POSTFACE

 

Le 6 mai 1889 est inaugurée sur le Champ-de-Mars la grande fête de la République : la quatrième Exposition universelle française (après celles de 1855, 1867 et 1878), destinée à commémorer avec éclat le centenaire de la Révolution.

Dès 1884 le président du Conseil, Charles de Freycinet, a décidé que le clou en serait une tour monumentale. À la suite d’un concours réunissant sept cents projets (dont certains fort fantaisistes, comme la « tour-arrosoir » pour rafraîchir Paris les jours de canicule, ou la « tour-guillotine » en souvenir de la Terreur), Gustave Eiffel, célèbre constructeur d’ouvrages métalliques (un des plus célèbres est le viaduc de Garabit), remporte la commande. Sa tour dépassera le monument alors le plus élevé du monde, l’obélisque de Washington (169,25 m). Elle symbolisera l’industrie et la puissance françaises, les Allemands en pâliront d’envie.

À partir du 28 janvier 1887, le nouveau clocher de la capitale, peint en un ton bronzé tirant sur le rouge, monte peu à peu à l’assaut du ciel, provoquant l’admiration des uns, la colère des autres. J.-K. Huysmans la qualifie de « suppositoire solitaire », G. de Maupassant de « squelette disgracieux ». Quant au poète Paul Verlaine, il fait un détour pour ne pas la voir. Jour après jour, les sept mille cinq cents tonnes de fer et de fonte que représente ce Meccano géant sont assemblés. Pendant ce temps, la France manque basculer dans l’aventure boulangiste.

Depuis 1886, ce « brav’ général » immortalisé par une chanson interprétée par Paulus, En revenant de la revue, donne de sérieuses inquiétudes à la toute jeune République. Autour de lui se sont réunis les catholiques et les conservateurs, froissés par l’anticléricalisme du gouvernement, ainsi que les mécontents de tout poil. Boulanger, ministre de la Guerre en 18861887, beau parleur, élégant cavalier, est habile à se servir de la presse et à exploiter l’idée de la revanche contre l’Allemagne qui, depuis la défaite de 1870, occupe l’Alsace et la Lorraine. Soutenu par la Ligue des patriotes fondée par Paul Déroulède, le général est poussé par un comité dit de « protestation nationale » à devenir député. Élu en Dordogne et dans le Nord, il réclame la dissolution de la Chambre et la révision de la Constitution. L’agitation boulangiste gagne Paris. et, le 27 janvier 1889, le département de la Seine le nomme député à une écrasante majorité. Inculpé de complots contre la sûreté de l’État devant le Sénat érigé en Haute Cour, Boulanger gagne la Belgique et, le 14 avril 1889, est condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. C’est la fin du mouvement.

C’est aussi la fin du montage de la tour. Inaugurée dès le 31 mars 1889, elle dresse ses 300,01 mètres au-dessus d’une succession de pavillons prêts à accueillir une foule sans cesse renouvelée : en six mois. 3 512 000 ascensionnistes vont escalader les 710 marches des escaliers de la tour, trente-trois millions de visiteurs vont se presser à l’expo. Le président Sadi Carnot, qui a succédé à Jules Grévy obligé de démissionner en 1887 à la suite du « scandale des décorations », promène sa bonhomie dans les allées du Champ-de-Mars comme dans un nouveau Versailles.

À l’ombre de la tour, le fer français s’expose à la Galerie des machines, symbole du capitalisme naissant. Les maîtres de forges et les hommes du pouvoir ont scellé leur alliance dans les hauts fourneaux et les banques. L’Exposition universelle sera pour le pays et la capitale un placement sûr. Les titres émis à cette occasion vont rapporter vingt-deux millions.

L’exposition est aussi l’occasion de faire connaître aux Français les territoires qu’ils ont colonisés. La Tunisie est un protectorat français depuis 1881, l’Annam depuis 1883, le Cambodge depuis 1884. Bamako est occupé en 1882. On parle de Madagascar, du Congo. On suit de près le percement du canal de Panama, on s’intéresse beaucoup à la Chine. L’inventeur de la poubelle (1883), E. R. Poubelle, s’écrie : « Il y a entre les peuples de l’Europe une course de vitesse à qui mettra le premier la main sur les territoires encore libres. Nous n’avons que trop tardé à nous assurer notre part et il nous reste encore à réparer le temps perdu. »

Les curieux se pressent sur l’esplanade des Invalides pour admirer la reconstitution grandeur nature d’un des temples d’Angkor. On se passionne pour les danseuses javanaises, on passe avec aisance de la Nouvelle-Calédonie à la Cochinchine, on traverse le village sénégalais pour aller s’échouer dans le café algérien. Des milliers de gens qui n’ont jamais quitté la France, et même parfois Paris, découvrent les autres peuples de la planète. L’Italie, l’Espagne, la Hongrie, la Russie, les deux Amériques, le Japon… le monde entier les attendent sur le Champ-de-Mars qu’ils regagnent en empruntant le petit chemin de fer Decauville.

