il ne s’échapperait. Il sursauta violemment et tomba du lit.