Que de progrès techniques, en dehors de ceux réalisés par l’industrie ferroviaire ! Car c’est aussi cela, l’exposition, un prodigieux bilan des inventions de cette fin de siècle, qui a vu l’apparition du premier sous-marin, du dirigeable des frères Renard, de la bicyclette, du moteur à explosion à quatre temps. Si la Fée Électricité n’est pas encore très répandue à Paris, elle brille ici de tous ses feux et, la nuit, la tour Eiffel s’embrase, surmontée d’un phare tricolore qui éclaire les collines de Chaillot. Au Palais des arts libéraux, la photographie expose ses œuvres et ses plus récents appareils, dont le Kodak de l’Américain George Eastman. Sous la nef immense de la Galerie des machines – 420 mètres de long sur 45 mètres de large – les presses rotatives Marinoni annoncent les énormes tirages que vont réaliser les journaux, tandis que l’exposition Edison permet de découvrir les multiples appareils créés par ce génie, du phonographe au kinétographe. Quant au téléphone, inventé en 1876 par l’Américain Alexander Graham Bell, son usage se généralise : les premières cabines téléphoniques publiques ont été ouvertes en 1885.

La science triomphe, mais les beaux-arts aussi ont leur palais, reflet d’un académisme contesté par les peintres synthétistes qui, rassemblés autour de Gauguin, présentent leurs œuvres novatrices dans le Café Volpini. Si certains artistes s’inquiètent des progrès de la photographie, d’autres voient en elle non pas une rivale mais un art complémentaire qui permet de poser sur la réalité un nouveau regard. D’autres encore commencent à tourner le dos au réel et à s’embarquer pour des voyages intérieurs qui ne tarderont pas à bouleverser l’histoire de la peinture, déjà marquée depuis les années 1850 par l’impressionnisme. Les mêmes courants agitent la musique et la littérature, naturalisme et symbolisme ont leurs adeptes passionnés. La

bande dessinée elle-même voit le jour avec La Famille Fenouillard de Christophe.

Dans les allées envahies de pousse-pousse et d’âniers arabes, on peut croiser le prince de Galles, Savorgnan de Brazza, diverses têtes couronnées, mais aussi Buffalo Bill ou Sarah Bernhardt. On peut entendre parler anglais, allemand, espagnol ou russe. Quant aux visiteurs français, ils ont aussi bien l’accent méridional ou bourguignon que l’accent parigot. Pour ceux qui sont nés de parents étrangers, une loi votée le 28 juin 1889 confirme le droit au sol qui leur permettra d’acquérir à leur majorité la nationalité française.

Moins d’ouvriers que de petits-bourgeois, le prix d’entrée de cette immense foire (cinq francs, soit cent sous, comprenant le droit de monter au premier étage de la tour) reste élevé quand on ne gagne en moyenne que 4,80 francs par jour et qu’on travaille quotidiennement quatorze heures (« seulement » dix heures par jour pour les treize-seize ans, et onze heures par jour pour les femmes, moitié moins payées que les hommes), souvent sans repos dominical. Dans cette atmosphère de kermesse, on a tendance à oublier les revendications de plus en plus violentes qui agitent le monde des prolétaires, la montée du syndicalisme, l’avancée du socialisme (la IIe Internationale vient d’être fondée à Paris). La misère ne s’expose pas dans les pavillons rutilants, elle n’en existe pas moins, et il ne faut pas faire beaucoup de chemin pour la trouver dans certains quartiers de Paris.

Une succession de villages, de quartiers populaires et d’autres réservés aux gens fortunés, tel est le Paris de 1889, ce Paris posthaussmannien qui est déjà à peu près celui que nous connaissons, même si n’y circulent encore que des fiacres et des omnibus à chevaux. Pour quelques années encore, on y entend le bruit des sabots sur les pavés de bois et les cris des petits métiers, on y respire parfois un air presque campagnard. On y croise des hommes portant haut-de-forme, canne et gants, qui s’assoient aux terrasses des cafés dans l’espoir qu’un coup de vent révélera les chevilles des femmes, martyrisées par les corsets qui leur font une taille de guêpe, chapeautées d’incroyables jardinières, engoncées dans des robes longues recouvrant des dessous affriolants. Déjà, sur les murs, des affiches publicitaires dénudent ces corps convoités pour vanter les mérites d’une lessiveuse ou d’une crème de beauté. Déjà, certaines femmes se révoltent contre la condition qui leur est faite dans ce monde masculin, revendiquent une mode adaptée à la vie quotidienne, la liberté du choix amoureux, l’égalité des droits et des salaires avec les hommes, le droit de vote, et celui de se consacrer à la profession que l’on veut, que ce soit médecin ou peintre. Déjà, on parle de féminisme.

Cet univers à la fois si différent et si proche du nôtre est une époque de contrastes. À un cosmopolitisme qui trouve sur le Champ-de-Mars son lieu d’exposition idéal, de bar flamand en restaurant anglo-américain, s’opposent xénophobie et antisémitisme. Aux progrès des techniques et du confort s’opposent les trente mille chômeurs que compte la capitale : ce ne sont pas eux qui achèteront dans les boutiques de la tour les milliers d’objets dérivés que le commerce a eu l’idée de jeter sur le marché : cendriers, mouchoirs, porte-plume, presse-papiers, l’industrie du souvenir est née.

Une babiole pointue, couleur bronze, commence à envahir les bazars du monde entier : cette tour miniature, réalisée avec les rognures de fer de « la Tour », c’est le symbole de la France et du Paris de 1889. C’est aussi le symbole de la paix tant espérée. Mais dans les fonderies du Creusot s’alignent les canons des prochaines guerres. Car, comme l’écrit un journaliste dans la Revue illustrée : « Quand on traverse avec de l’or plein ses poches les forêts de Bondy de l’Europe contemporaine, n’est-ce pas le moment ou jamais de laisser dépasser une crosse de revolver ? »